Chapitre 6. LEANNE

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Samira a l’air un peu nerveuse ce soir. Je suis rentrée plus tôt que d’habitude, fatiguée par une journée à courir partout pour répondre aux sollicitations patronales. Ma colocataire est en plein rush dans la salle de bains. En dessous sexy, elle se maquille à toute vitesse. Je comprends tout de suite qu’elle a encore un rencart.

— Alors, il s’appelle comment, celui-là ? fais-je en m’appuyant contre le chambranle de la porte.

— C’est toujours le même ! me répond-elle sans quitter des yeux son reflet dans le miroir.

— Pas possible ! dis-je, moqueuse. Un nouveau recordman !

Sam lève les yeux au ciel, ce qui est une très mauvaise idée quand on est en train de se mettre du mascara.

— Merde ! s’écrie-t-elle en voyant les grosses traces noires que viennent de faire ces cils étirés sur ses arcades sourcilières. Léanne, tu me déconcentres !

Je m’efface pour la laisser passer alors qu’elle se rue sur son téléphone qui vient juste de sonner.

— Je suis hyper à la bourre, putain, grommelle-t-elle.

— Et bien il attendra. Faut savoir se faire désirer, ma belle, déclaré-je en m’asseyant sur son lit.

— Non, il n’attendra pas. Où est mon sac ?

Il est à mes pieds, je l’ai enlevé du lit pour m’asseoir dessus. Je le lui tends, mais elle s’en saisit trop rapidement et le contenu se répand sur le sol. Le téléphone bipe une fois de plus. La nervosité de Sam semble aller crescendo. Elle lâche une bordée de jurons et se dépêche de ramasser ses affaires pour les fourrer dans son sac. Je me baisse pour l’aider et lui tend sa brosse à cheveux et un t-shirt déplié portant le nom d’un pub du centre-ville que j’ai découvert récemment. Etrange.

— Tu as pris un pyjama ? Tu dors chez lui ?

— Quoi ? fait-elle en fronçant les sourcils. Non.

— Je ne t’ai jamais vue avec ce pantalon. Ce n’est même pas ta taille. Tu l’as acheté quand ?

Elle m’arrache le jean des mains.

— Mais tu veux t’occuper de tes fesses ?

Elle commence à m’inquiéter. Je ne l’ai jamais vue se stresser autant pour un rendez-vous. Surtout quand ce n’est pas le premier rencart. Sam vient juste d’enfiler sa robe noire – celle qui dévoile ses longues jambes et moule son corps fin – quand le téléphone sonne pour la troisième fois.

— Il est excité celui-là, ma parole ! m’exclamé-je.

— C’est mon taxi, m’informe Sam en glissant ses pieds dans ses escarpins noirs et en passant sa veste grise molletonnée. Ne m’attends pas ce soir.

Elle lisse une dernière fois du bout des doigts ses cheveux noirs devant le miroir de l’entrée. Puis elle m’envoie un baiser et claque la porte derrière elle. L’ouragan Samira vient de quitter l’appartement et tout son remue-ménage m’a achevée. J’espère au moins qu’elle va passer une bonne soirée.

La salle de bain est un vrai chantier. Sam a laissé tout son maquillage étalé autour du lavabo dans lequel traine quelques cheveux épais – j’ai horreur de ça. De la poubelle débordent des bandes de cire orientale. Je me demande bien ce qu’elle cherche à épiler, étant donné qu’il y a très peu de poils dessus. Sa serviette mouillée traine en boule sur le panier de linge sale et le tapis de sol est trempé. J’avais très envie de me faire couler un bain pour me détendre, mais ce capharnaüm m’horripile.

Je n’en veux pas à ma coloc. Elle est comme ça, Sam. Un peu brouillonne pour certaines choses, un peu perfectionniste pour d’autres. Nous priorisons les choses différemment, c’est tout. Elle est un peu tête en l’air parfois. Peut-être que je la couve trop. Toujours à la protéger, comme autrefois.

Je mets tous ses produits de beauté dans un petit panier en osier blanc pour débarrasser le lavabo et pouvoir le nettoyer. Je vide la poubelle dans celle de la cuisine, non sans pester quand la cire me colle aux ongles. Je fourre toutes les serviettes et le tapis dans la machine à laver au fond de notre petit cagibi et je lance une lessive. Je rince rapidement la baignoire qui me semble assez propre et je me fais couler un bain bien chaud et bien mérité.

J’ai très mal à la plante des pieds. Tous ces allers-retours entre les salles de réunions et les bureaux, perchée sur mes talons comme une grue… J’incarne à merveille la blondasse de service, corvéable à merci, toujours souriante et les yeux papillonnants. Concentrez l’attention des hommes sur vos courbes et vos lèvres, et ils ne feront attention à rien d’autre !

Dans les films, on voit souvent l’héroïne qui prend un bain moussant avec un énorme verre de vin rouge et des petites bougies partout. C’est presque ça pour moi, sauf que je n’ai pas de bougies. A la place, j’ai éteint la lumière de la salle de bains et laissé la porte entrebâillée pour avoir juste un rai de lumière depuis ma chambre. Et je n’aime pas le vin rouge. Une bière fait largement l’affaire. Je soupire de contentement en profitant de ce moment de calme et de plénitude.

Il me semble que je somnole un peu quand j’entends la porte claquer. Je me redresse, faisant clapoter l’eau dans la baignoire. J’allume l’écran de mon smartphone qui indique 20h17. Sam est partie il y a moins de deux heures. Soit c’était un plan baise rapide, soit la soirée a mal tourné. Je l’appelle à travers l’appartement :

— Sam ? C’est toi ?

— Qui veux-tu que ce soit ? me crie-t-elle de loin.

— Tu viens me raconter ?

— Tout va bien, je suis fatiguée ! crie-t-elle de nouveau après une hésitation.

Voilà qu’elle m’évite, maintenant. J’insiste.

— Viens me voir, s’il te plait.

Ses pas se rapprochent, le parquet du couloir craque dans ma direction. La porte de la salle de bains s’ouvre en grand, en même temps que le plafonnier s’illumine, m’éblouissant un court instant. Je grogne. Sam vient s’asseoir sur le rebord de la baignoire. Je ne prends pas la peine de cacher ma nudité. Elle sait déjà tout de mon anatomie.

Elle a l’air fatiguée. Son maquillage a presque entièrement disparu, mais il en reste des traces par endroits. Je lui trouve les traits tirés et les yeux un peu gonflés. Alors que je m’apprête, inquiète, à lui demander si elle s’est démaquillée ou bien si elle a pleuré, elle s’exclame :

— Tu n’aurais pas dû faire le ménage, c’était à moi de nettoyer mon bordel !

— Je n’avais pas trop le choix, ma belle, je voulais prendre un bain.

— La baignoire était propre, me fait-elle remarquer.

— Tu aurais vraiment envie de tremper dans une baignoire superbe, installée au milieu d’une décharge publique ?

— Tu exagères ! Mais, ça va, j’ai compris le message, grommelle-t-elle.

Un silence s’installe entre nous.

— Tu veux me parler de ton rencart ? lui proposé-je.

— Non, pas vraiment.

— Je vais reformuler : j’aimerais que tu me parles de ton rencart. J’ai l’impression que ça ne s’est pas bien passé.

Sam hésite. Elle se masse la nuque avec lassitude.

— Je suis fatiguée, Léanne.

— Oui, je vois ça. Et ça m’inquiète. Je ne te sens pas très bien depuis un moment. Si c’est à cause du même mec… ben je n’ai pas l’impression que ce plan soit très bénéfique pour toi. Rien ne t’oblige à le revoir, laisse tomber !

Ma coloc soupire et se lève.

— Tu peux nous mettre à réchauffer la flammekueche d’hier ? lui demandé-je alors qu’elle quitte la salle de bains.

— J’ai pas faim, me crie-t-elle depuis sa chambre.

Je n’obtiendrai rien d’elle ce soir. Résignée, j’ouvre la bonde de la baignoire pour évacuer l’eau. J’attrape un drap de bain propre et m’enroule dedans pour me sécher. Je traverse le couloir pour rejoindre la cuisine. Je place les restes de la veille sur la plaque du four et règle le thermostat sur 130°C.

Un doute affreux m’étreint. J’y ai déjà songé, mais pour une raison que j’ignore, il ne fait que se renforcer en cet instant. Il faut que j’en aie le cœur net. Je retourne frapper à la porte de la chambre de Sam. Elle s’est déshabillée et elle a des marques sur la peau au niveau des épaules.

— Sam ? Ce n’est pas un date Tinder cet homme ?

Elle fait non de la tête, l’air contrit. C’est bien ce que je craignais.

— Ne me dis pas que… ? Tu recommences à faire la pute ?? m’écrié-je, stupéfaite.

— C’est temporaire ! s’exclame-t-elle.

— Putain, Soraya !

Elle sursaute. Elle n’a plus l’habitude que je l’appelle par son ancien nom. Comme elle n’arrive pas non plus à prendre l’habitude de m’appeler par mon nouveau nom. Encore une contradiction chez elle. Je fulmine.

— On en a bavé pour en sortir toutes les deux, et toi tu replonges ? Tu veux finir comme Inès ?

— Faut que je paye ma part de loyer ! se défend-elle.

— Mais ! On n’a plus besoin d’autant de fric ! Nos deux boulots suffisent largement pour ça, lui rappelé-je.

Elle finit par avouer.

— J’ai été virée. Pendant la période d’essai. Retour à la case départ.

J’accuse le coup. C’était il y a six mois.

— J’ai merdé.

— Genre ? Tu t’es tapé un collègue dans une cabine d’essayage ? fais-je, moqueuse.

Sam se décompose et je perds aussitôt mon sourire narquois.

— Non, un client…

Un client du magasin. Elle a dû se faire choper, c’est sûr. La patronne n’a pas dû apprécier. Probablement qu’elle en a parlé autour d’elle et que Sam est grillée pour la plupart des petits boulots existants. Je suis atterrée.

— Mais qu’est-ce qui t’a pris ?

— C’était juste une petite pipe ! se défend-elle, comme si ça n’aurait pas dû prêter à conséquence.

— Mais je m’en fous ! Nom de Dieu, Sam ! On n’est plus à Marseille ! On ne peut plus se permettre de mêler sexe et boulot !

— C’était pas pour du pognon, c’était une vieille connaissance.

— Tu sais qu’on peut simplement faire la bise à une vieille connaissance ? Et pas forcément lui tailler une pipe !

Sam balaye mes paroles d’un geste, ce qui achève de me mettre en colère.

— J’ai merdé, je sais !

— Tu aurais dû me dire que tu n’avais plus de travail, j’aurais trouvé une solution. Tout, sauf te revoir faire le trottoir.

— Je ne fais pas le trottoir, j’ai juste un régulier. C’est temporaire.

J’essaye de conserver mon calme.

— Tu le vois à quelle fréquence ?

— Avant c’était plutôt deux fois par mois. Ces derniers temps, il me contacte plus souvent, parfois l’après-midi pour le soir même.

— Et comment tu l’as trouvé ?

— Marcy.

Je manque de m’étrangler.

— Tu as recontacté Marcy ?

Sam fait oui de la tête. Je mène un véritable interrogatoire.

— Comment tu as fait ?

— Via l’ancienne boîte mail.

— Que tu n’avais pas supprimée non plus ? Mais t’es sérieuse, Sam ?

— Tout le monde ne sait pas faire table rase du passé comme toi, s’agace-t-elle.

— Mais ça n’a rien à voir ! Marcy était en cheville avec un paquet de gens dangereux, on avait tout intérêt à fuir tout ça.

— Peut-être, mais tu sais ce qu’elle a fait pour moi. Je lui dois beaucoup.

Je ricane, avant de lâcher, acerbe :

— Tu as déjà remboursé, il me semble. Trente-cinq pourcents.

A l’évocation du pourcentage scandaleux que Marcy se faisait sur son dos – ou plutôt sur son cul, Sam se renfrogne. Je soupire, dépassée par la situation et les mauvais souvenirs que cela me rappelle.

— Mais pourquoi tu es passée par elle ?

Sam tire une bouffée de sa cigarette électronique et la recrache lentement. Les volutes blanches et épaisses dansent dans la lumière de la fin de journée, tandis qu’un parfum de bonbon de synthèse se répand dans l’air.

— Je ne voulais pas m’inscrire sur des sites d’escorts. Pas assez sécure pour moi. J’ai demandé à Marcy si elle avait des contacts fiables sur Strasbourg. Elle m’a mis en relation avec deux hommes. Le premier avait plus de soixante-dix ans, j’ai décliné de suite. Le deuxième présentait mieux. On a fait un essai. Finalement, je correspondais à ces critères. Et c’était très bien payé.

— C’est-à-dire ?

— Quatre-cents euros de l’heure.

Je la dévisage, stupéfaite. Un tel prix implique nécessairement des conditions draconiennes. Avant que j’aie pu poser la question, elle me précise :

— Et Marcy ne me prend rien sur cette somme. Je traite en direct avec lui. Elle n’intervient pas.

Bordel… Tu m’étonnes que Sam ait mordu à l’hameçon. Un seul client. Deux fois par mois. A un taux horaire alléchant et sans commission. C’est extrêmement lucratif.

— J’imagine que c’est un gros et vieux dégueulasse ?

Sam s’assombrit.

— Gros et vieux, non. C’est même plutôt un bel homme.

Ce n’est effectivement pas plus mal pour supporter la passe. Sam se mordille la lèvre.

— Il est assez classe. Bien habillé. Il parle bien. Enfin mieux que moi, tu vois. Mais… il a un regard déstabilisant, voire effrayant. Il a un ton sec, cassant. Il est dur. Il a des exigences précises.

— Comme beaucoup de clients.

Elle secoue la tête.

— Pas comme lui, non. Il ordonne, il impose et moi je dois obéir.

— Un dominant ? fais-je, étonnée. Tu te livres à des passes BDSM ? Comme avant ?

Elle secoue la tête.

— Non, c’est pas BDSM non plus, enfin pas au sens strict du terme. Il ne cherche pas une soumise. Enfin, si mais… En fait, il veut juste… une chose.

— Une chose ? fais-je, sans comprendre.

— Il me traite très bien avant et après. Mais pendant… c’est comme si il cherchait à me briser, avoue-t-elle dans un souffle. On dirait un autre homme. J’ai eu beaucoup de mal à gérer ce soir. Et ça ne fait que s’amplifier depuis le mois dernier.

J’ai un frisson. J’ai déjà croisé ce type d’homme par le passé. C’est rarement une partie de plaisir. Le client en veut pour son argent, il réclame tous les droits et prend toutes les libertés. Dans certains cas, les choses peuvent subitement dégénérer et devenir totalement hors de contrôle. Je n’arrive pas à comprendre que Sam se soit remis sur le marché. J’inspire un grand coup.

— OK, dis-je, alors c’est très simple, puisque tu as son numéro tu vas lui envoyer un message et lui dire que tu arrêtes là. Ça suffit maintenant.

Sam me regarde de ses grands yeux inquiets.

— Mais comment je vais faire pour le loyer ?

— Pour l’instant, on va faire avec ce que tu as gagné. Et puis on va te trouver un nouveau boulot.

— Ce sera sûrement un boulot de merde, se plaint-elle.

— Probablement, oui. Et sûrement chiant à mourir et sous-payé, mais on s’en fout. Sam, on est reparties de zéro toi et moi, et on s’était promis de laisser ça derrière nous. Si tu t’étais fait choper à faire ce que tu faisais, tu aurais pu nous mettre dans la merde ! Et je n’ai aucune envie de revivre ce qu’on a vécu.

Sam acquiesce vigoureusement de la tête, l’air mortifié. Puis elle saisit son téléphone, tape un instant et me montre l’écran. Sur l’application, le message éphémère s’affiche en non-lu.

Ça va bien le mettre sur les dents, l’enfoiré, quand il essayera de la recontacter. Je ferme la fenêtre, puis je tapote l’écran pour atteindre le gestionnaire d’applications. Je désinstalle celle que Samira utilise avec cet homme. A mes côtés, elle ne bronche pas, jusqu’à ce que je lui restitue son tél. Elle a beau avoir la trentaine, on dirait une adolescente qui vient d’être punie. Et j’ai beau avoir à peine cinq ans de plus qu’elle, j’ai l’impression parfois de devoir agir comme si j’étais sa mère.

Je la prends par les épaules pour la regarder bien en face.

— Je t’aime, tu sais. Mais recommence une seule fois à me mentir et à faire le tapin, et je te fous dehors.

En mon for intérieur, je ne suis pas certaine que j’aurais le cœur à mettre cette menace à exécution. Mais Sam voit en moi un pilier depuis longtemps. Si cela suffit à lui faire peur et à l’aider à se tenir à carreaux, alors tant mieux.

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