Partie 2 ou le p'tit nouveau

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– Yo Romy ! Où étais-tu passée ?

– Panne de réveil, comme d'hab.

Sans plus de cérémonie, je prends ma place réservée au fond dans le coin à droite. Pourquoi réservée ? Parce que c'est la place la plus éloignée du bureau des profs et que je la veux. Les autres élèves sont trop trouillards pour, ne serait-ce que, s'en approcher. Pour en revenir aux profs, en général ils m'apprécient pas. J'sais même pas pourquoi ils m'ont dans le collimateur en plus ! Peut-être à cause du bruit de chiclette (chewing-gum) que je fais en permanence ou de mon horrible manie de vandaliser mes feuilles d'exercices. J'sais vraiment pas, no idea, vide intersidéral dans ma tête.

Je sors mon bloc-dessin (oui, parce que je prends pas de notes :P) et commence à gribouiller de mémoire la tête de mes persos préférés dans Naruto. Un visage, des yeux, une bouche, c'est pas trop compliqué encore comparés aux calculs sans fin ou aux phrases alambiquées…

– S-salut ! Je ne crois pas t'avoir vue ce matin. M-mon prénom est Alfiero et toi ?

Je relève la tête pour faire face à l'imprudent qui est venu m'adresser la parole. Un nouveau, à coup sûr. Veste en laine crème, cheveux blonds bouclés, yeux chocolat chaud, lunettes dorées discrètes, je parie sur un p'tit génie timide. Je continue de mâcher ma chiclette en le fixant dans les yeux. Évidemment, il se trémousse, gêné.

– Tu sais pas qui j'suis ?

– Hum, non. J-je suis désolé si je le devrais. Je viens juste d'arriver ici et…

– Romy.

– Qu-quoi ?

Les autres élèves deviennent agités. J'les vois discuter nerveusement en nous jetant quelques regards anxieux. Alors, quand certains remarquent que je les observe, ils se détournent rapidement en espérant que je les oublierais. Nullement gênée par toute cette attention, je crée une bulle avec ma chiclette. Mon attention revient sur Alfiero. Il semble un peu inquiété par l'agitation derrière lui. J'crois qu'il vient de se rendre compte de son erreur. Le grand gaillard ne me regarde même plus ; ses yeux fixent le vide devant moi. Un peu agacée, je fais éclater ma bulle. Le joli rêveur sort enfin de son songe en sursautant.

– Mon nom c'est Romy.

– O-ok. Ravi de te rencontrer.

Il me tend sa main avec un sourire incertain sur son visage. Pff, comme si j'allais la serrer. Je l'ignore et recommence à gribouiller. La déception qui émane de lui est palpable. Pourtant, j'suis sûre qu'il va revenir à la charge le gaillard ; il est bien trop têtu, à mon avis, pour abandonner. Alfiero, mon gars, tu ferais mieux de jeter l'éponge si tu veux pas finir épinglé au mur avec les fourchettes de la cafèt. C'est ce qui est arrivé à la p'tite Louise qui sursaute à chaque fois que j'rentre dans une pièce. La pauvre, elle était juste un poil trop collante. Abandonnant enfin ma table, Alfiero retourne à la sienne, rapidement accueilli par ses amis.

– Mon grand, tu devrais éviter de lui parler : elle est… comment dire… carrément insociable.

– Ouais, t'as meilleur temps de te cantonner à nous. La Terreur, c'est un territoire bien trop hostile. Crois-moi, Louise en a fait les frais.

Je grogne dans mon coin. Allez-y, continuez surtout, c'est pas comme si je vous entendais. Je reprends mon dessin là où je l'ai arrêté. Un frisson remonte ma colonne vertébrale : quelqu'un me regarde. Je parie que c'est un gars avec une veste en laine couleur crème. Qu'il fasse ce qu'il veux ce crétin, il finira de toute façon par le regretter.

Et c'est là que tu te demandes si j'ai des ami(e)s. Pas vraiment. J'peux parfaitement sympathiser, mais ça va pas plus loin. Quelques causettes par-ci, par-là histoire de ne pas me sentir trop seule. Ces personnes là, je les appelle mon crew, mon équipage qui me lance ma bouée de sauvetage en pleine tempête de solitude. Sinon, la plupart du temps, je reste seule, semant sur mon sillage des murmures et des rumeurs. Est-ce que ça me manque les ami(e)s ? Pas vraiment. Avec toutes les punitions et les heures de colle que j'me prends, j'ai pas beaucoup de temps pour moi. Alors pour traîner en bande…

Ding ! Ding ! Dong !

Grr, le cours commence. C'est quoi déjà ? Ah oui, français. J'vois pas trop à quoi ça sert à part à m'endormir. C'est vrai quoi, il n'y a rien de plus ennuyeux que d'étudier sa langue maternelle ? (Excuse-moi si ce n'est pas le cas -_-') Et les analyses de texte on en parle ? Parce que oui, c'est archi-ennuyant ce truc. Toutes ces figures de style aux noms extraterrestres, c'est clairement un piège tendu par mes profs. Si ça se trouve, ils inventent des mots juste pour me faire plonger ! Raah, les sadiques. Si on réfléchit un peu plus, qui est l'idiot qui a inventé ça ? À quoi ça va servir dans ma vie ? Ce n'est pas comme si j'allais mettre dans mon CV « je sais analyser un texte de Camus en me trompant moins de quinze fois » ! La belle affaire : tu vas finir dans un petit bureau pour faire de la paperasse, faute de qualifications adaptées.

Continuons donc sur cette lancée. Le français est l'une des langues les plus compliquées à apprendre ! Nan, il y a juste des exceptions aux exceptions, mais pas de problème sinon. En fait si, il y a un problème. Pourquoi on a inventé des exceptions !? Pourquoi ? Pour embrouiller les élèves ? Faire plonger leur moyenne ? Regarde-moi quoi. J'connais rien de tous ces machins, mais je le vis très bien. Je marche comme tout le monde, je respire comme tout le monde, j'suis pas E.T. non plus.

– Romy ! C'est votre premier avertissement. Essayez donc de vous intéresser un peu à mon cours. Sinon, c'est la porte !

Je me tourne vers monsieur Joe. Ah lui, c'est un vrai sadique. Tempes grisonnantes, haut du crâne dégarni, petit nœud papillon bien serré et chemise à carreaux, un prédateur dans l'âme. Il m'a pas lâchée depuis le début de l'année. Il note systématiquement le moindre de mes faits et gestes, me donne tous les avertissements possibles et imaginables ou encore n'hésite pas à faire des tests plus dur rien que pour moi. Sorti haut la main vainqueur du concours de sévérité, il est clairement à la hauteur de sa réputation. Manque de pot, c'est mon prof principal.

Monsieur Joe me lance un dernier regard noir avant de reprendre sa leçon sur l'importance de prendre des notes. Je ricane mentalement. Après on se demande toujours pourquoi on est toujours à la bourre au niveau du programme en fin d'année. Bon, à quoi je pensais déjà ? Ah oui, l'utilité du français. Évidemment, c'est pas la langue la plus parlée. C'est pas l'allemand quoi. Tiens, parlons-en. Ich spreche nicht Deutsch. Voilà, c'est tout ce que je sais dire. Très utile de dire ça quand un Allemand te demande le chemin. Très crédible, très très crédible.

Je ne souhaite sincèrement pas vexer les Allemands. Je n'ai rien contre cette langue magnifique… enfin, sauf un tout petit truc : les inversions sujet-verbe et les verbes placés à la fin. À quoi ça sert ?! À part à embrouiller mes pauvres méninges qui réclament des jours de congé. Il faut que je regarde la fin de la phrase pour y mettre un tout petit peu de sens. (Bon, faut-il encore que j'aie le vocabulaire nécessaire et c'est pas gagné -_-). Tiens, j'traduis une phrase littéralement : un beau matin, suis-je dans mon lit avec un sacré mal de tête réveillé. Tu sors ça à ta prof, elle va juste s'arracher les cheveux ! Ou dans le pire/meilleur des cas, c'est la crise cardiaque.

Après tout ce beau discours, tu te dis que l'anglais c'est mieux. En fait non. Je dois bien avouer que j'ai pas autant d'arguments pour l'anglais que pour l'allemand. Tu peux l'utiliser dans les offices de tourismes, demander ton chemin dans la rue ou encore étudier à l'étranger sans trop de problème. Mais — j'adore les mais — dans un pays francophone, c'est un peu inutile puisque, duh, tu parles français.

Maintenant, c'est classe de dire que tu habites New York City, Sydney ou Londres. Évidemment, je vais peut-être briser tes espoirs d'y déménager. Les premières années, c'est super ! Tu développes ton anglais, découvres de nouveaux endroits, de nouvelles personnes ; la belle vie quoi. Mais, hormis par messages ou appels avec tes proches, ta langue maternelle finira par te manquer. Ces expressions qui te font sourire, ce naturel dans tes phrases et ces mots que tu connais si bien, les larmes montent rien qu'en les évoquant (je plaisante : jamais je vais m'émouvoir pour ça. J'suis une dure moi !). C'est ce que j'appelle l'effet British. Tu vas en bouffer de l'anglais, le mâcher tellement de fois qu'à la fin tu l'auras en horreur. L'effet British, c'est pas le mal du pays — oh non, loin de là — mais c'est le mal de la langue. Une " maladie " qui atteint seulement les imprudents qui osent emménager dans un autre pays qui ne pratique pas leur langue maternelle. Le seul remède est de revenir au bercail et ne plus jamais mettre un pied dehors. Foi de Romy, ça marche tout le temps. Par contre…

– Romy ! J'en ai assez. Sortez de la classe !

Je reviens à la réalité. Avec un soupir, je range mes affaires avant de me diriger vers la porte. La routine quoi. Me faire mettre à la porte c'est presque un talent inné de ma part. Je devrais mettre ça dans mon CV, ce sera toujours plus utile que de dire que je sais analyser un texte…

– Attendez ! Alfiero va vous accompagner, histoire que vous ne sortez pas du périmètre autorisé.

– Quoi !?

Je me retourne d'un coup. Qu'est-ce qu'il raconte ce grincheux !? Moi et lui ? Ensemble ? Il a bu quoi ce matin monsieur Joe ? Me foutre à la porte c'est pas suffisant, il faut en plus que je me le trimballe ?! Un bruit de chaise attire mon attention. Alfiero se lève, un peu intimidé, en tripotant le bas de sa veste. Je serre les poings en lui lançant un regard noir. Il tressaille et baisse les yeux. Je lève les miens au plafond, ouvrant la bouche pour répliquer quelque chose à ce vieux grincheux. L'importance de ne pas entraîner un autre élève dans l'échec et tout le tralala devrait faire l'affaire.

– C'est non-négociable Romy. Il se trouve qu'Alfiero est un élève très sérieux et je ne doute pas une seconde qu'il arrivera à rattraper son retard. Aller, ouste maintenant !

Grrr ! Je déteste définitivement cette journée. Qu'il pleuve, je m'en balance ! Je lance un dernier regard noir au p'tit génie avant de sortir, claquant violemment la porte derrière moi. Je croise les doigts pour qu'Alfiero se la prenne en pleine face.

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