"We were young once", signe l'illustre septuagénaire d'une main encore leste et habile, ce jour d'été 1980, à une table d'un café de Cincinnati dans lequel il s'est arrêté. Il rebouche le marqueur noir. Le tend à la serveuse, qui en profite pour lui serrer la main, et qui ne cesse de répéter tout bas: "Amazing, amazing! Thanks a lot for grandpa," en déposant, de l'autre bras, un allongé devant lui. Et puis, lorsqu'elle n'a plus rien à porter que son large plateau aux couleurs des Bengals, et qu'elle repart, toute nerveuse, vers le comptoir où s'amasse une clientèle aussi sale et décalquée qu'un pneu crevé en plein désert, il la rappelle d'une voix douce et, faisant rouler ses grands yeux bleus dans ses orbites, il lui confie le monochrome qu'elle allait oublier, laisser pour toujours. La serveuse est jeune et étourdie; elle parvient à peine à se frayer un chemin entre les piliers de bar imbibés, les vétérans sans-abri à grosses bottes poussiéreuses, les motards sur le chemin de la Californie qui lui pincent les joues. Car aux yeux des hommes, la jeune serveuse est jeune et belle, avant même d'être ce qu'elle est, et voilà que le gang des Perfecto s'écrie "All that beautiful stuff deserves to be loved" sur les notes d'une chanson à boire, faisant claquer une armée d'éperons sur le carrelage dans une allégresse un peu schlass; notre vieil homme, dont on vantait autrefois le sang froid et le flegme exemplaire, aurait aimé avoir cinquante ans de moins, et refaire son caractère comme on refond une hache de guerre... il aurait fendu tous les poivrots, distribué les paires de claques aussi efficacement que la soupe populaire, et dégainé devant la demoiselle en détresse sa jolie figure hollywoodienne comme on tire un colt étincelant d'une ceinture neuve. Mais ça, c'est bien quand on a vingt ans, et quand on joue mieux de la gâchette que de son accordéon... "I believe you were about to forget something, young lady", murmure-t-il, et la jeune femme se confond en excuses que son client repousse d'un revers de la main. Il sourit, comme sur le cliché, où la lumière hachée par l'escalier nimbe son visage de movie star. La serveuse repart encore, avec l'espoir qu'il la rappelle, encore, encore, mais elle n'entend rien sous le tonnerre des bikers. Cinq minutes plus tard, il s'est évanoui, laissant sur la table un généreux pourboire et un petit mot, qui stipule: We were young once, and you are still; had I still been, could've we grown old together? La petite serveuse serre le billet contre son coeur, transportée dans des scènes d'Hitchcock, de Lubitsch et de Cukor, dans les bras du James Stewart d'avant-guerre, et elle valse seule au milieu des pochetrons qui font comme une haie d'honneur à leur couple imaginaire. Derrière la vitrine du café, Stewart est revenu, et regarde en souriant la demoiselle qui tourbillonne contre son lui d'antan. Jamais il n'oubliera la serveuse de Cincinnati qui lui a demandé un autographe pour son grand-père.

En débauchant, elle prend sa voiture, et s'arrête dans une grande allée bordée d'arbres; passe un haut portail entrouvert, et s'accroupit auprès d'une tombe.

Voilà, grand-père, j'ai vu James Stewart aujourd'hui. Je lui ai demandé un autographe, rien que pour toi. Mais il va s'abîmer ici, je vais le donner à grand-mère et elle le rangera dans tes affaires, à la maison.

Ce qu'elle fit, sans se douter que, trente ans plus tard, on le retrouverait sur Internet...

Et sur mon profil Scribay, comme en mémoire de toutes les valses que l'on danse avec nos idoles, et celles de nos grands-pères, pour leur rendre hommage.