DU 05,12,20, AU... 06,12,20 Les Exilés du Net

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Après dix jours de panne, la connexion a été réparée, mais j'ai eu le temps de pondre ce texte :

Les Exilés du Net, voilà comment on nous appela. Et ce n'était pas peu dire.
On était hors tout, bannis de la toile, excommuniés de la grande confrérie des internautes. Nous n'étions plus rien, devenus invisibles, des fantômes.
C'était arrivé brusquement, d'une seconde à l'autre, plus de connexion, plus de téléphone fixe et , cerise sur le gâteau, plus de réseau mobile !
Saint Bugarach le Désert* ! Le néant à portée de main, l'isolement total et global !
Bien sûr, si on prenait la voiture et qu'on faisait quelques kilomètres, on avait de nouveau accès aux commodités de la civilisation, et, par « commodités », je n'entends pas parler des WC, non, juste de l'accès aux systèmes de communications !
Mais, au village, enfer et damnation, plus rien ! Tout ça, parce que, soit disant, un camion avait accroché le câble et tout mit en panne. Et, à l'heure où l'on est capables d'envoyer des engins explorer l'espace, on ne sait pas réparer la maladresse d'un chauffeur de poids lourd ? Je n'arrivais pas à y croire!
D'un coup on se retrouvait en zone blanche ! Sans avoir rien demandé !
On s'interrogeait, les uns aux autres, pour savoir quand tout allait refonctionner, et on avait beau appeler depuis d'autres endroits les services concernés, on nous répondait invariablement :
« Je vais faire remonter votre demande, et je vous propose un rendez-vous téléphonique avec un de nos techniciens ».
Pas moyen de leur faire entendre que leur rendez-vous ne servirait à rien, puisque le téléphone ne fonctionnait pas !
Et ces voix de télétravailleurs qui nous proposaient le rendez-vous, étaient toutes semblables, très cordiales, d'une certaine suavité, et qui revenaient toujours aux mêmes phrases quand on voulait leur expliquer le problème.
C'était une sensation étrange, on aurait dit des clones vocaux, ou des robots sans cervelle. En même temps, un robot a-t-il une cervelle ?
Je sens que la mienne est en train de bouillonner, peut-être à cause des ondes, ces ondes comme des balles perdues qui feraient des dégâts invisibles.
Ça a duré, protestations, pétitions, rien n'y fit!

On en était quand même à plus d'un mois de panne ! Mais, était-ce bien une panne ? J'ai fini par en douter.
Et puis, un jour que je descendais faire l'approvisionnement, j'ai trouvé le paysage flou. J'ai essuyé mes lunettes. Ce n'était pas mieux. Après avoir opté pour l'explication la plus logique, je notai de prendre rendez-vous chez l'ophtalmologiste. Jusqu'à ce que je croise quelques voisins qui prévoyaient aussi un rendez-vous chez le spécialiste.
Le temps ayant passé, (Il faut trois mois pour avoir un rendez-vous), le paysage s'était quasi effacé. On ne voyait plus rien de loin, même si on arrivait toujours à faire les courses au magasin et autres banalités. C'était comme si un brouillard permanent s'était durablement installé. Et ça a empiré, au point qu'on n'y voyait plus à trois pas. Les sons aussi étaient étouffés. Il a bien fallu se rendre à l'évidence, il se passait quelque chose. Après les communications, le reste du monde était en train de disparaître.
Ce matin, j'ai pris la voiture pour aller à ce fameux rendez-vous chez l'ophtalmo, et passé les limites de la commune de Bugarach, je n'ai pas reconnu la route. Enfin, je devrais dire qu'il n'y avait plus de route à proprement parler. C'était comme si le paysage se dessinait à mesure que j'avançais, semblant jaillir d'un improbable néant. Je me suis arrêté et je suis descendu de mon véhicule. J'ai avancé à pieds, et c'était la même sensation.
J'ai ramassé une pierre et je l'ai jeté devant, dans ce brouillard cotonneux, mais elle n'est pas retombée sur l'asphalte, ou je ne l'ai pas entendue. Les sons, vent, chants d'oiseaux etc ne venaient que de derrière moi. Devant régnait un silence opaque en plus de ce flou palpable.
Je suis arrivé à Limoux tenaillé par l'angoisse. Je sentais qu'il se passait quelque chose. Tout avait l'air d'un décor de cinéma, même les passants, les employés des magasins, la secrétaire du cabinet d'ophtalmologie et le spécialiste ne semblaient pas vraiment vivants, avec leurs voix mécaniques, leurs phrases préfabriquées étouffées par leur masque. Je me sentis soudain glacé.
Le médecin examina ma vue, conclut que tout allait pour le mieux et m'affirma qu'il était absolument inutile que je revienne, avant une éternité. Il me raccompagna à la porte de la salle d'examen avec son regard vide et froid. La secrétaire me dirigea sans un mot vers la porte de sortie qu'elle ouvrit elle même, et me lâcha dans le brouillard.
J'étais stupéfait, désorienté aussi, cherchant ma voiture dans cette blancheur écœurante. J'avançais, les mains tendues en avant, en aveugle, tâtant le sol du bout du pied devant moi.

Et cette douleur, qui me fracassait la tête...
Un visage, sorti de nulle part, sombre et anguleux au regard errant, un visage semi caché par un masque blanc, attira mon attention. Sa voix me murmura que tout le village était tombés dans un trou noir du Net. Parfaitement ! Tout le village ! Et que jamais nous ne retrouverions la Toile. Tout ça à cause de cette panne qui ne serait jamais réparée, parce que Ceux Qui Décident De Tout, le voulaient ainsi ! Ce village peuplé de gens bizarres et d'ovnis avaient été déconnecté par les Grandes Instances, et banni, tout entier de la planète.
Je pleurais à l'idée de ne pas revoir ma famille, mes amis, ceux qui vivaient ailleurs. La voix, sans pitié, martelait que les zones blanches devaient disparaître, pour le bien de l'humanité et que le programme de leur éradication allait continuer jusqu'à leur élimination totale.
Je me suis réveillé en sursaut, c'était passé 19h, je le voyais sur l'ordinateur. J'avais un mal de tête carabiné, les touches du clavier décalquées sur le visage, et ma bouteille de rhum était aux trois quarts vide.
Mon regard fut attiré par l'icône d'Ethernet qui claironnait :
«_Réveille toi, fainéant ! Ça y est, je suis réparée! »
Un peu hagard, la bouche pâteuse, j'allai rejoindre, dehors, les voisins qui plaisantaient bruyamment, affirmant que nous avions eu la coupure la plus longue de tout le pays et qui trinquaient à la bière, pour arroser la reconnexion du village au reste du monde.
Il me faudrait au moins ça pour me remettre de cette abracadabrante histoire cauchemardesque !

À Bugarach.

* Clin d’œil au village de Saint Guilhem le Désert.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Saint-Guilhem-le-D%C3%A9sert#Histoire

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