La vie parfois étrange laisse quelques pierres sur le chemin. Les contourner, les ramasser, les lancer, les regarder, les ignorer, mais quand l’une d’elles vient frapper à la porte...

Blottie dans un coin du divan, je macère comme tous les dimanches avec une tisane, devant un feuilleton sans grand intérêt où Brenda va enfin se rendre compte que Josh, l’ami fidèle et dévoué, l’attend depuis dix ans sur le palier d’à côté. Soudain, la maison offre la musique la plus détestable pour tout casanier qui se respecte, la sonnette. Non sans souffler, je m’extirpe de mon nid douillet, traverse la pièce à grands pas, les genoux endoloris par des mouvements imprévus au programme et ouvre la porte.

Je ne m’attends pas à voir une jeune femme assise sur le parvis. Curieuse, je m’approche d’elle et pour une raison qui dépasse toute pensée cohérente, je m’assois juste en face. Nous ne nous saluons pas, ce qui m’arrange, car la politesse pour la politesse a tendance à me fatiguer de bienséance. Je l’observe un long moment, et elle semble juste patienter que je termine mon examen. Elle est châtain avec une peau très claire, des épaules larges et elle se tient bien droite, ce qui me force à en faire de même avec les empreintes encore avachies de mon fauteuil marqué dans le dos.

Son visage ne m’est pas insensible. Un rictus se dessine au coin de ses lèvres rosées et les étire doucement, la tête qui bascule d’un côté puis de l’autre. Mais le plus frappant chez elle, ce sont ses yeux qui me transpercent et pétillent. Je n’arrive pas à déterminer leurs couleurs, est- ce bleu ou vert ? Qu’importe, le regard lui a déjà sa propre lumière. Elle semble malicieuse, voire maligne, peut-être un peu lointaine, ou juste discrète. C’est curieux. Sans un mot de sa part, elle suscite tout mon intérêt. Quand arrive le moment de se lever, vêtue d’une robe fleurie, elle me tend la main pour m’aider. Je la prends sans même cligner des yeux et m’attarde sur son touché doux et robuste à la fois. C’est bien ce que j’imaginais nous faisons la même taille. Elle me fixe toujours et jette quelques regards à la maison, comme pour faire passer un message. Je me sens bizarre tout à coup, mais acquiesce et l’invite d’un geste de a main à entrer. Je la suis quelques instants, le nez presque collé dans ses cheveux aux reflets cuivrés qui sentent la noix de coco, parfum que je reconnais immédiatement. Nous arrivons au salon et mes pieds s’ancrent dans le sol. La jeune femme de mon âge me sourit tendrement en me soutenant par le coude.

— Qui êtes-vous ? finis-je par lui demander d’une voix rocailleuse.

— Je suis toi, répond-elle simplement de la plus délicate des manières.

Je sens immédiatement ma tête comme prise dans un étau. Je tombe à genoux, mais elle m’accompagne, silencieuse, sans me quitter du regard. Mon corps devient douloureux, je ne comprends pas ce qu'il m’arrive. Je cherche autour de moi ce qui pourrait m’aider, mais je ne vois qu’elle, souriante, et ses yeux qui sont les miens, comme le reflet d’un miroir du passé et du présent à la fois. L’essence de mon être délivrée et réincarnée. Lentement, ses traits se figent et elle se déplace pour venir à mes côtés, quand je comprends. Mon coeur cesse de battre, je m’assèche et meurs à petit feu devant mon propre corps sans vie gisant là devant mes propres yeux dans le divan. Nous sommes toutes trois dans la pièce. Mon corps, l’âme qui doit être moi et ?

— Es-tu la mort ?

— Je suis ta naissance, ta vie et ta mort et je resterais avec toi jusqu’à ce que tes os soient broyés et rongés par le temps, et toi tu vivras au-delà du temps et des temps, car l’âme ne meurt jamais vraiment...