Interlude : Rupture
D'après le pronostique des médecins, Ron devra passer plusieurs semaines à l'hôpital afin d'obtenir un rétablissement physique complet. Pour ce qui est du rétablissement psychologique, c'est autre chose...
Ses employeurs ont vaguement réussi à obtenir de lui le récit de ce qui lui est arrivé durant ses mois de captivité. Mais ce sont ses blessures surtout qui parlent pour elles-mêmes. La sous-nutrition, et cette lueur hantée dans son regard...
Personne ne sait vraiment ce que Ron a vécu tout au long de cette année où le monde l'a cru mort, et lui-même ne veut pas le dévoiler. Son entourage, quant à lui, n'ose pas lui poser la question. De peur des réponses, bien sûr. De peur de raviver des blessures qui ne se sont même pas encore refermées. De peur de se confronter à un refus, à l'horreur de ce que Ron a subi. C'est plus facile de plaquer un sourire sur son visage, et de tenter d'oublier. Faire comme si tout allait bien. Se dire qu'en refoulant cette sombre période, ces souvenirs, ces événements dont on ne connaît rien, on pourra les oblitérer. Les faire disparaître dans un recoin noir de l'esprit, d'où ils ne pourront plus jamais s'échapper.
Ron aussi raisonne sans doute ainsi, consciemment ou non. Le soulagement de s'en être sorti, la joie d'avoir retrouvé sa famille, d'être au seuil de récupérer sa vie : tout cela lui dicte le silence. Mais c'est le traumatisme, surtout, qui noue ses lèvres et étouffe ses mots.
Les médecins ont conscience de cela, bien sûr. Ils savent que ce ne sera pas facile. Ils savent que passée l'euphorie des retrouvailles, la réalité, le quotidien, rattraperont Ron et son entourage, et qu'alors viendra le plus dur. Revenir à une vie normale, après un an d'enfer...
Ils ont parlé à Hermione. Ils l'ont prévenue, ont tenté de la préparer au mieux. Ils lui ont rappelé qu'elle ainsi que les proches de Ron ne seront pas seuls pour affronter cette épreuve. Que leurs psychologues seront à leur disposition pour eux aussi, pour les aider à prendre les bonnes décisions, à trouver les mots justes, à réapprendre à vivre ensemble.
Dissimulant de son mieux l'angoisse grandissante que ces prédictions suscitent, Hermione s'est mise à acheter des dizaines d'ouvrage de psychologie, en attendant le retour de Ron.
Prise d'une frénésie inexpliquée, elle a nettoyé la maison de fond en comble. Comme pour la laver du deuil de Ron. De tout ce qu'il est advenu entre ces murs depuis. De la vie qu'elle avait commencé à construire, sans lui.
En y repensant, elle a tellement honte...
Elle a passé de longues heures à l'hôpital, à tenter de renouer Rose avec son père. De longues heures à bercer sa fille sur ses genoux, dans le canapé, en lui montrant des photos de l'époque où ils étaient ensemble tous les trois. C'est difficile pour Rose. Ron ne lui évoque qu'un visage inconnu sur des photos où elle ne se reconnaît pas non plus : simple nourrisson enveloppé dans des langes. Pour elle, son père, c'est Harry.
C'est Harry qui l'a nourrie, changée, qui a joué avec elle, qui lui a raconté des histoires, qui l'a soulevée dans les airs jusqu'à la faire rire aux éclats. Sans cesse, Rose réclame Harry. La plus grande crainte d'Hermione est qu'elle le réclame alors qu'elle est au chevet de Ron. Mais la plupart du temps, Harry est également présent lorsque Rose et Hermione vont visiter le miraculé, aussi le scandale n'a-t-il pas encore eu lieu.
Et si Rose parlait ?
Que pourrait-elle dire ? Qu'elle a vu sa mère et Harry s'embrasser ? Qu'Harry habite avec elles, et qu'il dort dans la chambre de sa maman ? Elle est trop jeune pour prendre la mesure de telles considérations. Mais la vérité pourrait si facilement lui échapper...
Lui demander de ne rien dire serait le meilleur moyen de l'amener à commettre un impair. Alors, intérieurement, Hermione se contente de prier pour que sa fille n'ait jamais une parole malheureuse. Et elle s'en veut de nourrir de tels espoirs. Elle s'en veut et elle se trouve méprisable.
Mais le plus dur reste Harry...
Ils se sont vus plusieurs fois depuis leur première visite à Ron. Toujours à l'hôpital. Toujours en présence de Ron. Ils n'ont jamais pris le temps – ou le courage – de s'entretenir en tête-à-tête de leur relation. Pourtant, la date fatidique approche à présent. D'ici quelques jours, Ron va pouvoir rentrer. Et Hermione sait ce qu'elle a à faire. Elle y a longuement réfléchi durant ses nuits sans sommeil. Et elle sait que, de son côté, Harry y a probablement réfléchi lui aussi.
Alors, un soir, deux jours à peine avant le retour de Ron à la maison, Hermione envoie un hibou à Harry, pour lui demander de transplaner chez elle. La réponse ne se fait pas attendre : quelques minutes plus tard, Harry se matérialise dans son salon. Elle voit, à la façon dont il la regarde, qu'il sait déjà ce qu'elle s'apprête à lui dire. Tout comme elle, il sait que c'est la seule solution.
– Salut, dit-elle simplement.
– Salut..., lui répond-il.
Tous deux se regardent, sans savoir quoi dire. Dans ce face-à-face silencieux, ils sont contraints d'affronter pleinement ce qu'ils sont devenus l'un pour l'autre. Avant ce jour, aucun d'eux n'avait clairement posé de mots sur ce qu'ils étaient. Des amants. Un couple. Ils ne se sont jamais dit qu'ils s'aimaient. Ils ont toujours vécu le moment présent, sans vouloir l'inscrire dans la réalité. A présent que tout est sur le point de finir, ils doivent prendre la mesure de ce qu'ils abandonnent...
Ce soir-là seulement, Hermione réalise la profondeur de ses sentiments pour Harry, et cela lui fait mal. Mal car elle ne peut pas les concrétiser. Mal car ils sont entachés de culpabilité, et du sceau du secret. Mal car une partie d'elle, même si elle refuse de l'assumer, aurait voulu que leur douce rêverie continue, et que Ron ne soit jamais revenu...
Elle se déteste. Hermione se déteste, et des larmes lui échappent tout à coup tandis qu'elle baisse la tête :
– Je suis tellement désolée..., sanglote-t-elle.
Harry s'approche aussitôt d'elle pour l'enlacer, et elle se laisse faire. Cela semble si naturel... Pourra-t-elle à nouveau sentir ce contact autour d'elle ? Non, probablement pas. Plus jamais...
– Tu n'as pas à être désolée, murmure Harry doucement.
Il est plus fort qu'elle. Il prend sur lui, encore. Harry a gagné un don certain pour masquer les tragédies qui l'affligent. Pour lui, ce qui leur arrive était comme inévitable. Une crise de plus. Une autre femme de sa vie qu'il perd...
Une part de lui aussi aurait voulu que Ron ne revienne jamais, et lui aussi se hait pour cela. Mais la situation lui apparaît clairement, avec plus de lucidité, limpide : c'est une impasse dont ils ne peuvent pas sortir. Ils ne peuvent pas dire la vérité à Ron et déclarer vouloir être ensemble. Pas après tout ce que Ron a déjà subi. Pas avec tout le soutien dont il va avoir besoin dans les mois à venir...
Le mieux qu'Harry et Hermione puissent faire pour lui, c'est lui offrir une image aussi proche que possible du quotidien qu'il a connu avec eux. Le réintégrer dans son foyer. Comme s'il ne s'était jamais rien passé...
Et pour cela, Harry et Hermione doivent se séparer.
Ils se regardent dans les yeux, en larmes tous les deux. Ils ne disent pas un mot. Ils se comprennent, par leurs seules pensées, l'expérience d'une même situation vécue. Tous deux connaissent aussi bien Ron l'un que l'autre. Ils savent que c'est non seulement le seul chemin possible, mais aussi le seul chemin moral. Leurs sentiments n'entrent pas en jeu dans tout cela.
Se sont-ils aimés ? Oui. S'aiment-ils, à cet instant précis ? Oui, bien sûr. Et s'aimeront-ils demain ? Tous les jours, jusqu'à ce que le temps finisse par faire son œuvre, avec un peu de chance...
Hermione serre les mains de Harry entre les siennes. Elle ne veut pas le laisser partir. Ne veut pas non plus l'approcher davantage. Une petite voix au fond d'elle espère que Rose ne sera pas trop affectée par tous ces bouleversements... Une autre, infiniment plus terrifiante, imagine ce à quoi ressemblera l'avenir le lendemain : un avenir où Harry et elle ne pourront plus s'appartenir, mais où ils devront continuer à se fréquenter, quotidiennement, au grand-jour, sous les yeux de Ron, en faisant comme s'il ne s'était rien passé. En niant tout ce qu'ils ont vécu ensemble...
Assurément, ce qu'ils vivent ce soir n'est pas le plus dur. Le plus dur sera le lendemain, et le surlendemain... Quand cela cessera-t-il de faire mal ? Cela cessera-t-il un jour ?
Au fond d'elle, Hermione a cette pensée terrible, égoïste, que le retour de Ron compensera peut-être la perte de Harry... Que la transition se fera en douceur, car elle ne se retrouvera pas toute seule... Mais Harry ? Elle a peur pour lui...
Il lui retourne un regard doux, mais ferme. Il est tellement doué pour cacher ce qu'il ressent... Quelques fois, Hermione se demande si elle le connaît encore. Elle est incapable de prédire les transformations que leur rupture entraînera sur ce mental déjà si éloigné de l'adolescent qu'elle a connu...
Car pour l'heure, Harry ne mesure pas encore l'étendue de l'épreuve qui l'attend. Regarder Hermione évoluer aux côtés d'un autre, jour après jour après jour... Regarder Rose remise à la charge d'un autre, un autre qui récoltera ses rires, ses pleurs, tous ses instants de joie auprès d'elle... Un autre qui l'aura chassé de sa maison, de son lit, pour y prendre sa place...
Oui, Harry ne le mesure pas encore à cet instant, mais la rancœur, aussi sûrement qu'une mauvaise herbe, plantera sa graine en lui dès le lendemain. Et dès lors, elle ne cessera de croître... Une amertume qui le pourrira, le desséchera, détruira les dernières parcelles d'espoir, de douceur et d'amour qu'il restait en lui. Arrivera un jour où Harry en voudra à Hermione, autant qu'à Ron.
Un jour où il ne portera plus qu'un œil cynique sur le monde.
Alors seulement, Drago Malefoy deviendra sa dernière et unique raison de vivre.
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