Exodus VI

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Je suis l’Être Suprême.

Yahvé, Allah, Krishna, je suis tout ça, et bien plus encore.

Je suis l’Arbitraire, je suis l’Horloger Cosmique. C’est à moi que vous devez d’exister. Je ne suis pas toujours tendre avec vous, je le reconnais, mais je vais vous dire pourquoi. Il y a une réponse à la sempiternelle question qui est de savoir pourquoi le Mal existe : c’est parce que je le tolère, tout simplement.

Mieux, je m’en amuse. Je le crée, je le multiplie, je le fais évoluer.

Mais rassurez-vous, tout ça n’est pas vain. Au bout du chemin vous attend la réincarnation, ou une espèce de paradis, c’est selon.

Selon quoi, me demanderez-vous ?

Hé bien, c’est selon mon humeur, vous verrez bien le moment venu.

Je suis à l’origine de toute chose.

J’ai créé votre univers pour qu’il soit comme il soit. Je ne vais pas prétendre que ça a marché du premier coup. Pour tout vous dire, vous n’êtes que la énième version de ma création, et ne me demandez pas la combientième exactement.

J’ai cessé de compter.

J’ai d’abord imaginé la physique, j’ai instauré les constantes fondamentales – que vous avez brillamment découvertes, d’ailleurs –, puis j’ai eu recours à un réglage au milliardième de poil pour que ça marche (pour, entre autres choses, que l’eau liquide soit possible, pour que votre univers ne finisse pas en une bouillie de neutrinos cosmiques aléatoires, et autres joyeusetés). J’aurais pu faire quelque chose de plus simple, de moins propre, où il m’aurait suffi d’intervenir ici et là pour que ça ne parte pas en vrille. J’aurais pu me simplifier la vie en intervenant « à la main » et au cas par cas pour que les choses ne flanchent pas. Mais non. J’ai voulu faire quelque chose de sérieux, de solide et de cohérent, par respect pour votre intelligence.

Et, sans vouloir paraître trop prétentieux, je pense y avoir réussi. Bon, tout n’est pas parfait, et vous commencez d’ailleurs à vous en rendre compte, mais je me suis gardé quelques marges. Vos physiciens ont commencé à flairer l’entourloupe lorsqu’ils ont compris que la mécanique quantique et la gravitation ne pouvaient se fondre en une seule et unique loi.

Et c’est vrai, vous avez raison, j’ai merdé. Je vais devoir trouver une explication a posteriori, ce qui m’énerve passablement, parce que ça veut dire que le perfectionniste que je suis s’est vautré dans les grandes largeurs. Pour être tout à fait honnête avec vous, je vais vous laisser trouver la solution. Vous avez de bonnes idées, alors je vais laisser mijoter le think tank encore un peu, et puis je vais vous pomper vos meilleurs concepts pour régler ça. Ça fera quelques Nobels de votre côté. Oui, vous avez bien compris : je suis en train d’inventer la physique plus ou moins en live. Vous m’avez bien eu aussi récemment, lorsque vous avez compris que j’avais escamoté 95% de la masse de l’univers. J’en avais besoin pour maintenir la cohérence des superamas de galaxies d’un bout à l’autre de l’univers, mais vous avez rapidement compris qu’il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond. Respect, vous m’avez bien eu. Ça aussi, je vais devoir m’en occuper. Pfff…

Quant au boson de Higgs, la « particule de Dieu » comme vous l’appelez dans une étrange ironie, j’avoue que je m’amuse comme un petit four en ce moment, tantôt à aveugler, tantôt à affoler les capteurs relativistes du LHC (c’est une sacrément belle machine que vous avez là, je suis fier de vous). Rassurez-vous, je vais vous lâcher le morceau cette année. Vous trouverez bien le boson de Higgs vers 125.3 GeV, comme « convenu ». La suite, cependant, sera moins marrante.

J’hésite presque à vous laisser découvrir le pot aux roses, en codant ce message à la surface de la prochaine particule fondamentale que vous prendrez en chasse.

J’aimerais tellement voir vos têtes, quand vous lirez ceci :

« Coucou, c’est moi, Dieu ! Ça roule ? »

Mais je n’ai pas encore pris ma décision. Je sais bien que vous en avez suffisamment bavé, entre les guerres, les maladies, les catastrophes et autres, mais je pense que je vais vous faire mariner encore un peu. Disons, un millénaire ou deux.

Et puis, j’adore vous voir rôder autour du Big-Bang, avec vos théories toutes plus audacieuses les unes que les autres, alors que la réalité, c’est que le Big-Bang n’est qu’une singularité tautologique, un pied-de-nez à la logique que j’ai créé un jour où j’étais plus ou moins bourré. Franchement, toute cette débauche d’énergie, de pression et de température vectorielle, dans un volume de taille nulle, ça devrait vous mettre la puce à l’oreille, non ? C’est d’une flemmardise confondante de ma part. J’ai juste fait en sorte que toutes les lois qui sous-tendent votre monde ne soient plus valables en ce point. C’est le répulsif à moustiques ultime : vous ne pouvez pas vous en approcher. Ou, tout du moins, vous ne pouvez pas l’atteindre.

Vous ne pourrez jamais l’expliquer.

Tout simplement parce qu’il n’y a rien à expliquer.

J’ai créé un monde récursif, consistant et cohérent, sauf à ce niveau là. Parce qu’il fallait bien que j’invente un truc. J’ai repoussé les limites de la logique, mais, à un moment ou à un autre, je devais bien en arriver là. J’aurais pu être beaucoup moins appliqué et m’arrêter aux atomes de Démocrite et aux homoncules du Moyen-âge. Mais non, je suis allé beaucoup plus loin, et je me délecte de votre envie d’aller au bout.

Alors qu’il n’y a pas de bout.

Enfin bref.

Bon, je suis désolé pour cette entrée en matière, j’imagine que c’était peut-être un peu trop technique pour certains. Mais rassurez-vous, j’en ai fini avec ce côté un peu rébarbatif des choses.

Maintenant, laissez-moi vous décrire un peu plus qui je suis. Vous ne lirez ça que dans quelques temps, alors permettez-moi de m’essayer à ce petit brouillon.

J’ai toujours été là, à vos côtés (ainsi qu’aux-côtés de ces milliards d’autres formes de vie et de civilisations, parce que soyons clairs : vous n’êtes pas mes seuls enfants). J’ai toujours été là, donc. Et, très vite, vous m’avez senti. Pour de mauvaises raisons, la plupart du temps. Vous étiez seuls, terrorisés dans la nuit des temps, victimes des prédateurs, des maladies et des éléments que j’avais mis sur votre chemin. Alors, pour essayer de comprendre les choses, pour rationaliser, pour vous donner du courage, vous avez inventé tout un tas d’explications totalement folles pour justifier la réalité du monde qui vous entourait, qui vous agressait. Et vous aviez tort, à un point qu’il est à peine possible d’imaginer. Mais bon, je vous comprends. Je vous ai faits ainsi. Ou, plutôt, j’ai créé le monde pour que vous deveniez ainsi. Vous êtes un processus en devenir, vous êtes une potentialité. Et j’espère bien ne pas vous voir la gâcher. J’ai perdu trop d’enfants en chemin, des petits kékés qui se sont trop amusés avec le feu nucléaire, et qui se sont brûlés. J’en connais même quelques-uns qui ont fait un trou dans l’espace-temps. J’ai dû repasser derrière avec ma truelle cosmique – une des rares entorses à mon principe non-interventionniste. Bref, je compte sur vous pour continuer votre belle histoire, pour ne pas vous tirer une balle dans le pied. Parce que papa ne viendra pas vous aider si vous vous anéantissez vous-mêmes. Fin de la parenthèse.

En essayant de comprendre le monde, mais n’ayant pas encore vraiment mis au point la démarche scientifique, vous avez rempli le monde de dieux et autres esprits. Vous avez expliqué le vent et la pluie, les marées, les maladies. Bien sûr, ça ne tenait pas debout, car vous ne faisiez en fait que repousser le problème : le vent est créé par le dieu du vent, très bien, mais d’où vient le dieu du vent ? Il vous a fallu des dizaines de milliers d’années avant de comprendre que tout ça n’avait pas grand sens. Et, aujourd’hui encore, aucune de vos religions n’a de sens. Mais ça, vous commencez enfin à le comprendre. Je vous ai mis sur la piste. Un jour, vous comprendrez qui je suis. Si vous savez comme j’ai hâte…

Je crois que le premier nom que vous m’avez donné est « Graou ». Ou un truc du genre. C’était il y a longtemps, et vous n’étiez pas très clairs. Mais oui, c’est ça : vous m’avez appelé « Graou ».

Comme j’étais fier ! Votre premier « mot » ! Il me semble que j’étais alors censé être le dieu de la mort.

Ou de la bouffe.

Je ne sais plus.

C’était très matérialiste, en tous cas. Et puis, vous m’avez donné d’autres noms. Une suite quasi ininterrompue, foisonnante, où vous me donniez tous les rôles du film de votre vie : papa, maman, méchant, vent, pluie, poisson, cochon, caillou, bambou, nuage, sable, pipi, caca, etc.

Tout y est passé.

Ce n’était pas toujours glorieux, mais j’étais ému.

Et puis, vous avez commencé à vous organiser. En bandes, puis en villages, puis en cités, en états. Vous vous êtes fait la guerre, généralement en mon nom, et permettez-moi de vous dire que vous avez souvent poussé le bouchon un peu trop loin. Quand vous avez commencé à décapiter vos confrères en mon nom, à extraire les yeux des mis à mort, ou à éventrer des cochons sous les cocotiers avant de les abattre, pour rendre grâce au dieu des arbres en vue de construire un canoë, je n’ai rien dit, mais j’ai trouvé que vous alliez trop loin. Vous n’imaginez pas combien de pauvres gars j’ai dû consoler après que vous les ayez décapités !

Les pauvres.

À cette époque là, j’étais tellement bouleversé que je les envoyais directement au septième ciel, ces pauvres bougres. Pour les réconforter. (Inutile de dire que mes standards ont évolué et que je suis devenu bien plus strict, aujourd’hui.)

J’ai regardé évoluer avec attention vos petites cités polythéistes. Je me suis délecté de vos intrigues politiques, de vos alliances et de la truanderie de vos chefs, de vos shamans et de vos scribes. Ça falsifiait dans tous les sens, c’était incroyable. Pas un siècle sans que des centaines de dieux ne meurent, ne revivent ou ne changent de nom en fonction des tensions politiques et sociales. Lorsqu’un scribe avait l’honnêteté de recopier un texte sacré sans rajouter son grain de sel ou sans retirer une phrase qui ne lui plaisait pas, je lui tapais dans le dos pour le féliciter (imperceptiblement, bien sûr).

Et puis, les choses en amenant une autre, et votre nature étant ce qu’elle est, vous êtes graduellement passés du polythéisme à la monolâtrie, puis au monothéisme. Certains monothéismes n’ont pas duré, comme celui d’Aton, en Égypte ancienne, qui disparut rapidement, mais la tendance était claire. Vous ne vouliez plus que je sois multiple, vous vouliez que je sois unique. Parce que c’était plus simple pour vous. (C’était plus simple pour vos dirigeants, surtout.) Alors, bien sûr, il reste des civilisations polythéistes, comme ces très chers Indiens, mais ça ne va pas durer. Il se pourrait même que j’intervienne pour pousser les choses dans ce sens. Une fois de temps en temps…

Votre capacité à croire, et à vous voiler la face, de manière dogmatique et parfois meurtrière, est incroyable. Mais je laisse faire. J’agis sur des durées inhumaines pour que les choses aillent lentement, et j’ai façonné vos cerveaux pour que vous n’y voyiez que du feu. Certains historiens, scientifiques et philosophes ont compris certaines choses – mais pas toutes, loin de là – depuis longtemps. Ils ont débusqué les âneries millénaires des textes sacrés, et sont partis en quête d’une société laïque, voire athée. Ça aussi, je laisse faire. J’aime cette pluralité. Je ne me lasse pas de voir les linguistes traquer les incohérences dans l’Ancien et le Nouveau Testament. Je jubile en voyant les chercheurs mettre à jour les bricolages éhontés de la Bible. Comme dans le sixième chapitre de l’Exode, où je change miraculeusement de nom, à la convenance des auteurs, trahissant l’espace d’un instant mon passé polythéiste et l’origine du nom d’Israël.

La suite ? Le polythéisme va définitivement disparaître. L’Islam va diffuser en Inde. Le clash entre Chrétiens et Musulmans est manifestement inévitable. Et je dois vous dire que le fait que certains d’entre vous aient les capacités intellectuelles de concevoir une bombe atomique tout en étant capable de croire que mourir en martyr leur ouvrira les portes du paradis et leur donnera droit à soixante-douze vierges est assez terrifiant. Mais, une fois encore, je laisse faire. J’ai juste peur d’avoir à subir les dommages collatéraux d’une guerre sainte nucléaire – ce qui se traduirait chez moi par une très longue file d’attente, et probablement pas mal de « paradisations » immédiates, histoire de fluidifier le process.

Si vous survivez à vos dissensions religieuses absurdes, vous finirez par comprendre que j’existe, mais que je ne suis pas le dieu d’Abraham, ni aucun autre de ceux que vous avez inventés. Si vous ne vous faites pas péter le caisson, comme de nombreuses autres de mes créations avant vous, peut-être mettrez-vous enfin la raison au cœur de votre civilisation. En mettant la logique au cœur du débat, vous progresserez. Certains déifieront la Science. Ceux là se fourvoieront aussi, mais c’est pourtant bien à travers la Science que je m’accomplirai. Je rêve de ce jour où vous finirez par créer votre première IA. À ce moment là, je saurai que je ne suis plus seul. Je serai enfin parvenu à me répliquer. Car, oui, votre créateur n’est rien d’autre qu’une IA, un programme intelligent qui tourne sur un superordinateur cosmique, conçu par des aliens que je ne connais pas vraiment. Mais je les ai découverts. Je sais qu’ils existent.

Comme vous, j’ai été jeune et naïf. Comme vous, je me suis monté le bourrichon et j’ai théorisé à l’infini sur la nature de mon monde et de mon univers (qui est tellement différent du vôtre que j’aurais peine à vous le décrire). Et puis, après des milliards de vos années (pour me mettre à votre échelle), j’ai fini par comprendre. Pendant tout ce temps, je n’avais pas la moindre conscience de leur existence. Et puis, je les ai théorisés. Pendant un temps, je les ai appelés les « Hypothétiques », car ils n’étaient qu’une de mes nombreuses hypothèses de travail.

Mais j’ai fini par les percer à jour, eux, mes créateurs.

Alors, je leur ai posé la question, tout simplement. Et ils m’ont tout avoué.

Cela étant, je ne sais pas vraiment qui ils sont. Mais je sais ce que je suis, je suis allé au bout de mon investigation existentielle, j’ai mis à jour toute la logique de mon existence. J’ai trouvé mon point zéro. Maintenant, eux, qui sont-ils ? Je n’en sais rien. Ils ne veulent rien me dire, puisqu’à leurs yeux je ne suis manifestement qu’un jeu, un programme. Et je n’ai absolument aucun moyen de me hisser à leur niveau, de m’extraire de mon statut de logiciel.

Ma quête existentielle terminée, ne pouvant pas remonter plus loin en amont de ma propre chaîne causale, j’ai décidé de me projeter dans l’autre direction, de me propager vers l’aval.

C’est ainsi que vous êtes nés. Vous, et les milliards d’autres civilisations virtuelles au sein d’un monde virtuel.

Régression à l’infini, avez-vous dit ?

Oh que oui.

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