29. « La vie fait tout ce qu'elle veut... »

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Le temps d'une soirée arrosée de Camarguaise (1), Le Mas des Brunes se mua en cocon familial au sein duquel fusaient de réjouissants souvenirs d'enfance, ponctués d'anecdotes aussi enjouées que pétillantes, déclenchant parfois même l'hilarité collective des quatre convives.

  • N'empêche qu'elle était douée pour la musique, notre Laurène, déclara un Antoine tout sourire, et quand elle ne faisait pas exprès de jouer faux pour exaspérer cet insupportable Séraphin qui la courtisait sans relâche, elle nous charmait tous...
  • C'était il y a des siècles, tempéra la blonde cannelle, une époque révolue depuis bien longtemps !
  • Ouais, quand tu faisais semblant d'être une petite fille modèle pour épater la galerie en fin de repas... Sauf qu'avec ton violon, c'était pas du chiqué, t'avais un vrai talent ! Tiens, je suis sûr qu'aujourd'hui encore, tu nous épaterais toujours en maniant ton archet comme personne.
  • Je ne pratique plus, Antoine, je n'ai même plus d'instrument pour m'y remettre. J'ai dû le laisser chez maman, mais je n'ai pas réussi à remettre la main dessus lorsque, dernièrement, j'ai fait du tri dans ses affaires.
  • Normal, c'est moi qui l'ai récupéré, ton violon... Attends, je vais te le chercher, je l'ai gardé précieusement. Parce que je ne désespère pas de t'entendre à nouveau jouer un jour.
  • C'est toi qui l'as ? Mais comment...
  • Je ne sais plus, j'ai oublié. Ma mère peut-être, quand la tienne a voulu faire de la place au grenier, vu que tu n'en jouais plus.

Antoine abandonna ses convives quelques instants tandis que sa cousine restait abasourdie. Il revint rapidement avec un étui à violon à la main. Il le tendit à la jolie quadra qui s'en saisit avec émotion. Miguel ne perdait pas une miette de ce touchant spectacle : la fragilité de Laurène, qui l'avait tant séduit lors de leur première rencontre, refaisait surface. Il se rendit alors compte de la dichotomie de sa compagne, tantôt femme-enfant, funambule sur un fil, tantôt maîtresse de rêve en quête de la redécouverte de son propre plaisir, salope refoulée qui n'osait pas toujours assumer ses désirs.

Pas si éloignée que ça de Valentine, en fait... Mon ex assumait juste davantage ce qu'elle était.

L'hidalgo chassa promptement cette pensée parasite de son esprit pour se concentrer sur la Vénus qui n'en finissait plus de l'attirer à mesure qu'il la découvrait.

***

La sonnerie polyphonique du portable de Valentine résonnait dans le vide. L'overdose de cocaïne l'avait emportée loin d'ici, il ne subsistait d'elle que son corps nu, souillé, gisant dans les herbes folles du théâtre des derniers instants de son existence. Un corps meurtri, sans vie. Et en fond d'écran du smartphone échoué à ses côtés, une photo dénudée de Miguel...

***

Le salon s'emplissait des notes mélodiques de La vie fait tout ce qu'elle veut sous l'archet virtuose de Laurène. La blonde cannelle avait finalement cédé devant l'insistance de son cousin. Sans partition, les débuts de ce morceau qu'elle avait jadis travaillé pour le dédier à sa mère furent hésitants. Mais elle reprit très vite ses marques et l'auditoire se mit à boire les notes de musique qu'elle égrainait sans effort apparent. Sous les applaudissements à tout rompre, l'émotion la submergea : elle se rendit soudainement compte que, pour la première fois de son existence, sa maman n'était plus là pour l'écouter, alors qu'elle n'avait toujours joué que pour elle. Les paroles de la chanson de Julie Zenatti, que fredonnait si souvent sa mère, lui revinrent subitement en mémoire et une larme s'écoula sur sa joue malgré elle.

***

« Oui la vie fait tout ce qu'elle veut /
Le gris, le bleu /
Le gris et le bleu... »

***

Quentin s'inquiétait. Il avait laissé au moins une douzaine de messages sur le portable de Valentine, en vain. Ce n'était pas normal, elle ne le laissait jamais aussi longtemps sans nouvelles. Son dernier texto, peu dissert, remontait à plusieurs heures en arrière. Il connaissait ses faiblesses, sa tendance au spleen, ses addictions. Il avait toujours été là pour elle, il avait toujours essayé de la protéger d'elle-même, de ses propres démons. Malgré elle. Il savait qu'elle s'était récemment fait plaquer par sa dernière relation sérieuse, un certain Miguel, et qu'elle était toujours accro à ce dernier, qu'elle avait eu mal à en crever quand il l'avait jetée. Lui n'allait pas la laisser tomber. Il irait la chercher, partout, dans tous les endroits où elle pourrait être. Et il la retrouverait, même shootée, même inerte. Il la serrerait fort dans ses bras, appellerait les secours au besoin, la sauverait comme à chaque fois. Encore. Des larmes dévalaient ses joues : et s'il était déjà trop tard ? Non, il arriverait à temps, il le fallait. Il sauverait coûte que coûte son amour !

  • Attends-moi, ma belle... souffla-t-il en épongeant son visage d'un geste rageur qui contrastait avec la douceur de sa supplique. S'il te plaît, fais pas de connerie ; attends-moi...

(1) : La Camarguaise est une liqueur créée en 1970 et obtenue par macération et infusion de plus de vingt plantes et épices (dont thym, romarin, réglisse...). Elle se déguste à température ambiante ou sur glace pilée.

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