17. Rebecca
La cuisine de Miguel était on ne peut plus savoureuse, Laurène la dégustait en buvant les confidences de son hôte. Celui-ci se livrait spontanément, sans retenue ni calcul. Avec la pudeur d’un homme qui a l’habitude de tout garder en lui. C’était comme un prélude à une relation plus intime. Des choses qu’il souhaitait qu’elle sache, une façon de se donner, de se mettre à nu pour qu’elle puisse l’aimer sans faux-semblants. Des aveux comme une première fois…
Le second met principal était plus doux, plus léger, plus surprenant, composé de fines lamelles d’aubergines frites nappées de miel, appelées berenjenas a la miel.
- Ton plat est une vraie tuerie ! Ce talent caché en masquerait-il d'autres ?
- Ah ah, va savoir !
- Lorsqu'un homme me convie dans son univers, j'ai besoin... s'interrompit la belle blonde en cherchant le mot approprié. Non, envie. Oui, c'est ça, j'ai envie de tout savoir sur lui.
- Et ça t'arrive souvent ?
- Quoi ?
- D'être invitée par un mec ?
- Pas depuis longtemps... Mais mon alliance doit pas mal refroidir les éventuels prétendants. Cela dit, je n'ai pas toujours été sage ou raisonnable.
- Ah oui ? Raconte-moi...
- Toi d'abord ! Tu ne m'as pas tout dit. A propos des bas-fonds de Barcelone.
- Je ne suis pas sûr que mon ego en ressorte grandi, mais bon…
- T'as pas compris que je m’en fous de ton ego, Miguel ? Ce n’est pas lui qui m’intéresse ! Et puis, tu n'es pas sans savoir que les femmes ont toujours eu un certain penchant, une certaine attirance pour les bad boys...
La séduction changeait subitement de camp. C’était elle à présent qui jouait de sa féminité, de sa sensualité incandescente pour attiser son désir. Qui le provoquait.
- Je n'ai pas peur de ton passé, Miguel. Parce qu'au fond, je suis persuadée que, quoi que tu aies fait là-bas, rien ne changera ce qui est en train de se tisser entre nous ce soir...
Leurs mains se rejoignirent, leurs prunelles se happèrent un instant. Il ne pouvait plus se défiler. Pas après ça. Il fallait qu’il s’arme de courage, qu’il puise en elle la force de lui dire. Tout.
- Barcelona, les années les plus noires de mon existence… Lorsque Javier a eu cette opportunité d’embauche à Ibiza, il a voulu m’emmener avec lui, mais j’avais alors dix-neuf ans et j’estimais pouvoir m’assumer tout seul. Je lui ai donc fait part de mon désir de m’installer dans la capitale catalane, et il a usé de ses relations pour m’obtenir une place de serveur en salle et barman dans un pub du centre-ville. Au début, c’était la grande vie, la fête – je passais toutes mes soirées au Marula Café –, les shootings-photos à mes heures perdues, les filles faciles… Et puis, j’ai fait des rencontres, de mauvaises rencontres… La dope, le jeu, les dettes, l’engrenage… Un jour, l'un des sbires de José, le plus grand des caïds de Barcelone, est venu me menacer sur mon lieu de travail : j’avais trois jours pour le rembourser. Rebecca, une cliente régulière du pub, a assisté à la scène et m’a ensuite abordé en aparté : « Ecoute, Miguel, t’es plutôt beau gosse et intelligent, alors qu’est-ce que tu fous avec ces types ? J’ai entendu votre conversation, et le gusse ne plaisantait pas. Je les connais bien, tu sais, j’ai eu pas mal d’embrouilles avec eux. José te lâchera pas. Et si t’as pas le fric, tu t’en tireras pas, tu comprends ? C’est les pieds devant que tu risques de quitter ce milieu, Miguel. Réagis, bordel, sors-toi de cette merde. Je peux t’aider si tu veux…» J’ignorais quels liens elle avait pu avoir avec eux, je l’imaginais call-girl ou quelque chose dans ce goût-là, mais je la croyais volontiers. Sauf que j’ai fait celui qui n’avait aucun problème, qui ne savait pas à quoi elle faisait allusion. J’aurais pourtant dû accepter cette main tendue parce qu’un soir, au fin fond d’une ruelle, je me suis fait tabasser à mort par la bande de ce fameux José. Dans mon malheur, j’ai eu la chance que Rebecca passe par là avec son mec du moment et me ramasse mal en point sur ce trottoir – était-ce un hasard ou une intuition ? – sans quoi je crois que je ne serais plus de ce monde. « Faut que tu t’arraches d’ici, que tu te fasses oublier. Tu peux marcher ? Vas-y, appuie-toi sur nous deux. On va rejoindre la voiture d’Enrique. » Cette nuit-là, cette nana que je ne connaissais pas plus que ça, avec qui je n’avais vécu aucune aventure, m’a sauvé. Son compagnon et elle m’ont conduit de l’autre côté de la frontière, à Montpellier. Là nous y attendait un gars, un ex à elle qui lui devait un service. Avant de repartir, elle m’a fait promettre de me ranger, d’arrêter mes conneries, le jeu et la dope, et a chargé son ex de me remettre sur pied et sur les rails d’une existence plus clean. Ce dernier m’a hébergé chez lui et m’a embauché comme vendeur automobile dans sa concession. « T’as une belle gueule, tu parles couramment le français et Rebecca m’a dit que t’as du bagout et le goût du contact avec la clientèle. Oh ne te fais pas d’illusions, c’est pour elle tout ça, pas pour toi ! » J’ai mis plusieurs mois à me refaire, à me reconstruire, grâce à Marius – c’était le prénom de l’ex. Ça a été difficile, le sevrage en particulier, mais j'ai tenu bon. Marius ne m’a pas lâché et j’ai tenu bon. Entre mes crises de manque, je n’arrêtais pas de lui demander des nouvelles de Rebecca, mais il n’en avait pas plus que moi. J’aurais voulu retourner à Barcelone pour la retrouver, la remercier, mais il m’en a empêché. Et il avait raison, j’ai longtemps été interdit de séjour là-bas, José m’y aurait fait la peau. Je n’ai jamais su pourquoi Rebecca avait tant fait pour moi. Tout ce que je sais, c’est que je lui dois ce que je suis aujourd’hui. Je ne voulais pas rester à Montpellier, je voulais tourner une nouvelle page de mon existence, prendre un nouveau départ. Paris m’attirait, mais Marius m'en a dissuadé. Les tentations pour replonger dans mes travers y auraient été trop grandes. Lyon était plus recommandable. Et puis, Marius m'a aidé à y débuter une autre vie. Une fois le pied à l’étrier, j’ai enfin pu voler de mes propres ailes…
Laurène était suspendue aux lèvres de l'hidalgo. Elle n'avait pas perdu une seule miette de son récit.
- Et Javier, tu l’as revu ? s'enquit-elle, avide de savoir. Il a su pour Barcelone ?
- Oui, il a su, et il m’a sacrément engueulé !
- Eh bien ! Je suis impressionnée...
- A toi maintenant !
- A moi ? C'est-à-dire ?
- C'est à ton tour de te raconter. Parce que moi aussi, je veux tout savoir. De la petite fille que tu étais à la femme que tu es devenue...
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