Interlude : George
Quelques fois, on ne peut pas empêcher le monde de basculer. On contemple notre vie nous glisser entre les doigts, et il n'y a absolument rien que nous puissions faire : autant essayer d'arrêter un torrent, d'attraper de la fumée, de retenir le sable qui s'écoule lentement d'un sablier brisé...
Ces réflexions, on ne peut les avoir qu'après coup. Car souvent, rien ne nous prépare au changement. Il n'y a pas de signes annonciateurs, rien que nous puissions interpréter. Ces réflexions, Hermione les aurait donc après coup. Mais pour l'instant, Hermione est juste une jeune femme qui tente d'être comme les autres, une jeune mariée, une jeune maman.
Hermione a vingt-deux ans. Trois mois plus tôt, elle a accouché d'une petite fille qu'elle et son époux Ron ont baptisée Rose. Le nourrisson s'agite dans ses bras tandis qu'Hermione le regarde dormir sous la lumière douce du soleil.
Hermione soupire. Rien ne peut la préparer à ce qu'elle va vivre aujourd'hui. A l'heure qu'il est, elle pense encore à la promesse d'avenir que cette enfant représente, au cocon de son petit domicile conjugal, et aux blessures des uns et des autres qui guérissent lentement.
Sur la commode, à côté de la chaise à bascule où elle se berce doucement, il y a une photo de son mariage avec Ron.
Ron et Hermione se sont mariés très jeunes. A vingt ans, seulement trois ans après la fin de la guerre. Trois années qui ont bien failli leur coûter leur amour pour de bon...
Hermione hésite. Ces souvenirs-là sont douloureux. Mais se remémorer le chemin parcouru l'a toujours aidée à affronter l'avenir, et à être fière de tous ce que Ron et elle ont déjà accompli...
Après la guerre, Ron était traumatisé. Par la perte de son frère, bien sûr. Mais aussi par le deuil qui frappait sa famille. La douleur de sa mère, de son père, de George... La mort de tous leurs amis. Comme à chaque fois qu'il était bouleversé, Ron bouillait d'une colère qu'il peinait à contenir. Elle brûlait de s'échapper par tous les pores de sa peau, recherchait le moindre prétexte pour se déchaîner, mais surtout, recherchait un bouc-émissaire, un coupable...
Alors, lorsqu'Harry et Hermione s'étaient portés au secours de Drago Malefoy, quelques semaines à peine après la mort de Fred et Voldemort, il avait tout simplement vu rouge. Il n'avait pas pu supporter ce qu'il avait pris comme une trahison de la part de ses amis. Il s'était heurté à une vague d'incompréhension si inexprimable qu'il n'avait pas trouvé de mots pour la transcrire.
Tout cela, Hermione en était consciente, bien sûr. Elle comprenait sa peine, elle comprenait sa douleur. Elle comprenait son incapacité à prendre du recul, à admettre le bien-fondé et la nécessité de leur acte. Elle comprenait sa colère. Mais elle avait choisi de passer outre.
Comme ce terrible jour sous la tente, où elle avait choisi de rester avec Harry plutôt que d'accompagner Ron, Hermione avait fait passer ce qu'elle estimait juste avant tout le reste : son devoir, avant son amour. Et Ron ne l'avait pas supporté.
Cette décision avait bien failli les briser. Hermione ne comptait plus les disputes qui l'avaient opposée à Ron à ce sujet, avec, bien souvent pris en tenailles, Harry qui la soutenait du mieux qu'il le pouvait, lui aussi pris dans la tourmente d'un conflit idéologique avec son ami le plus cher.
Au final, ils s'étaient déchirés à un point tel qu'ils avaient brusquement ouvert les yeux, tous les deux, juste avant le point de non-retour. Ils s'étaient rendus compte d'à quel point ils s'étaient blessés. Et qu'ils ne pourraient tout simplement pas vivre l'un sans l'autre. Pas dans un monde comme celui que Voldemort leur avait laissé. Pas dans un monde où ils avaient perdu tant d'êtres chers, où ils avaient tant signifié l'un pour l'autre, où ils s'étaient battus l'un pour l'autre...
Ron était tout pour Hermione, et Hermione était tout pour Ron. Avec Harry, bien sûr. Ce conflit avait toujours impliqué Harry.
Alors, au final, un jour, Ron et Hermione s'étaient mis d'accord. Hermione s'en souvient comme si c'était hier.
C'était dans un café de Londres, très tôt le matin. L'aube se levait à peine, et jetait un éclat étrange sur la cité. Ron devait prendre le train d'ici une heure. Il voulait partir et ne jamais revenir. Se distancer de tout ça. Hermione et lui avaient parlé toute la nuit, pour finalement se retrouver assis là, dans ce café qu'aucun d'eux n'osait quitter...
Ils s'étaient longuement regardés dans les yeux, sans parler. Hermione avait simplement pris la main de Ron, et, loin des conflits, loin du passé et de toutes leurs blessures, elle avait tenté de lui transmettre, par son simple regard, tout l'amour qu'elle ressentait encore pour lui.
Le jeune homme qu'elle avait aimé se trouvait toujours là quelque part, elle le savait. Tout comme la jeune femme qu'il avait aimée. Deux adolescents innocents, qui avaient grandi avec la guerre, mais ne l'avaient pas laissé prendre le dessus sur leur vie... Deux adolescents qui avaient grandi sans jamais cesser d'espérer, et sans s'interdire d'aimer... Ils pouvaient être ces adolescents à nouveau. Mieux : ils pouvaient être des adultes. Le couple qu'ils étaient destinés à devenir. Ensemble, pour toujours, envers et contre tout.
Ron n'était jamais parti ce matin-là. Dans une forme d'accord tacite, il avait embrassé Hermione, et huit mois plus tard, ils s'étaient mariés dans la petite église qui jouxtait le village du Terrier.
Ron et Hermione avaient alors vécu au rythme d'un bonheur fragile et délicieux. Une petite chose douce, brisée, délicate, qu'ils entretenaient comme une flamme menaçant de s'éteindre, un animal blessé qui risquait à tout instant de bondir pour s'en prendre en eux. Tous deux savaient que le conflit n'était jamais loin. Il était dans leurs silences, leurs non-dits, dans tout ce qu'ils refusaient de se dire, tous les sujets qu'ils avaient bannis de leur quotidien, pour pouvoir vivre ensemble...
La rupture d'Harry et Ginny avait bien failli les mettre à mal une nouvelle fois. Ils en étaient ressortis ébranlés, mais quelques temps plus tard, Hermione était tombée enceinte. Cette histoire était devenue secondaire alors. Il fallait s'accrocher à l'avenir. S'y agripper de toutes ses forces et y planter ses ongles jusqu'au sang pour ne pas le laisser s'échapper. Car ils devaient s'en sortir. Il le fallait. Ils ne pouvaient pas avoir fait la guerre pour rien. Ils ne pouvaient pas avoir combattu et contemplé leurs amis mourir pour rien. Ils l'avaient fait pour être libres, pour être en sécurité, pour être ensemble. S'ils se séparaient, Voldemort aurait gagné...
Hermione avait senti cette nouvelle vie se développer en elle avec une joie inédite et étrange. La joie de voir Ron revenir un peu à la vie, lui aussi, petit à petit... Au final, depuis que Rose était arrivée, tout allait vraiment pour le mieux. Hermione recommençait doucement à espérer. Peut-être cela rendrait-il la chute d'autant plus rude...
En ce fameux jour de mai, Hermione berce son bébé endormi dans le siège à bascule. Elle sursaute lorsqu'elle entend Ron transplaner au milieu du salon en plein après-midi, encore plus lorsque le silence retombe à nouveau sur la maison.
– Ron ! appelle-t-elle.
Pas de réponse. Hermione se lève, descend l'escalier, et découvre Ron debout devant la cheminée éteinte, totalement immobile, le visage marbré de larmes silencieuses. Il ne dit pas un mot. Ne réagit même pas lorsqu'il l'entend.
– Ron ! s'écrie Hermione en se précipitant vers lui, la petite Rose dans les bras. Qu'est-ce qui ne va pas ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
– Il est mort..., murmure Ron.
– Quoi ? se glace Hermione.
Instinctivement, elle pense à Harry. Faites qu'Harry ne soit pas mort...
– George est mort, reprend Ron. Il s'est pendu dans sa salle de bain.
Hermione reste bouche bée. Pendant de longues secondes, elle ne dit rien. Les paroles de Ron se frayent un chemin dans son cerveau sans parvenir à faire sens. Elle ne peut pas y croire, ce n'est pas possible...
– George est mort..., répète Ron.
Et Hermione voudrait le faire taire. Elle voudrait tellement revenir en arrière, revenir dans le fauteuil à bascule, et vivre comme si rien ne s'était passé... Elle voudrait tellement ignorer cette vérité qui vient détruire sa vie une fois de plus... Mais déjà, les conséquences défilent sous ses yeux, et voilà qu'elle arrive : la peine, la peine d'avoir perdu George, la peine devant la souffrance de Ron, le choc, et l'angoisse à l'idée de tout ce que cela risque d'entraîner...
Hermione n'a pu le réaliser qu'après coup, mais ce jour-là, son monde s'est effondré. Ron et elle ont assisté à l'enterrement trois jours plus tard, en compagnie de Harry. Ginny aussi était là, ainsi que le reste de la famille Weasley. Angelina, la fiancée de George...
Ron n'a rien dit, mais l'espace d'une seconde, Hermione a vu le regard qu'il posait sur elle, et sur Harry. Elle y a vu une rancœur sourde. Une colère irrationnelle, sans origine, sans expression, sans but, mais qui consumait tout. Elle y a vu la frustration qu'il ressentait à l'idée de ne pas pouvoir se confier à eux.
Car se confier sur la mort de George, c'était évoquer Fred. Evoquer ceux qui l'avaient tué. Evoquer Malefoy, et le rôle qu'Harry et Hermione avaient joué.
Dans l'esprit de Ron ce jour-là, Hermione avait pu lire très précisément : « Malefoy m'a déjà pris un frère. A présent, voilà qu'il m'en prend un deuxième. Et à cause de vous, il est encore en vie. Parce que vous l'avez défendu. Parce qu'en votre âme et conscience, vous le défendez encore, même aujourd'hui ».
Hermione a vu se profiler la fin de son mariage ce jour-là. Une semaine plus tard, Ron demandait à être transféré en mission d'infiltration. Au bout d'un mois, il ne communiquait plus le moindre rapport. Deux mois plus tard, il était officiellement porté disparu et déclaré mort.
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