Chapitre 4

22 minutes de lecture

2 février 2005 JJ Cale, Cocaine

50.

 J’attends, mon sac de fringues à la main, appuyé contre le mur de l’immeuble dans lequel j’habite depuis deux mois. Deux mois d’enfer et de renaissance. Deux mois de douleurs, de doute, d’espoir. Deux mois à tenter de rompre définitivement avec C, perverse narcissique de 50mg.

 Il était 8h06 le lundi 6 décembre 2004. Je venais de m’affaler sur le siège d’une rame de métro parisien. Mon regard avait croisé celui d’une vieille femme qui commençait sa journée alors que je finissais la mienne après trente heures de concert et de défonce aux teintes or maltée et blanche poudrée. Elle avait sursauté puis m’avait détaillé entre deux stations, un sourire triste aux lèvres.

— Prenez soin de vous jeune homme. Il vous reste bien trop à vivre pour déambuler ainsi tel un mort-vivant, m’avait-elle dit d’une voix douce avant de sortir.

 J’étais descendu trois stations plus loin, à celle de Maubeuge-Rochechouart et avais titubé pour rejoindre au plus vite mon appartement. Les enfants effrayés que j’avais vu se cacher derrière les jambes de leurs parents, cartable sur le dos, et les moqueries des plus grands qui patientaient devant l’école Turgot, avaient fini de me renvoyer en pleine face ce qu’était devenue ma vie, ma survie plutôt.

  J’avais rejoint enfin le 5 avenue Trudaine, et m’étais effondré par trois fois sur les marches des escaliers en grimpant tant bien que mal les six étages. J’avais ouvert la porte juste à temps pour traverser les 17m2 de mon studio et remplir la cuvette des toilettes d’une bile désespérément trouble. La seule nourriture qui était venue remplir mon estomac depuis deux jours était de la bière fade. Mon cerveau quant à lui, avait été gavé régulièrement de cocaïne, par dose de 50mg. Comme d’habitude, j’avais méticuleusement pesé au gramme près chaque ligne aspirée, probablement pour tenter de me persuader que c’était moi qui la contrôlais. Je tenais encore dans la main le tube de papier qui avait servi de paille pour sniffer jusqu’au dernier grain la seule chose qui me faisait encore sentir vivant. Mais cette amante infidèle, qui aimait s’offrir aussi à mes partenaires de débauche, prenait un malin plaisir à claquer la porte de mon corps au bout de quelques heures, emportant avec elle ses douces promesses d’un monde meilleur.

 La plupart du temps, je la trompais pourtant avec son cousin. Mon quotidien n’était plus qu’un abandon cannabique mais, C, telle que je la surnommais, était bien trop jalouse et tyrannique pour me laisser vivre sans elle. Je tentais de lutter, ne sachant que trop qu’elle me consumait jour après jour. Mais les fugaces jouissances qu’elle provoquait en moi, réveillaient toutes les molécules d’un corps en manque. Sans elle, je ne ressentais rien. J’étais devenu l’esclave de cette Comtesse blanche aux pouvoirs magiques, celle qui déjoue les lois du monde tel que le connaissent les hommes qui n’ont pas succombé à ses charmes. Elle seule m’ouvrait les portes du monde caché, celui enfoui au fond de mes entrailles, celui auquel mon cerveau ne pouvait accéder que grâce aux tunnels qu’elle venait éclairer. Tel un homme amoureux qui attend sa dulcinée sur le quai d’une gare, je vibrais, impatient, non pas de la voir courir et se jeter à mon cou, mais qu’elle libère enfin son doux poison dans tous les méandres de mes synapses. Et l’univers parallèle que je découvrais, dès lors que dopamine, sérotonine et noradrénaline[1] pouvaient s’accumuler librement, m’apportait enfin un peu de répit dans la déprime de mon quotidien. L’euphorie tant attendue m’offrait enfin la légèreté et l’apaisement que mon corps cherchait en vain le reste du temps. Tous mes sens explosaient tandis que je me défoulais, enfin désinhibé, sur les rythmes rocks ou électroniques.

 Mais comme à chaque fois, le crash fut violent ce matin là. En me relevant enfin, épuisé, j’eus l’impression de voir un fantôme dans le miroir qui me faisait face et l’envie de lui envoyer un crochet du droit pour briser son visage d’ange de la mort avait fait éclater le verre et couler mon sang. En cherchant de quoi soigner ma blessure, c’est son flacon de parfum que j’avais découvert, presque vide. Elle avait dû se dire en partant qu’elle en rachèterait un autre. Mais il en restait bien assez pour venir contrecarrer les plans de la "dysrégulation hédonique" qui m’attendait. La fragrance fleurie qui s’en dégagea vint jouer des tours à mon cerveau. C’est comme si notre dernier échange venait juste de se dérouler et qu’elle venait juste de quitter l’appartement, sa valise pleine et le cœur vide.

 Quelques mois plus tôt j’avais définitivement sombré. Nous venions pourtant de fêter nos deux ans avec Charlie. J’avais ramé des semaines après mes dix-huit ans mais elle avait fini par m’adresser à nouveau la parole. Nous avions tout doucement retrouvé notre complicité et j’avais profité de son anniversaire le 28 avril pour l’entraîner dans le jardin :

— Je suis désolé de ne rien t’avoir offert, m’étais-je excusé.

— C’est pas grave, je comprends que tu n’aies pas trouvé le temps.

— Non tu comprends pas. J’ai rien pu acheter parce que j’ai rien trouvé qui soit assez bien pour toi. J’ai beau chercher, rien de ce que je peux t’offrir ne sera suffisant.

— Suffisant pour quoi ? m’avait-elle interrogé.

— Pour te montrer à quel point tu comptes pour moi. Tu mérites tellement mieux que ce que j’ai les moyens de t’acheter.

— Tu as raison, avait-elle acquiescé. Tu ne trouveras jamais rien qui pourra correspondre à ce que je veux vraiment.

— Ouch, un peu violent cette triste vérité. Mais je suppose que je l’ai bien mérité celle-ci, avais-je admis, bien penaud, en fixant le sol.

— C’est toi qui ne comprends pas cette fois. Tu trouveras jamais rien qui puisse surpasser ce dont j’ai vraiment envie. Tout simplement, parce que c’est toi que je veux. C’est d’être avec toi qui serait le plus beau cadeau.

 J’avais relevé les yeux pour vérifier que c’est bien à moi qu’elle s’était adressé. J’avais essayé de me persuader que je n’avais pas rêvé, qu’elle venait bien de dire à haute voix ce que je m’entraînais à lui avouer toutes les nuits dans mes rêves. Mais elle avait repris la parole sans que je sache vraiment depuis combien de temps je la fixais en silence.

— Mais je crois que c’est clair maintenant que c’est pas prêt d’arriver. Tu me dis que tu tiens à moi, mais pas de la manière dont je le voudrais. 18 ans, c’est un bon âge pour arrêter de rêver je suppose, avait-elle soufflé d’une voix si triste que mon cœur avait semblé rater une pulsation.

 Elle avait pris une grande inspiration et s’était tournée pour entrer de nouveau à l’intérieur. Mais la voir s’éloigner m’avait donné la force qui me manquait jusque-là. Je ne pouvais pas la laisser partir, pas cette fois. Je l’avais rattrapée tandis qu’elle montait la première marche de l’escalier, avais saisi son bras pour la faire se retourner face à moi et l’avais embrassée. Vite et mal. Trop pressé sans doute de pouvoir enfin goûter à nouveau à la douceur de ses lèvres. J’allais m’excuser de ma maladresse quand elle m’avait souri, d’un sourire à transformer le plus blasé des cyniques en le plus naïf des rêveurs. Je m’y serais bien noyé moi, aspiré dans les profondeurs de son âme. Elle était ma sirène et j’avais cru trop longtemps que son chant mélodieux allait m’asphyxier alors que lui seul sans doute pouvait au contraire me maintenir en vie.

— Je veux pas que t’arrêtes de rêver. Je veux qu’on rêve ensemble, étais-je parvenu à lui confier.

— Et ben c’est pas trop tôt, avait prononcé une voix depuis l’intérieur.

 Enguerrand et Thomas étaient en train de nous observer, accoudés au rebord de la fenêtre. Charlie avait ri avant de passer une main derrière ma nuque et s’était rapprochée de mon visage. Elle avait d’abord effleuré mes lèvres, avait plongé ses yeux verts dans les miens comme pour s’assurer que je pensais vraiment ce que je venais de lui dire, puis elle m’avait embrassé comme si sa vie en dépendait. J’avais répondu par un doigt d’honneur aux cris de joie que les deux voyeurs clamaient entre deux applaudissements et m’étais à mon tour abandonné à sa bouche.

 Je n’ai quitté ses bras et ses draps que pour assurer le minimum vital au lycée les semaines suivantes. Mais elle squattait sans cesse mon esprit et un bout de mon cœur faisait l’école buissonnière pour rejoindre celui qui le faisait battre.

  La lune de miel dura au-delà du lycée. Tous deux bacheliers, nous avons migré sur Paris. J’avais décidé de m’accorder un an pour trouver vraiment ce que je voulais faire tandis qu’elle avait rejoint les bancs de l’université Dauphine avec pour ambition d’intégrer l’IPJ[2] à la fin de sa licence. J’avais enchaîné les p’tits boulots jusqu’à ce que le patron de la Baguetterie[3] , où je passais tout mon temps libre, m’avait finalement proposé de rejoindre l’équipe. J’avais pris l’habitude de conseiller des clients à la recherche de batterie ou baguettes et Fred avait été bien embêté un jour lorsqu’un client avait réclamé à me parler. Il m’avait proposé un CDD de trois mois qui s’était transformé en CDI. Thomas avait été pris à la Sorbonne pour préparer le concours d’entrée en médecine. Nous avions hésité à trouver une collocation tous les trois mais il avait eu peur de ne pas pouvoir se concentrer assez et il avait préféré prendre une chambre étudiante proche de la fac. Malgré l’exigence de cette première année, nous parvenions à nous retrouver une fois par semaine pour répéter ensemble. J’allais moi-même le chercher quand il ne décrochait pas de ses bouquins, conscient que c’était la seule respiration qui rythmait ses semaines et lui permettait de ne pas craquer.

 Cette première année parisienne s’était conclue par sa réussite au concours, la validation de la première année pour Charlie et ma décision de continuer à travailler dans l’univers de la musique en donnant des cours en parallèle de mon boulot au magasin. Enguerrand nous avait rejoint quelques jours pour nous annoncer qu’il venait d’être recruté par le club de Valence en Espagne. Son rêve se concrétisait et il n’avait pas cessé de nous vanter le talent de Ronaldo, Patrick Kluivert ou encore Samuel Eto’o[4] . Nous avions tous acquiescé et partagé sa joie quand bien même nous ne les connaissions pas. Lui aussi faisait parfois semblant de nous écouter quand nous parlions de Brian May, Jimmy Page[5] ou encore Joey Jordison et Ginger Baker[6] .

Nous avions chacun notre univers mais notre amitié était toujours aussi forte. Thomas en avait profité pour nous présenter Clémence ce weekend-là. Elle était à la fac avec lui et les heures passées à réviser ensemble les avaient rapprochés. Charlie avait été ravie de pouvoir compter sur une présence féminine dans la bande et nous avions tous passé l’été en Espagne afin d’accompagner Enguerrand le temps de s’habituer à sa nouvelle vie.

 Je n’ai jamais pu dire exactement quand tout a basculé au psy qui m’a suivi ces deux derniers mois. Deux dates sont malgré tout figées dans ma mémoire : le 14 juin 2003 et le 6 décembre 2004. La première marque le départ de Charlie et la seconde ce fameux jour où j’ai décidé qu’il fallait que je rompe avec l’autre C. Mais en vérité, ma descente aux enfers a été lente et sournoise.

  A l’automne 2002, J’ai commencé à accompagner les collègues du magasin à des concerts et festivals et je pensais maîtriser ma consommation de cannabis. Mais petit à petit, je n’eus plus besoin de l’ambiance festive et de mes compagnons de fumette pour me rouler un joint. J’en proposais parfois à Charlie les soirs mais, rapidement, ils précédèrent le café, me servirent de coupe faim avant midi, de goûter et d’apéro. Parallèlement, j’ai commencé à arriver en retard au boulot, ai oublié de faire les courses, suis devenir agressif. Las d’entendre Thomas m’expliquer les conséquences que cela pouvait avoir sur mon cerveau, j’ai commencé à zapper nos répétitions. Honteux de me confronter au regard déçu de Charlie, je rentrais de plus en plus tard pour être certain qu’elle dormait déjà. Elle était partie pour la fac bien souvent lorsque j’émergeais le lendemain. De temps en temps, je sentais son corps me fuir lorsque je la rejoignais dans la nuit. Quand mes bras l’écœuraient, mon cœur s’embrasait. Je me ressaisissais quelques temps en la surprenant à la sortie de l’amphi un bouquet à la main ou en l’accueillant le soir avec un repas aux bougies et un tablier pour seul vêtement. Mais je reprenais rapidement mes mauvaises habitudes. Par contre, je n’ai aucun souvenir de ma première rencontre avec C. Je sais juste que c’était au printemps suivant. J’avais simplement été curieux, persuadé que cela resterait une expérience unique. Mais la semaine suivante, quand j’ai vu la ligne se dessiner sur un coin de table, j’ai voulu retrouver le frisson ressenti la première fois. Je tombais amoureux malgré moi et C me le rendait bien. Au début, cela a même boosté notre couple avec Charlie. Je revenais de soirée particulièrement excité et mon appétit sexuel la comblait. Jusqu’à ce qu’elle trouve un petit sac de poudre blanche au fond d’une poche de jean. Elle avait compris que nos ébats n’étaient que l’explosion finale de préliminaires solitaires. Elle avait appelé Thomas pour une intervention. Je les avais trouvés tous les deux installés sur le canapé à m’attendre, la table basse recouverte de prospectus variés sur les dangers des psychotropes et les lieux d’accueil sur la capitale pour sortir de l’addiction. J’avais ri dans un premier temps, en tentant de les rassurer, puis m’étais mis en colère quand ils m’avaient demandé si j’en avais sur moi. Charlie avait fondue en larmes et je les avais finalement écoutés. Thomas m’avait lu quelques témoignages d’anciens cocaïnomanes et l’entendre verbaliser exactement ce que je ressentais à chaque défonce m’avait fait prendre conscience qu’il était temps que j’essaie d’arrêter pour sauver mon histoire avec Charlie. J’avais jeté dans les toilettes le sachet qui trainait dans ma veste. Thomas avait proposé de m’accompagner dans un service adapté de désintox mais j’avais réussi à les persuader que je pouvais y arriver seul. J’avais ensuite passé dix jours au fond de mon lit, à vomir et trembler comme jamais auparavant. Mais des litres de café et des tonnes d’amour avait suffi pour me faire passer l’envie.

 J’avais ensuite repris le chemin du boulot, confiant, convaincu qu’on ne m’y reprendrait plus. J’avais fui les concerts et les soirées quelques temps pour éviter d’être tenté. J’avais déjà le pressentiment sans doute que pour rompre avec la drogue, il fallait rompre avec mes habitudes : du terrain de jeu nocturne, de l’odeur fauve des salles dans lesquelles résonnaient des riffs entêtants et des goûts houblonneux de verres trop vite remplis par des tentateurs au sourire amical. Mais j’avais surestimé ma force et crié trop vite victoire. J’aurais dû me méfier. C ne s’était pas déclarée vaincue et en stratège hors pair, elle avait regagné du terrain petit à petit, s’était immiscée dans mes pensées en se mêlant aux conversations avec de nouveaux partenaires de jeu au magasin. Un soir, J’avais accepté de me joindre à une invitation chez l’un d’entre eux pour une démonstration de batterie. J’avais rassuré Charlie qui pouvait même me rejoindre si elle le souhaitait mais elle m’avait fait confiance. Elle n’aurait pas dû. La soirée avait commencé tranquillement. J’étais installé sur le tabouret, armé de mes baguettes, protégé des tentations par mon mur de percussions. Je n’avais accepté qu’une bière et exécutais chacune des requêtes que le public me réclamait de jouer. Mais j’avais dû abandonner mon fort quelques minutes pour un contrôle technique dans les toilettes et à ma sortie, la place était prise. Des guitares et basses avaient été dégainées et un concert s’était improvisé. Je m’étais rapproché de la fenêtre pour tenter de ne pas me laisser toucher par une taff perdue et respirer l’air extérieur aussi impur soit-il en plein Paris plutôt que de laisser le brouillard épicé venir chatouiller mes poumons. J’avais finalement battu en retraite quelques instants dans la salle de bains, m’étais aspergé d’eau froide pour faire retomber la pression, avais jeté un œil dans le miroir pour y voir l’homme que Charlie méritait que je sois et étais ressorti, prêt à traverser le champ de bataille en mode furtif pour ne pas me faire repérer par l’ennemi. Mais je m’étais fait prendre par surprise. Une jeune femme s’était brutalement retournée et avait soufflé à quelques millimètres de ma bouche les vapeurs de la cigarette améliorée qu’elle tenait encore dans ses mains et qu’elle plaça entre mes lèvres sans que j’ai le temps de réagir. J’avais encore le choix je sais. J’aurais pu lui rendre, la cracher sur le sol et m’enfuir. Mais sentir le papier humide venir chatouiller ma langue et les effluves remonter de ma cavité nasale jusqu’à mes récepteurs olfactifs me fit perdre mon bouclier imaginaire. Instinctivement, ma bouche se referma et tira sur le joint. J’avais tellement lutté que le plaisir n’en fut que plus percutant.

 J’avais eu un sursaut de lucidité. J’avais quitté la soirée et j’étais rentré. J’avais pris une longue douche pour tenter d’éliminer de mon corps toute odeur qui pourrait me trahir et avais rejoint Charlie dans notre lit. Elle m’avait observé et souri, rassurée sans doute de voir à mon regard clair qu’aucune substance n’avait contaminé mon corps (pas suffisamment pour que cela soit visible en tout cas m’étais-je rassuré). Mais dès le lendemain matin, j’avais trouvé quelques grammes de marijuana dans une planque secrète que je n’avais pas totalement déminée la dernière fois. J’étais resté assis longtemps à observer les quelques feuilles et je savais que le choix que j’allais prendre serait déterminant. J’étais parti travailler finalement et ce n’est qu’en fin d’après-midi, fatigué par une grosse journée au magasin et une prise de tête avec Fred que j’avais senti de nouveau le sachet dans ma poche de veste. J’avais marché jusqu’au square Nadar au pied du Sacré Cœur. Je m’étais installé sur un banc devant la statue du Chevalier de la Barre[7] , me demandant si j’aurais eu son courage, lui qui avait été torturé et exécuté à mon âge. Je m’étais trouvé ridicule tout à coup. Il s’était battu pour ses convictions. Mon dilemme n’avait rien d’aussi tragique que sa destinée. Que pouvait-il arriver de si terrible ? m’étais-je interrogé. Au pire, Charlie se rendrait compte que je m’étais remis à fumer et soit je parvenais à réguler ma consommation, soit j’arrêtais tout. J’en avais été capable une fois, je pourrais recommencer. Et surtout, j’étais persuadé que plus jamais je ne me laisserai tenter par C. J’avais allumé la cigarette et l’avais savourée jusqu’à m’en brûler les doigts.

 J’avais réussi à gérer pendant quelques semaines, à me restreindre à deux joints par jour. Charlie ne se doutait de rien et ma dose journalière me suffisait.

 Mais un soir de février me fut fatal. Les Red Hot Chili Peppers donnaient un concert à Paris Bercy et nous n’aurions raté cette soirée pour rien au monde avec Thomas. Dopé par l’énergie du groupe et les solos incroyables sur Scar Tissue et Parallele Universe[8] , je n’avais ressenti aucun manque pendant le show. Mais à la sortie, nous avions croisé mes anciens comparses nocturnes sur l’esplanade. Ils nous avaient proposé de se rendre au magasin de musique pour continuer à échanger sur la performance des Chilis tout en reprenant leurs tubes. Thomas avait décliné, prétextant une journée chargée en TP à la fac le lendemain. Je les avais suivis, déterminé à ne me laisser enivrer que par l’ambiance et la musique. Mais les canettes de bières s’étaient enchaînées sans que je m’en rende vraiment compte et mon stock d’herbe était parti rapidement en fumée. J’avais baissé ma garde et C en avait profité pour me mettre un uppercut déguisé en caresses. Elle m’avait fait de l’œil, puis avait disparu dans le corps de mes rivaux avant de réapparaître quelques minutes plus tard, encore plus diaphane que dans mes souvenirs. La voir m’échapper était devenue insupportable. Je l’avais désirée plus que jamais et n’avais pas eu d’autre choix que de céder à la tentation.

 Je m’étais réveillé dans le canapé du bureau de Fred, la tête dans les nuages et le corps en vrac. Mon portable avait vibré et j’avais découvert les messages que Charlie m’avait envoyés depuis plus d’une heure. J’avais paniqué et appelé Thomas pour qu’il me couvre. « Si Charlie appelle, j’ai dormi chez toi ! » avais-je laissé sur son répondeur la voix rauque. J’avais ensuite rassuré Charlie en lui envoyant un sms. Premier mensonge d’une longue série…

 Elle n’avait pas semblé voir au début les petits détails qui montraient que j’avais replongé. Elle avait ses partiels de fin d’année qui approchaient et sans doute s’était-elle voilée la face pour se protéger. Ou peut-être avait-elle gardé espoir que l’amour que je lui portais serait plus fort que l’addiction qui grandissait en moi. En tout cas, c’est ce que moi j’espérais. Je découchais de plus en plus, pensant qu’il valait mieux la protéger du zombie que j’étais en train de devenir, de peur aussi que le mal qui me rongeait petit à petit pouvait la contaminer à son tour. Je me détestais d’être aussi faible et étais devenu invivable. C’est comme si je faisais tout pour qu’elle finisse par me détester. Je ne pouvais plus supporter qu’elle puisse continuer de m’aimer, elle si pure, moi si abject. Le 14 juin 2003, elle était rentrée de sa dernière épreuve et m’avais confronté, enfin.

— Je connais déjà la réponse mais j’ai besoin de te l’entendre dire, avait-elle commencé. Tu as replongé n’est-ce pas ?

— Oui.

— Tu me mens depuis le concert des Red Hot ?

— Oui.

— Et tu n’as pas l’intention d’arrêter cette fois ?

— Je ne sais pas si j’en aurais la force, avais-je avoué après quelques secondes.

— Il va le falloir pourtant.

— Sinon ?

— Sinon tu me perdras. À toi de voir ce que tu es prêt à perdre. Cette merde ou moi. Je t’aime, très fort, mais je ne peux pas être en couple avec « ça », avait-elle ajouté en me désignant. C’est pas toi ça.

 Je n’avais pas su quoi répondre. J’avais essayé de chercher les mots qui auraient pu la rassurer mais la vérité c’est que j’avais perdu tout espoir sur ma capacité à sauver notre histoire depuis longtemps.

— Il parait qu’un vrai couple ça commence au bout de trois ans, avais-je fini par lâcher.

— Et avant c’est quoi ?

— Une comédie romantique. Mais on n’est pas dans un putain de conte de fée Charlie. Même si tu m’embrasses, je serai toujours un enfoiré de crapaud demain matin. Je peux pas t’offrir ce que tu mérites, je t’avais prévenu.

 Elle avait pris le temps d’encaisser, m’avait observé en silence puis avait conclu :

— Je vais fermer les yeux et prétendre que les quinze dernières secondes de cette conversation n’ont jamais eu lieu. Et quand je les ouvrirai, tu me diras que tu ne penses pas ce que tu viens de dire et je saurai que tu as toujours foi en nous et que tu vas te battre.

 Elle avait clos ses paupières et j’étais resté quelques secondes à l’observer, bien trop belle, bien trop parfaite pour moi. Puis, sans un bruit, j’avais quitté l’appartement avant que le compte à rebours ne soit terminé. Le lendemain matin, elle m’attendait, les yeux cernés et humides, sa valise posée près de la porte.

— Je pars à New-York à la rentrée pour finir ma licence. Je pourrai pas y arriver si je dois m’inquiéter chaque seconde pour toi. Alors, je prends la décision la plus difficile de toute ma vie. Je te quitte par amour, m’avait-elle calmement dit avant de m’embrasser sur la joue. Thomas a pour mission d’être là pour toi le jour où tu accepteras d’être aidé. Ne la laisse pas te tuer, avait-elle murmuré avant de sortir de l’appartement, me laissant seul, le cœur dévasté mais soulagé de savoir qu’elle avait eu la force de me fuir tant qu’il était temps.

 A partir de ce jour-là, ma vie s’est résumée à un emploi du temps hebdomadaire parfaitement rodé pendant près de dix-huit mois : quatre jours de pseudo boulot et trois jours de fête, d’excès et de « comatage ». J’ai coupé les ponts avec tous ceux qui tentaient de m’aider. Thomas et les Kleiner, impuissants, n’avaient pu qu’observer ma déchéance. Rien de ne ce qu’ils pouvaient me dire ne m’atteignait. J’étais devenu insensible à leurs cris, à leurs supplications, à leurs pleurs. C était devenue ma seule confidente, ma seule raison de vivre. Toute mon énergie lui était dédiée : gagner assez d’argent pour m’offrir ses charmes et abuser d’elle pendant des heures.

 Jusqu’à ce matin de trop, lorsque le parfum de Charlie, retrouvé par hasard, me fit prendre à mon tour la décision la plus importante de ma vie : quitter C par amour. Pas par amour pour elle, mais pour tous ceux que j’avais abandonnés, y compris moi-même. Je décidais d’appeler SOS addiction et avais répondu aux questions du mec qui me questionnait au bout du fil. Je n’avais même pas essayé pas de minimiser.

— Vous avez fait le plus dur, m’avait-il rassuré. Bien souvent, le déni est un mécanisme classique de l’addiction. Vous avez fait le premier pas vers le sevrage. C’est le moment de vous y tenir.

 Il m’avait ensuite expliqué qu’un programme d’environ six semaines devrait permettre de me sevrer. Il m’avait donné l’adresse d’un centre dans lequel je pouvais me rendre immédiatement. J’y serais attendu et on allait m’accompagner tout au long du processus. Je n’avais pas hésité. J’avais fourré quelques affaires dans un sac et avais rejoint au plus vite le CSAPA[9] Pierre Nicole où j’avais rencontré le chef de service, un médecin et une éducatrice pour finaliser mon admission. J’ai refusé tout palliatif médicamenteux ne voulant pas passer d’une addiction chimique à une autre. J’appris à résister à la douleur physique du manque même s’il m’arrivait de me réveiller après avoir rêvé de sniffer toute la nuit. Et puis j’ai eu un grand vide à combler. J’ai dû remplir mon cerveau pour ne pas tomber en dépression. C’est un rendez-vous avec le psychologue du service qui m’encouragea à retrouver une ancienne passion. Poèmes et chansons, griffonnés sur un carnet, me permirent petit à petit de me retrouver. Le sport et une alimentation équilibrée participèrent aussi à ma récupération mentale. Mais je fus conscient que ma vie serait désormais une lutte constante. Etre dépendant un jour, c’est être dépendant toujours.

 J’ai grappillé quelques semaines, pour être sûr d’être assez fort pour sortir. Me voilà aujourd’hui, prêt à voler de mes propres ailes. Chaque année, on vit le jour anniversaire de notre mort sans le savoir et j’ai vécu plus d’un an en étant persuadé que chaque rail de coke allait me prendre mon dernier souffle. J’ai choisi le jour de mes ma naissance pour reprendre le cours du reste de ma vie. Me voilà donc, à respirer par moi-même, coupé du cordon ombilical du centre.

I don’t believe in happy endings.

But I believe in happy beginnings. [10]

 Je relis les deux phrases écrites rapidement quelques heures plus tôt. Pour la première fois de ma vie, je suis fier de moi et j’ai confiance.

— Bonjour, on cherche notre meilleur pote, vous savez pas où on peut le trouver ?

  Je ne suis même pas étonné d’entendre cette voix qui m’a tant manquée.

— Je crois qu’il est de retour sur Terre. Pour de bon cette fois.

— Y’a intérêt. Parce que la prochaine fois, je le suis en enfer sinon s’il le faut.

  Ému, je m’avance pour prendre Thomas et Enguerrand dans mes bras.

— Merci d’être là les gars. Je suis tellement désolé, pour tout.

— T’a intérêt à faire le vœu de de plus déconner mec. Parce que nos vœux d’anniversaire à nous viennent juste de se réaliser, me répond Enguerrand.

— C’est prévu. Je vous promets.

 Nous rejoignons l’appartement de Tom et Clémence. Elle l’a décoré avec des dizaines de ballons, a préparé un gâteau en forme de note de musique sur lequel deux bougies en forme de 2 sont plantés et rempli des verres de grenadine.

— Bon anniversaire Nico. Contente de te revoir. Je vous laisse entre mecs. Soyez sages.

Elle file après avoir lancé une playlist années 80, le générique « d’Olive et Tom » commençant à résonner dans la pièce. Nous passons l’après-midi à nous remémorer des souvenirs d’enfance.

— C’est pour toi, me dit Thomas après avoir jeté un œil à son téléphone.

  Je regarde à mon tour le nom qui s’affiche et avant que j’ai le temps de réagir, il appuie sur la touche verte et me colle son vieux Nokia à l’oreille.

— Allo Tom ? Vous l’avez trouvé ? Comme il va ?

 Je m’éloigne rapidement pour m’isoler un peu et essayer de trouver quoi lui répondre.

— Tom ? Ben raconte, insiste Charlie.

— Salut, finis-je par réussir à articuler, priant pour qu’elle ne raccroche pas.

— Salut… Bel anniversaire.

— Merci.

— Je suis contente de t’entendre. Comment tu vas ?

— Bien je crois.

— Tu crois ?

— Non j’en suis sûr. Je vais tout faire pour en tout cas.

— …

— Charlie ?

— Oui ?

— Merci.

— Pour quoi ?

— Parce que ton parfum m’a sauvé la vie…

— Nico…

— 15. Tu peux ouvrir les yeux.  

___________________________________

[1] neurotransmetteurs liés au bien-être

[2] Institut Pratique du Journalisme.

[3] Magasin des batteurs et des percussionnistes.

[4] Joueurs de la Liga espagnole

[5] Guitaristes de Queen et Led Zeppelin

[6] Batteurs célèbres.

[7] Chevalier de la barre (1745 - 1766) En plein siècle des Lumières, à Abbeville, le Chevalier de La Barre fut torturé et décapité à 20 ans pour « ne pas avoir salué une procession ». Cet événement a été l’un des catalyseurs amorçant le processus de déchristianisation.

[8] Album Californication, 1999

[9] Centre de Soins, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie de la Croix-Rouge française

[10] Je ne crois pas aux fins heureuses/ Mais je crois aux débuts heureux

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