Chapitre XX. Alf Layla Wa Layla
Le coin bar de l’établissement se trouvait à gauche en entrant, à l’opposé de la fosse où dansaient les clients de la boîte de nuit. Le comptoir en bois sombre, les tabourets en métal luisant et leurs sièges de faux cuir d’un bordeaux défraîchi renvoyaient une ambiance vintage qui tranchait avec les installations holographiques de la piste de danse. Les bouteilles étaient proprement alignées le long du mur à la peinture écaillée, sur des étagères munies de lampes qui mettaient en valeur les liqueurs colorées qu’elles contenaient. Sierra s’attendait à y voir plus de monde, mais hormis le barman roton avec un bandana vissé sur la tête, et un client vautré fumant un joint qui lui tirait la causette, le comptoir était désert. Conformément aux indications du Dr. Abdelhossein, elle s’assit sur le siège le plus à gauche, et interrompit la discussion de ces messieurs qui tournèrent alors le regard vers elle.
« Servez-moi un Blue Cobalt s’il-vous-plait ! »
Le barman brossa sa barbe ondulée et lui répondit. « Désolé, mais on n’a plus de curaçao. »
« Alors je prendrais un jus de papaye. » L’employé plissa les yeux puis acquiesça. Il sortit une bouteille du jus d’un frigo positionné sous le comptoir, la secoua vivement avant de verser le nectar dans un verre adapté. Sierra le remercia et but une gorgée dans la foulée, en jetant un coup d’œil autour d’elle. Si le vieillard avec ses bras robotiques ne lui avait pas menti, le patron du Alf-layla wa layla, le fameux indic qu’Abdelhossein lui avait indiqué, devrait se présenter à elle.
Elle fit une grimace. C’est vraiment dégueulasse, le jus de papaye.
« Fallait pas prendre un truc que vous aimez pas, sayyida. » La demoiselle en question sursauta et se tourna vers le pilier de bar qui l’avait alpagué. « Surtout qu’en plus, c’est même pas sur la carte. Heureusement qu’Ismaïli vous l’a offert ! Les jolies européennes comme vous, c’est son type, faut croire… »
Le voisin de comptoir avachi lui faisait maintenant face, son cigare roulé à la main encore fumant d’une brume grisâtre. Il abaissa ses lunettes de soleil de collection vers la pointe de son nez, révélant ainsi un regard qui trahissait le rythme décalé des fêtes nocturnes. En revanche, son manteau bleu, sa chemise noire et ses cheveux bien peignés et repliés sur le sommet de son crâne ne renvoyaient pas exactement la figure de l’alcoolique notoire. Il tendit sa pâle copie de calumet vers la jeune espionne.
« Vous fumez ? » Son attitude calme et désinvolte inspirait de la méfiance chez l’européenne. Voyant que sa réponse se faisait attendre, l’inconnu retira son joint avec un rictus amusé.
« Qu’est-ce que vous me voulez exactement ? Si vous voulez m’offrir un verre, c’est raté, je ne bois pas d’alcool. » Cette remarque agacée fit immédiatement réagir son interlocuteur, qui poussa un rire rauque, raclé du fond de la gorge.
« Et pourtant vous aviez bien commandé un cocktail aussi, non ?́! Un cocktail qui n’est pas non plus sur la carte ! » Il tira une bouffée de cannabis avant de continuer. « Nassem m’a tout expliqué. »
« Hein ? Nassem ? »
« Si je vous dis que c’est une araignée qui me l’a susurré, ça devrait plus vous parler, non ? »
Al-‘ankabut, l’araignée. C’est un des pseudonymes du Dr. Abdelhossein. En même temps, vu l’attirail de câbles auquel il était connecté et qui le reliait à son cabinet, il n’était pas difficile d’y voir une toile d’arachnide. « Alors c’est vous que je cherche ? »
« Tout juste ! » Le patron du Alf-layla wa layla écrasa son joint dans un cendrier placé là, avec un air enjoué. « C’est moi qui dirige cet établissement. Vous pouvez m’appeler Djibril. Bienvenue aux Mille-et-une Nuits ! »
Sierra ne savait pas trop comment réagir. Elle se contenta de regarder dubitativement la mine amusée et les bras mollement ouverts du prétendu propriétaire des lieux. Ce n’est pas qu’elle manquait de raisons de le croire. Après tout, elle avait suivi les instructions à la lettre que lui avait confiées le docteur aranéide, et il s’est effectivement manifesté après avoir passé commande comme il le fallait. Non, c’est plutôt qu’elle s’attendait à quelqu’un avec l’air plus… professionnel. Ou menaçant, c’est au choix. Instinctivement, elle tourna son regard vers le barman, le dénommé Ismaïli, qui fit un hochement subtil de la tête.
« Donc c’est vraiment vous qui- »
« Oui, c’est vraiment moi qui ! Je sais ce que vous venez chercher chez moi. Mais si vous le voulez bien, on va en parler dans un coin un peu plus discret. » Djibril se leva de son siège, et invita Sierra à le suivre d’un mouvement de la tête. Cette dernière se montrait encore plus méfiante. Mais l’espionne se remémora les affirmations du docteur Abdelhossein. Il lui avait assuré que l’Alf-layla wa layla, comme beaucoup d’autres établissements en lien avec le trafic de drogue, n’avait aucun intérêt à interférer avec les affaires des étrangers, du moment que ceux-ci ne dérangeaient pas les leurs non plus. La disparition d’un diplomate ou d’un touriste, ça fait du bruit, ça attire l’attention sur eux, ça ramène les flics. Tout ce qui les intéressait au final, c’était la guerre de profit à Baghdad même. Paradoxalement, ça faisait d’eux les meilleurs alliés que Sierra pouvait avoir sur le terrain.
L’espionne se leva de son siège et suivit sans un mot le patron. Les deux serpentèrent dans la foule entre les tables et la fosse aux danseurs, dans la lourde musique électronique et les flashs colorés des projecteurs. A gauche, les fêtards buvaient des coups et avalaient des planches de tapas en pariant sur des jeux de cartes virtuels. A droite, les lubriques alcoolisés balançaient des chiffres holographiques sur des strip-teaseuses cybernétiques ondulant sensuellement le long des poteaux. Au fond à gauche, une file d’attente s’était amassée vers l’entrée des sanitaires. Et au fond à droite, un passage dans le mur était fermé par un rideau noir, que peu de gens semblaient franchir. Djibril l’écarta pour son hôte et lui fit un signe poli pour l’inviter à franchir le pas.
De l’électro de la salle principale, Sierra n’entendait déjà plus que la résonance des basses. Le couloir de service qu’ils venaient tous les deux de rejoindre tournait vers la gauche, en direction des toilettes, mais abouchait uniquement sur un ascenseur, qui ne pointait que vers le bas. Le patron appuya sur le bouton pour l’appeler.
« C’est déjà plus calme ici, vous ne trouvez pas ? » Pas plus avenante pour parler chiffons, Sierra réitéra son inquiétude par son silence stoïque. « Wallah, je vous promets que vous ne craignez rien sayyida. Et Nassem vous l’a dit, je n’ai aucun intérêt à vous faire quoi que ce soit. On va simplement négocier un échange de bons procédés, ok ?»
« Dites-moi juste où mène cet ascenseur. »
« A la salle de shoot. Là où les véritables Nuits de notre établissement se déroulent. Et à mon bureau, accessoirement.» Djibril tire un rictus alors que la porte de l’ascenseur s’ouvre, et invite Sierra d’un geste galant. Ne quittant pas son hôte du regard, elle s’installe dans un coin de la cabine de métal et de verre, et le laisse choisir leur étage de destination. Ils descendront au premier sous-sol.
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