Interlude : Traumatisme
Le grand retour de Ron à la maison est enfin arrivé. Ce matin, Hermione est passée à l'hôpital pour chercher ses affaires, prendre sa valise sous un bras, et son mari sous l'autre. Ron a encore quelques difficultés à marcher. Tous les deux, ils transplanent, Hermione se chargeant du sortilège en prenant bien garde à ce que Ron ne soit pas désartibulé.
Tous deux se retrouvent sur le porche de leur maison, que Ron contemple comme s'il s'agissait d'une scène surréaliste. Le normal, le quotidien, voilà ce qui est devenu surréaliste pour lui. Après des mois passés en enfer... Se retrouver devant sa petite maison de banlieue, charmante, proprette, lui fait l'équivalent d'un choc en pleine figure. Il tente de le contenir, mais Hermione le voit. Elle aussi contient le bref élan d'angoisse que cela suscite en elle. Elle déverrouille la porte et l'accompagne dans le salon.
Arthur et Molly sont là, ainsi que Ginny, Charlie, Bill, Percy, George, et tous les membres de la famille Weasley, avec femmes et enfants. Harry aussi est là. Il tient Rose dans ses bras et la fillette sourit de l'agitation qu'elle perçoit autour d'elle et qu'elle ne comprend pas. Quelques collègues Aurors sont également venus : tous accueillent Ron avec le sourire, mais sans trop d'effusions, sans acclamations de voix, car les médecins ont dit qu'il faudrait le ménager pendant quelques temps. Aussi se sont-ils tous rassemblés dans le salon dans le calme, autour de quelques petits fours, sans fioritures et sans banderoles accrochées au mur.
Ron sourit, visiblement ému de les voir tous rassemblés. Et l'espace d'une seconde, Hermione se dit que ça pourrait marcher. Peut-être, ça pourrait marcher... Il est de son devoir de faire en sorte que ça marche. Elle est l'épouse de Ron, elle l'aime, et il lui a été rendu par miracle. Elle a toutes les raisons de croire que l'homme qu'elle a aimé se trouve encore quelque part dans ce vétéran debout à côté d'elle. Elle doit simplement l'aider à refaire surface. Lutter contre ses démons intérieurs. Et contre ses propres remords qui la rongent...
Les invités ne s'attardent pas, tous conscients de devoir laisser Ron se réhabituer à son quotidien et à sa maison. Harry tend les bras pour confier Rose à sa mère. Se faisant, il croise à peine son regard, et offre à l'enfant un baiser affectueux avant de s'en aller, oubliant presque de saluer Ron. Ron, devant le spectacle de la maison qui se vide, ne le remarque pas. Alors, Hermione et lui se retrouvent seuls, avec Rose.
Tout à coup, le salon semble immensément silencieux. Chaque gazouillis de Rose résonne comme un petit bruit irritant. Le moindre craquement du plancher est amplifié, suggérant la vie discrète de la demeure. Ron regarde autour de lui. Il caresse les objets du regard : les meubles, les bibelots, les photos, sans vraiment oser les toucher, pas même du bout des doigts. Sans doute peine-t-il encore à croire qu'il est revenu ici. Il est revenu à la maison. Pour de vrai. Ce n'est pas comme toutes les autres fois où il s'imaginait ouvrir cette porte en rêve, pénétrer dans le salon, et presser sa femme tout contre son cœur. A chaque fois, il était réveillé par une nouvelle décharge de douleur ou par la faim et les mauvais traitements, et les images de son rêve disparaissaient, le jetant au désespoir, le rendant fou de rage, et lui donnant néanmoins la force nécessaire pour survivre, un espoir auquel se raccrocher.
Pendant tous les mois de sa captivité, Ron a rêvé de revenir ici. Et à présent, il y est. Quelque chose en lui redoute encore la poigne de ses bourreaux qui pourrait le réveiller. Mais non, il n'en est rien. Ron ne rêve pas. Il est bel et bien revenu chez lui, et tout semble à la fois semblable et différent. Horriblement semblable. Horriblement différent. Comment le monde a-t-il pu rester tel qu'il était, après tout ce qu'il a subi ? Comment ce petit salon peut-il avoir l'air si tranquille, si douillet, alors que pendant les mois qu'a duré son absence, son existence à lui a été une torture ? Pourquoi la vie a-t-elle pu continuer paisiblement, en laissant ce salon inchangé ?
Ron se heurte à cette incompréhension. Tout est trop calme. Tout est trop doux, trop parfait. Il a brusquement envie de hurler, et il a peur de cette pulsion.
En face de lui, Hermione dépose timidement Rose sur les coussins du canapé et fait signe à Ron de s'asseoir :
- Molly nous a préparé à dîner, dit-elle en faisant mine de se diriger vers la cuisine. Pourquoi tu... ne regarderais pas un peu la télé ? Je me charge de mettre la table.
Ron obtempère, dans une sorte d'état second. Rose le regarde s'asseoir à côté de lui et éclate de rire. Elle possède une sorte d'innocence spontanée qui l'attendrit. Il est si étrange de penser qu'elle est sa fille... Ce nourrisson qu'il a abandonné alors qu'il venait à peine de naître... C'est ce même enfant, aujourd'hui...
Ron est soudain traversé par un élan de culpabilité qu'il réprime de toutes ses forces. Il tend timidement une main vers l'enfant et lui caresse les cheveux. La fillette se laisse faire, absorbée par les dessins animés qu'elle a allumés toute seule par habitude.
Les bruitages produits par la télé monopolisent l'attention de Ron. C'est un épisode de Bip-Bip et Vil Coyote. Toutes les cinq secondes, ce ne sont que hurlements stridents, explosions, chutes, effets sonores. Ron ne peut plus détacher ses yeux de cet écran. Il voudrait l'atomiser. Il voudrait faire taire cette immonde autruche et le coyote qui la poursuit. Il voudrait leur éclater leurs explosifs dans les dents. Qu'ils sachent ce que cela fait de souffrir vraiment...
Hermione revient dans le salon, le ramenant brusquement à la réalité. Cela fait cinq bonnes minutes qu'elle l'appelle :
- Ron ! dit-elle doucement. On passe à table ?
Hermione installe Rose sur sa chaise haute et lui prépare sa nourriture. De son côté, Ron regarde les plats servis devant lui, étalage de tous ses mets préférés cuisinés amoureusement par sa mère tout au long de l'après-midi. Il y a de tout : du poulet rôti, du saumon, de la côte de bœuf, des petits pois, des fèves, des frites, de la purée, de la ratatouille, du magret de canard... Beaucoup trop pour un seul repas. Une opulence qui met l'eau à la bouche de Ron, mais qui dans le même temps le scandalise. Depuis combien de temps n'a-t-il pas pu manger à sa faim, plus qu'à sa faim ? Depuis combien de temps n'a-t-il pas fait un repas tel que celui-ci ? Depuis combien de temps n'a-t-il pas pu goûter à la cuisine de sa mère...
Brusquement, Ron est partagé entre la nostalgie, la crise de larmes, le dégoût et la rage pure. Autant d'émotions contradictoires qui s'entrechoquent et le déchirent comme une poupée de chiffon, incapable de maîtriser ses émotions. Il commence à redouter le phénomène. Il sait ne plus être maître de lui-même, et le regard qu'Hermione lui lance ne fait qu'exacerber sa colère, sans fondement, sans but. Il perd même la capacité de s'en rendre compte. Il serre les poings sur son couteau et sa fourchette – deux objets civilisés, deux marques de normalité – et les presse jusqu'à ce qu'ils crissent contre le bois de la table.
Hermione fait semblant de ne pas y prêter attention. Elle aussi commence à avoir peur. Malgré tous les conseils des médecins, elle ne sait pas comment réagir. Doit-elle réagir ? Doit-elle tenter d'engager le dialogue ? Ou doit-elle au contraire lui laisser du temps, faire semblant de ne pas remarquer ces petits désaxements, pour ne pas le brusquer, laisser la guérison s'installer en douceur ?
Sans le savoir, ce débat qui anime Hermione rythmera l'ensemble de ses décisions pour les trois années à venir. Parler ou ne rien dire. Agir ou ne rien faire. Toujours sur la corde raide, toujours dans l'indécision, pétrifiée à l'idée de faire le mauvais geste, de dire la mauvaise chose, et d'envenimer ainsi la situation. Un enfer où chacun de ses actes risquerait d'entrainer des répercussions négatives, à tel point qu'elle reste paralysée, hésitant presque à respirer, pour se faire la plus petite possible et pour que Ron ne déverse pas sa colère sur elle...
Mais ce soir, ce n'est qu'un dîner. Ron se tranquillise tout à coup. Ces troubles bipolaires deviendront eux aussi familiers. Il tente d'engager la conversation avec sa fille, et Rose comme à son habitude sourit en lui lançant des petits pois. Tout se passe bien. En apparence. Jusqu'au moment où Rose articule ces trois petits mots :
- Où est Harry ?
Hermione se fige. Ron intercepte sa réaction, qu'il trouve un peu violente, sans vraiment y faire attention.
- Il est rentré dans sa maison, ma chérie, finit par répondre la jeune femme.
Mais au cours de la soirée, Rose posera à nouveau cette question deux fois.
- Harry est souvent venu ici, explique alors Hermione avec un sourire d'excuse. Il... Il s'est beaucoup occupé d'elle, pendant ton absence. Je suppose qu'il voulait être sûr qu'elle ait une figure paternelle dans sa vie. Il est son parrain après tout.
Ron hoche la tête. Il comprend. Il comprend, et pourtant cet élan de colère ne le quitte pas. Cet instinct qui lui crie que quelque chose cloche, qu'on lui cache des éléments, et qui voudrait gifler cette enfant d'à peine deux ans, dès qu'elle articule le nom d'Harry...
- Où est Harry ?
- Ça suffit maintenant !
Ron ne s'est pas contenu. Il le regrette déjà. Il déteste l'éclat de peur dans les yeux d'Hermione... Elle le dégoûte d'elle et de lui-même. Qui donc crois-tu regarder ? C'est moi, je suis toujours ton mari. Et voilà que Rose se met à pleurer, et le comble est atteint. Ron ne supporte pas ces cris. Ils lui percent les tympans et le renvoient à ce qu'il vient de faire, qu'elle se taise, par pitié !
Ron se lève de table. Il abandonne Hermione et part se coucher.
- Ron ! le retient la jeune femme.
- Je suis fatigué, lui répond-il.
Puis avec un sourire, dans une timide tentative de s'excuser :
- Je suis désolé.
Elle acquiesce. Elle dit qu'elle comprend, et c'est vrai, elle comprend. Mais comment pourrait-elle comprendre ? Elle n'était pas là, elle. Elle ne l'a pas vécu. C'est comme Harry, il ne l'a pas vécu non plus ! Aucun d'eux ne peut comprendre ce qu'il a enduré ! Aucun d'eux, aucun ! Et ils se tiennent tous là les yeux larmoyants, en s'attendant à ce qu'il aille mieux d'un coup de baguette magique, et qu'il se comporte comme si rien ne s'était passé... Ça le tue ! Ça le tue !
A nouveau, brusquement, Ron crispe les mains sur la rampe de l'escalier, avec la volonté de tout réduire en miettes autour de lui. Tout, pour que cette insupportable maison parfaite corresponde enfin un peu plus au quotidien qu'il a connu pendant ces derniers mois... Ainsi, Harry et Hermione auraient peut-être une petite idée de ce que ça fait, réellement...
Mais non, il n'en fait rien. A nouveau, la colère est partie comme elle est venue. Et Ron sent déjà que ce va-et-vient l'épuise.
Hébété, il retrouve sa chambre, qu'il n'a pas revue depuis ce qui lui semble être une éternité. C'est l'odeur avant tout qui le frappe. Une odeur à la fois semblable, et différente... L'odeur d'Hermione. Une odeur d'enfant qui doit être celle de Rose, et qu'il ne connait pas encore. Et l'odeur d'Harry...
Fronçant le nez, Ron regarde autour de lui, touche chaque meuble comme pour vérifier que rien n'a disparu, que tout est bien à sa place. La phase la plus difficile pour lui consiste à passer dans la salle de bain, se déshabiller, se laver, sentir l'eau chaude de la douche sur sa peau... Autant de gestes quotidiens qui lui paraissent tous surréalistes. Quelque chose va finir par déraper, forcément... Forcément...
Fatigué d'être sur ses gardes, Ron a conscience de ses nerfs à vif, et il se maudit lorsqu'Hermione le fait sursauter en ouvrant la porte :
- Tu ne pouvais pas frapper, non ?! hurle-t-il malgré lui.
Hermione elle aussi sursaute. Ron cache son corps amaigri derrière ses mains. Ils se connaissent depuis si longtemps... Auparavant, il ne serait jamais venu à l'esprit d'Hermione de frapper.
- Je t'apporte une serviette, dit-elle d'une petite voix.
- Merci, répond-il sèchement.
Par ce seul échange, et à travers tout ce qu'ils ne se sont pas dits, tous les deux savent, définitivement, que rien ne sera plus jamais comme avant.
Plus tard, Ron retrouve son lit. Il se tourne et se retourne sans parvenir à trouver une position confortable. Le matelas est trop mou. Il est loin de se douter qu'il partage les mêmes tourments que ceux qu'éprouvera Drago Malefoy lors de sa libération, trois ans plus tard...
La présence d'Hermione à ses côtés le trouble. La jeune femme lui tourne le dos et n'a pas dit un mot depuis la scène de la salle de bain. Ron sent bien qu'elle fait des efforts. Mais il sent aussi, il ne sait pourquoi, que ces efforts l'irritent, et qu'ils seront vains.
Le sommeil tarde à venir. Il vient enfin. Dans son sommeil, Ron rêve de mort et de sang. Il rêve qu'il est revenu dans le trou à rat puant dont on l'a sorti, et il se réveille en sursaut, en sueur, la main plaquée sur la gorge de son assaillant par réflexe.
Mais il n'y a pas d'assaillant. Il y a seulement Hermione. Hermione qui le dévisage sans dire un mot, les yeux exorbités, les lèvres serrées sur un cri qu'elle retient de toutes ses forces.
« Cela sera-t-il toujours ainsi, désormais ? » demandent ces yeux.
Ron aimerait tellement lui répondre que non. Il est tellement, tellement en colère... La colère se fond en chagrin, en dégoût de lui-même, et il éclate en sanglots :
- Excuse-moi, articule-t-il, honteux, en enfouissant son visage dans sa chevelure parfumée. Excuse-moi, excuse-moi, je suis tellement désolé...
Hermione ne réagit pas. Elle reste figée par la terreur qui l'a saisie, et Ron en conçoit à nouveau une rage folle, qui se dissipe lorsqu'elle le touche enfin : un contact physique, le premier. Hermione serre Ron dans ses bras. Elle le berce comme un petit enfant, en s'efforçant de ne pas songer à l'avenir.
Mais le lendemain, le cauchemar reprend, en pire. Rose réclame Harry au moins cinq fois dans la journée. Ron se réveille deux fois dans la nuit. Jour après jour, le quotidien s'installe et lui devient de plus en plus horrifiant, de plus en plus insupportable. La paranoïa s'insinue dans la moindre bribe de ses journées, du peignoir trop moelleux au jus de fruits trop savoureux. Hermione trop parfaite, trop douce, trop silencieuse, exaspérante dans ses regards gênés et compréhensifs, dans son malaise évident et cette façon qu'elle a de faire en sorte que tout se passe bien, de toutes ses forces, comme si sa vie en dépendait...
Souvent, Ron en vient à s'énerver sur elle, ou à l'éviter. Rose aussi l'irrite. Rose et son amour inconsidéré pour Harry... Harry qui a pu être là, lui, dans cette maison, à sa place, qui a joué son rôle et qui l'a à présent remplacé dans le cœur de sa fille...
Oui, la paranoïa de Ron s'accentue. Elle imagine des scénarios mettant en scène Harry et Hermione ensemble, et les disputes commencent. Dès lors, la fin est enclenchée. Ron et Hermione s'éloignent chaque jour un peu plus, comme deux étrangers. Ron abandonne rapidement ce matelas qu'il ne supporte plus, pour élire domicile sur le canapé. Il se plonge dans le travail, pour fuir le quotidien, fuir sa maison où il tourne comme un lion en cage, et retrouver un peu du frisson dont il est devenu dépendant, dont il a besoin, pour avoir la sensation que sa vie vaut quelque chose...
Ron est devenu un homme différent dans cette cave où il a passé presque deux ans de sa vie. Le mari, l'ami, le frère, le fils qu'il a été ont disparu à jamais. Ses proches le voient, mais ne peuvent rien y faire. Ron a changé.
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