Chapitre 4. SORAYA
Chaque rendez-vous se prépare pratiquement toujours de la même façon. C’est une petite routine qui se met en place d’elle-même quand on commence à être rôdée. J’ai tendance à penser que ça me permet d’éviter d’avoir le trac.
D’abord, un bon gommage, au sucre et aux pépins de kiwi. Ensuite, l’épilation : à tous les niveaux, éliminer tout ce qui dépasse. A la cire orientale, ça va de soi. Les sourcils : bien dessinés, pour un regard plus saisissant. Le duvet du visage, ce qu’on appelle vulgairement « la moustache » : éliminé totalement. Les aisselles : juste une petite retouche pour une zone toujours bien entretenue par habitude. Ensuite les jambes : dans leur intégralité, évidemment. Et enfin, le maillot : aujourd’hui, ce sera le fameux « ticket de métro ». Un classique, même si je lui préfère le maillot échancré ou brésilien.
J’ai beau avoir l’habitude, je serre les dents en arrachant les dernières bandes. Heureusement, une petite douche fraîche et une huile post-épilatoire ont tôt fait de calmer le feu de l’épilation sur les zones sensibles. J’applique une crème hydratante sur le reste du corps, pour une peau soyeuse au toucher.
Mes cheveux bruns ont tendance à faire des petits frisottis dès qu’il y a un peu d’humidité dans l’air. Je branche le lisseur et attend que le voyant orange cesse de clignoter avant de discipliner les mèches rebelles.
Et on termine par le ravalement de façade ! J’ai un teint couleur parchemin qui me donne l’air malade si je ne le rehausse pas d’un peu de crème correctrice et d’un coup de blush. Une touche de fard à paupières, une pointe de khôl noir, et un trait d’eyeliner viennent donner de la profondeur et du mystère à mes yeux noirs. Je trace le contour de mes lèvres pour leur donner un aspect plus pulpeux avant d’appliquer un rouge à lèvres fuchsia nacré. Devant le petit miroir ovale de la salle de bains, je teste mon regard d’allumeuse et ma moue charmeuse. Pas mal !
Un bip cristallin retentit dans la pièce d’à côté. « Arrivée taxi 30 min. Chambre 404. » Sur mon smartphone, le message éphémère de l’application discrète disparait cinq secondes après que je l’ai lu. Je suis pile dans les temps. Malgré tout, je sens le stress revenir d’un coup.
J’enfile ma lingerie, un ensemble noir en dentelle. Avec porte jarretelles, naturellement, puisque ça semble être LE truc qui fait bander les mecs à coup sûr. Je passe la petite robe noire courte que je ne mets que pour ce type d’occasions. Je vérifie mon baise-en-ville. Je ricane intérieurement à cette appellation tellement adaptée.
J’emporte une culotte de rechange – parce qu’on ne sait jamais à l’avance ce qui va lui passer par la tête comme fantasme. Une fois, il a déchiré la mienne pour m’attacher ensuite les mains avec. Un autre jour, elle a été roulée en boule et fourrée dans ma bouche pour faire bâillon. Mais c’était moins drôle que la fois où il a voulu que je le branle avec mes pieds, ma culotte enroulée autour de sa queue, jusqu’à ce qu’il jouisse dedans. Pas question de la remettre après ça, ni de repartir nue sous mes vêtements.
Tout le reste se trouve déjà dans le sac : démaquillant et mini-trousse de maquillage, brosse à cheveux, déodorant, brosse à dent et dentifrice, lingettes intimes parfumées – parce que c’est bien connu qu’il n’y a que les nanas qui doivent l’avoir toujours propre et fraîche en toutes circonstances, paire de baskets, et bien sûr, boîte de capotes. On n’est jamais à l’abri d’un « oubli » en face. Et j’ai horreur qu’on essaye de me la faire à l’envers sur ce sujet.
Bien. Tout me semble prêt. Il ne me reste plus qu’à attendre le taxi prépayé.
* * * * *
Située dans le romantique et pittoresque quartier de la Petite France, l’hôtel est un ancien moulin datant du XVIIème siècle qui abrita les Glacières de Strasbourg. On y produisait des blocs de glace pour les commerçants, brasseurs et particuliers de la région. J’ai eu l’occasion de visiter la machinerie des anciennes glacières au sein de ce bâtiment lors des Journées du Patrimoine, deux ans auparavant. A cette époque, je ne me doutais pas que je reviendrais très souvent.
— La 404, s’il vous plait.
Le réceptionniste, un grand échalas très guindé, me tend une carte au logo de l’hôtel avec un sourire poli. Ce n’est pas la première fois que je viens au comptoir. Je suis sûre qu’il m’a reconnue. Je sais parfaitement ce qu’il doit penser et je m’en contrefous.
Je traverse le grand hall dallé de marbre gris en direction des ascenseurs. Un couple d’une soixantaine d’années s’engouffre à la dernière seconde dans la cabine. La femme me bouscule presque pour appuyer sur le bouton du 3e étage. Elle ne s’excuse pas. D’ailleurs ils n’ont pas dit bonjour non plus, comme c’est plutôt l’usage lorsqu’on partage un espace très restreint avec d’autres personnes. Ils ont dû voir que mes vêtements n’étaient pas d’une grande marque. Je n’appartiens pas à leur monde. Je ne mérite donc pas leur attention.
C’est fou comme on n’a pas besoin d’être poli quand on a autant de fric. On a le monde à ses pieds. Il n’y a qu’à voir la façon dont se comporte le personnel de cet hôtel avec les clients. Tous trop polis, et « je vous en prie » par ci et « à votre service » par là. Tous en mode carpette, prêts à ce qu’on s’essuie les pieds sur eux. Léchez leur le cul, tant que vous y êtes !
Tous ces sourires forcés pour n’avoir affaire qu’à des snobinards mal élevés qui ne se donnent pas la peine de répondre. Ça m’agace fortement cette classe sociale « supérieure » qui manque tellement de classe, justement. Enfin, j’imagine que le personnel y trouve son compte en pourboires. Finalement, ça doit être un peu comme tapiner.
Un ding ! élégant annonce l’ouverture des portes au 3e étage. Le couple sort sans un mot. Je ne peux pas m’en empêcher :
— Et bonne soirée ! crié-je à leur intention.
Ils se retournent et me dévisagent d’un air hautain. Alors que les portes de l’ascenseur se referment sur moi, j’ai juste le temps de leur faire mon plus beau sourire et de leur tendre mon majeur. Ah, ça fait du bien ! Très satisfaite de moi, j’en ai presque oublié que je suis arrivée.
La cabine se stabilise sur le palier du 4e étage, celui sous la charpente de l’hôtel. J’inspire profondément. Je sens le stress repointer le bout de son nez alors que je traverse le couloir aux murs blancs et à la moquette pourpre. Chambre 404. Je glisse la carte magnétique dans la serrure qui s’ouvre en un cliquetis.
J’entre et verrouille la porte derrière moi. Personne d’autre ne pourra entrer. Je suspends mon manteau dans la penderie du couloir de l’entrée. Je dépose mon sac dans la salle de bains. Comme j’aimerais avoir une aussi jolie pièce chez moi. Tout est marbré, blanc pour le sol, les murs et le tour de la baignoire, noir profond pour le plan de travail qui accueille deux vasques en verre à la propreté irréprochable. Un bouquet de fleurs fraiches apporte de la chaleur, de même que la profusion de serviettes donne un côté accueillant et douillet à l’endroit. Sans oublier les peignoirs et les chaussons.
Sur un plateau argenté se trouve tout le luxe qu’on attend dans un endroit pareil : gel douche, shampoing, après-shampoing, savon mains solide, crème pour le corps, bonnet de douche, sachets individuels de coton, lime à ongles et cotons tiges, et kit de couture. Comme s’ils allaient recoudre leurs vêtements eux-mêmes. Ah, et il y a aussi un kit pour lustrer les chaussures. Décidément, le cirage de pompes c’est important !
Il y a même une bougie parfum fleur de coton. Je suppose qu’elle sert juste à décorer car elle est neuve et je ne vois ni allumettes ni briquet. Enfin, l’immense baignoire blanche et sa robinetterie rutilante me donnent envie de fermer la porte à clé et de me faire couler un bain délassant. Je me re-toilette rapidement afin d’être impeccable et irréprochable. Certaines s’en foutent, moi pas.
Comme toujours, la chambre est plongée dans la pénombre. Seules les lumières extérieures, qui éclairent de multiples couleurs les canaux en contrebas du bâtiment, filtrent à travers les rideaux tirés. L’élégant homme avec lequel j’ai rendez-vous m’attend patiemment dans le fauteuil à l’extrémité de la pièce. D’ordinaire, c’est moi qui viens à lui et commence à le chauffer en lui demandant ce qu’il voudrait de moi ce soir. Nous négocions les termes s’il s’agit d’une nouveauté.
Mais ce soir, il se lève de son fauteuil et vient jusqu’à moi. Avec mes talons, mon front arrive presque à hauteur de son nez. Il détaille ma tenue, celle qu’il exige de moi d’ordinaire. Il a l’air contrarié.
— Quelque chose ne va pas ?
— Va démaquiller tes lèvres, s’il te plait, me demande-t-il.
— Très bien, Monsieur.
D’habitude, il affectionne ce genre de couleur un peu criarde. Je retourne à la salle de bain et entreprends de retirer le rouge à lèvres avec un peu de démaquillant et des mouchoirs. Je fouille dans ma trousse et applique un baume hydratant. Je retourne vers lui. Il attrape mon menton et m’examine de nouveau.
— Beaucoup mieux, déclare-t-il.
— Parfait, fais-je, soulagée. Quelles sont vos envies pour ce soir ?
C’est le moment que je redoute le plus. En principe, il fixe le curseur à ce moment et je sais à peu près à quoi m’en tenir pour la soirée. De mon côté, je me prépare toujours à vingt pour cent de difficulté en plus, car je sais, par expérience, comme les hommes s’emballent quand ils sont excités.
— Rien d’insurmontable, et rien que tu n’aies pas déjà fait, déclare-t-il.
— Même mot d’alerte ?
Il a un petit reniflement moqueur.
— Je serais bien étonné que tu t’en serves.
Il me désigne le lit king size sur lequel des vêtements m’attendent. Je fronce les sourcils.
— Mets-les, m’intime l’homme. Et enlève tes chaussures
Voilà qui est inhabituel de sa part. Le style vestimentaire l’est encore plus. Mais si ça l’excite… Je retire ma robe noire, non sans faire un peu ma chaudasse au passage. Mais ce soir, il a l’air plutôt hermétique à ma tentative, et je trouve ça déstabilisant. Il se borne à m’observer, le visage de marbre – comme sa salle de bain, tiens !
— Est-ce que je dois enlever les bas ?
— Peu importe.
Sans mes talons, il me dépasse d’une tête. J’enfile le pantalon par-dessus ma tenue, puis le haut. C’est à peu près ma taille, quoiqu’un peu large. En tout cas, c’est confortable. Un léger sourire apparait sur son visage, mais ses yeux quant à eux lui donnent surtout l’allure d’un prédateur.
— C’est parfait. Retourne-toi. A genoux, ordonne-t-il plus sèchement que jusqu’alors.
Et c’est parti ! J’obtempère. Ses mains fourragent dans mes cheveux lissés. Il les réunit en une grossière queue de cheval. Ça tire un peu. Je comprends qu’il les attache avec un élastique. Puis, tout devient noir. Il noue derrière ma tête l’épais bandeau qui me recouvre les yeux. Il émet un grognement satisfait. Je ne sais pas trop ce qu’il attend de moi, mais je sais qu’il me le fera comprendre en temps utile.
J’entends le zip de la fermeture éclair de son pantalon à côté de mon oreille.
— Pour une fois, souffle-t-il, ne fais pas ta pute. Tiens-toi tranquille.
Je reste donc immobile. J’ai l’impression qu’il tourne autour de moi. J’imagine qu’il a son engin à la main et qu’il s’échauffe. Tout à coup, il se rapproche. Il me maintient la tête en arrière, ma queue de cheval emprisonnée dans sa main ferme. Pendant quelques minutes, je sens qu’il s’agite tout près de moi. Il respire fort, et de façon hachée. Puis, dans un grognement rauque, il se déverse soudain sur ma joue. Un liquide chaud et épais à l’odeur âcre coule jusqu’à mon menton. Quelques gouttes finissent dans mon décolleté. Puis l’homme me relâche.
— Nous en avons fini, déclare-t-il.
C’est tout ? Ça devait faire un moment qu’il s’astiquait avant que j’arrive. Je suis néanmoins soulagée. Les séances sont d’ordinaire beaucoup plus longues et plus hard, et il me faut souvent plusieurs jours pour m’en remettre complètement. Il retire mon bandeau imprégné de son plaisir et me tend une boite de mouchoirs pour m’essuyer le visage. Je me relève et m’apprête à enlever le pantalon et le t-shirt quand l’homme m’arrête d’un geste de la main.
— Garde ces vêtements. Ils pourront resservir.
Je ramasse ma robe et mes escarpins. Il me raccompagne jusqu’à la porte séparant la chambre du couloir de l’entrée.
— Merci, me dit-il avec un petit sourire. Tu connais le chemin.
En dehors de nos séances, il est toujours poli et convenable avec moi. Je crois qu’il m’aime bien. Après un signe de tête de ma part, il retourne s’enfermer du côté de la chambre et me laisse seule dans le couloir.
Dans la salle de bains, je me lave le visage à grande eau et je n’hésite pas à ouvrir un des petits gels douche pour me nettoyer. La serviette blanche que je sacrifie est moelleuse et sent bon l’adoucissant. Après un rapide bilan devant le miroir, je décide de garder les cheveux attachés. Ils vont garder la marque de l’élastique sinon, ce serait moche.
C’est quand même bizarre de m’avoir donné un jeans et un t-shirt publicitaire. Le nom m’évoque la série Highlander, mais je pense que c’est plutôt un nom de bar ou de restaurant. Je me demande si la prochaine fois il m’ordonnera de porter un haut de chez Castorama ou la Fnac.
Je remets mon manteau dans le couloir de l’entrée et j’enfile mes baskets, cette fois. Au passage, je ramasse l’enveloppe qui m’attend sur la console en bois blanc. Tant de fric juste pour une petite faciale, ça me parait presque indécent. Mais si le client est satisfait… Je claque la porte qui se verrouille automatiquement derrière moi.
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