1/ L’enlèvement
"Cela fait longtemps que tu n’est pas revenu... presque deux ans, maintenant... Qu'est ce que tu veux ?
La voix claque dans l’air, cinglante, troublant la tranquillité de cette fin d'après-midi ensoleillée. Frida, en prononçant ces mots, arrête d’écorcher le lapin qu’elle a capturé ce matin. Le temps est encore très clément pour la saison, les prises de gibier sont donc fréquentes et les arbres commencent à peine à perdre leurs feuilles.
C'est une femme d’une trentaine d’année, petite pour une humaine, de long cheveux bruns bouclés coulent en cascade dans son dos. La douce lumière de la fin du jour caresse sa peau dorée, dessinant sur les murs de bois, l'ombre de sa délicate silhouette. Elle dégage une aura que peu de femmes possèdent. Une aura de sensualité et d'élégance dont la plupart ont conscience et qui l'utilisent pour arriver à leurs fins. Ce que Frida dégage est une beauté naïve et innocente, ce qui la rend encore plus belle.
Elle habite dans une petite maison de rondins de bois au bord d’un lac de basse altitude. Ce n’est pas le grand luxe, mais elle est loin du tumulte de Portuas la capitale, sur la côte ouest, ou des grandes villes comme Myrith et Slar’Arik. Elle vit de ses cultures et de ses bêtes, quelques moutons. Elle n’a pas droit au confort citadin, mais elle est heureuse.
À vingt-cinq minutes de marche environ se trouve un petit village où elle va chercher de la compagnie si le besoin se fait sentir. Elle passe alors la soirée dans une petite taverne, seul lieu de rassemblement nocturne du village.
Sa ferme est solidement bâtie, de plein pieds. Fabriquée de rondins, et percée de quelques rares fenêtres, il fait sombre dans la bicoque. Elle est amménagée avec seulement deux pièces. La première, avec un feu ronflant et des marmites accrochées au-dessus de la cheminé, indique que Frida cuisine directement dans sa pièce à vivre, faute de mieux. Une table massive trône au milieu de la petite salle, encombrée de deux lapins ensanglantés, que Frida est occupée à préparer. Trois tabourets et une commode finissent d’habiller l’endroit. La deuxième pièce se trouve derrière une porte. De taille bien plus modeste, elle est seulement occupée par un lit et un petit berceau.
Frida est à sa table, recouverte pour l’occasion d’une peau de bête afin de ne pas la salir pendant la préparation des deux lapins. Elle avait laissé la porte ouverte pour jouir des derniers rayons de soleil de l’année avant l’hiver.
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Elle s’occupe du premier lapin, quand elle voit du coin de l’œil une ombre apparaître à l'entrée de sa maison. Aucun bruit n’accompagne cette subite apparition si bien que Frida doute un instant de ce qu’elle croit apercevoir. Elle se ravise au dernier instant de regarder dans la direction de la porte car elle comprend :
- Que fais-tu ici ? répète-t-elle d’un ton tranchant sans un regard vers la silhouette
- Bonjour Frida, répond l’homme, car il s’agit bien d’une personne que Frida a aperçu. Comment te portes-tu depuis tout ce temps ?
- Depuis vingt mois tu veux dire...? depuis ce fameux jour où tu t’es tout simplement enfui sans laisser de nouvelles ?! explose-t-elle d’un ton acide en se levant pour faire face à son interlocuteur.
Elle se retrouve à trois pas de l’homme. Son regard planté dans le sien, elle est troublée le temps d’une seconde. Même après l’avoir fréquenté pendant plusieurs mois, la beauté de To’nec la désoriente. Elle est tout simplement incapable de parler ou réagir. To’nec en profite pour avancer d’un pas et entre dans la mansarde.
Il semble robuste, ses muscles roulent sous sa peau mate, et sa grande taille proche des deux mètres lui assure un charisme certain. Bien que sa hauteur et sa musculature soient impressionnantes, ce sont les yeux de l’homme qui clouent la femme sur place. Elle ne les a pas oubliés, eux qui la séduisaient encore tant de mois auparavant. Un regard fort et impitoyable, ses yeux couleur d’argent scintillent d’un étrange éclat. To’nec est habillé d’une armure de cuir. Elle qui a acquis quelques notions dans le travail du cuir, en aidant son père tanneur pendant l'enfance, remarque sans difficultés que cette armure est d’excellente facture. Elle devait coûter ce qu’elle réussit à gagner pendant un an et demi de la vente de ses cultures.
De ses omoplates, jaillissent deux immenses ailes de plumes blanche rabattues dans son dos. Cela explique qu’elle ne l’ait pas entendu arriver. Il est venu par les airs car To’nec n'est tout simplement pas humain.
- Tu sais très bien pourquoi je suis parti Frida, j’avais des comptes à rendre dans le plan Céleste.
- Et pourquoi reviens-tu dans celui-ci alors ? réplique-t-elle, agressive.
- Quand je suis remonté aux cieux après avoir appris la nouvelle, j’ai été contraint de rester parmi les miens. Aucun contact ne m’était autorisé avec toi et on m’a fait endurer mille tourments pour expier la faute que j'ai commise.
- Une faute ?! Mais pourquoi est-ce nécessairement une faute ?? Les gens comme toi ne défende-t-il pas le bien sous toutes ses formes ? Un enfant n’est pas une faute !
Elle parle vite, maîtrisant difficilement le chevrotement de sa voix et les larmes qui montent malgré elle. To’nec soupire et répond d'une voix dure, dénuée d'émotion.
- Tu savais que nous jouions un jeu dangereux, je n’avais pas le droit de faire ce que nous avons fait... Engendrer une fille du ciel et de la terre. Néanmoins c’est arrivé et j’en suis profondément désolé...vraiment. Car je dois maintenant faire mon devoir. Où est-elle ?
A ces mots, Frida sent sa gorge se serrer et ne peut s’empêcher de lancer un regard furtif sur la petite porte au fond de la pièce. Il n’en faut pas plus à To’nec pour parcourir rapidement la distance le séparant de la porte. Handicapé par sa grande taille dans cet espace étriqué, il se déplace néanmoins avec une facilité et une agilité déconcertante, aidé de ses ailes. Il l’ouvre et entre sans perdre de temps pendant que Frida court à sa suite, bien trop lente...
Dans la chambre, il se penche sur le berceau et attrape rapidement son contenu qui se met à hurler. La créature ailée, l’enfant dans les bras, se retourne vers la porte par laquelle elle vient d’entrer. Frida lui barre la route, fragile spectacle face au colosse qui se tient en face d’elle
- Tu ne l’emporteras nulle part et surement pas là-haut, menace-t-elle.
- Ne m’oblige pas à te faire du mal, j’emmène cette enfant pour la former à combattre des forces qui vous dépassent, simples humains. De toute façon, elle ne sera pas heureuse dans votre monde, toujours rejetée, toujours différente, elle n’est pas d’ici et sa place est avec nous dans le ciel... pour lutter contre les forces infernales.
Il soulève d’une main à la gorge la petite Frida. Ses pieds décollent du sol et s'agite vainement. La facilité avec laquelle To’nec a dégagé le passage est déconcertante et en dit long sur la force dont il est capable de faire usage. La jeune femme aussitôt déposée se rue sur la créature qui essaye d’enlever sa fille. Elle le martèle de ses poings et crie de lui laisser son enfant. Rien n’y fait, il marche d’un pas lent, ralenti par la femme, mais décidé. Arrivé sur le seuil, il se retourne, l’enfant dans les bras. Il demande :
- Quel est le nom que tu as donné à notre fille ?
Résignée et dans un sanglot, elle répond.
- Vrael. Elle s’appelle Vrael."
Sans un mot de plus, il détourne son regard et prend son envol dans le ciel sans nuage illuminé d'un rouge soleil couchant. Accablée, elle s'écroule sur le pas de sa porte et pleure.
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