Vrael et Markal marchent le long du quai. Cela fait maintenant presque dix minutes qu’ils avancent sans croiser personne. Seul le bruit de leur pas et le clapotis de l’eau cassent le silence de la nuit.

 Des bateaux sont amarrés, à leur droite, bien alignés le long du quai. Ils sont accrochés par de lourdes cordes. Certains sont des coques de noix, d’autres des navires de pêche plus imposant. Les bâtiments de commerce ne sont pas stationnés ici. Une autre partie de ce gigantesque port leur est dédiée. Les deux amis essayent de trouver un moyen de naviguer vers Parovenia. Ces galions n’appareillent pas sans solide raison. Ils préfèrent donc concentrer leurs recherches sur cette partie du port.

 A leur gauche, Portuas s’étend nonchalamment sur des lieues à la ronde. Les alentours du port sont réputés mal famés en pleine nuit, les quartiers bourgeois ou résidentiels sont plus en avant dans la ville. Cependant, ils ne font pas de mauvaises rencontres. L’endroit est désert, le port est calme.

 " Nous ne trouverons pas âme qui vive sur ce quai, gromelle Markal en s’arrêtant.

 - Je suis d’accord, ça ne sert à rien d’avancer dans l’espoir de tomber sur quelqu’un, renchérit la jeune fille.

 - Comment faire ? Il doit être trois ou quatre heure du matin, l’aube est encore loin…

 - Quand je vous ai rencontré à Portuas, explique la jeune fille, Carseb m’a parlé des tavernes qui ne désemplissent, pas la nuit sur les quais. Il a aussi dit qu’il valait mieux éviter ces endroits, mais la situation est critique…

 Après un bref silence, Markal approuve l’idée.

 - Allons-y, cherchons une taverne. Nous aurons plus de chances de trouver quelqu’un qui puisse nous emmener. Mais dans quel état sera-t-il ? On ne reste pas toute la nuit dans un tripot à boire du lait de chèvre…

 Ils sortent du quai et s’aventurent dans les quartiers jouxtant le port.

 - Sois sur tes gardes, Markal, dit-elle. Ces rues ne m’inspirent pas confiance.

 En prononçant ces mots, elle caresse le pommeau de l’épée qui dépasse de son épaule. Le contact de l’acier la rassure. Elle vérifie ensuite tout son équipement. Dague et bouclier sont à leur place, atteignables en une seconde. Tout va bien.

 - J’entends du bruit ! s’exclame Markal. Dans cette direction, un brouhaha, sûrement un bar !

 Ils arrivent en vue d’un bâtiment, éclairé de l’intérieur. Les deux amis pressent le pas et se retrouvent sur le pas de la porte. Ils jettent un rapide coup d’œil à la fenêtre avant d’entrer. Rien d’étrange, cela paraît être une taverne remplit de poivrots, tout à fait normale.

 Ils pénètrent dans une atmosphère étouffante. Il fait très chaud à l’intérieur et l’air est chargé d’humidité. Cela est sûrement dû aux filets de pêches qui pendent à l’entrée. Une odeur pestilentielle agresse leurs narines, un mélange de sueur, d’urine et de bois vermoulus. Une dizaine de petites tables sont occupées par des hommes. Certains jouent aux cartes, un jeu que Vrael ne reconnait pas. Tous boivent à des choppes de métal.

 L’ambiance est bruyante, certains se crient des insultes et se jettent des assiettes à la figure. Les joueurs paraissent ne pas avoir conscience du brouhaha général, concentré sur leur main. Une bagarre pourrait éclater qu’il ne remarquerait rien pense Vrael.

 Quand ils entrent, le silence se fait. Seul les plus alcoolisés continuent leur conversation, n’ayant pas conscience de ce qu’il se passe. Etant le centre de l’attention, Markal essaye de désamorcer le malaise général en lançant un salut enjoué.

 - Nous cherchons un navire, continue-t-il.

 Un homme isolé, proche de la porte par laquelle ils viennent d’entrer, au teint rougeaud et au ventre énorme se lève péniblement et s’avance. Sa panse dépasse de sa chemise, prête à craquer. Il crache aux pieds du guerrier et parle d’une voix graveleuse.

 - Et qui es-tu pour oser venir ici, armé jusqu’aux dents pour réquisitionner un navire ? En général on se présente avant de réclamer !

 - Je suis Markal répond-il, s'écrasant. Moi et mon amie, cherchons à nous approcher de Parovenia…

 Sans lui laisser le temps de finir, l’homme bedonnant crache une nouvelle fois, en visant ses pieds cette fois-ci. Un glaviot d’un blanc laiteux s’écrase sur sa botte.

 - Barrez-vous, personne ne vous aidera ici…Il faudrait être fou pour s’approcher de Parovenia en pleine nuit.

 Un murmure d’approbation accompagne ses paroles. Il se rassied et tourne hostilement le dos aux intrus. Il boit une rasade de son breuvage. Vrael n’avait pas dit un mot et tente à son tour de raisonner l’assemblée :

 - Je vous en prie, nous dev…

 - Toi, ta gueule ! hurle un homme grêlé du milieu de la taverne.

 Il est déjà debout, c’est l’homme qui était prêt à se battre, plus tôt. Il a en main un grand couteau de cuisine avec lequel il découpe un poisson fumé. Son nez est bien plus rouge que le reste de son visage parsemé de pustules.

 - Tu oses venir ici avec ces… trucs dans ton dos ! Saloperie ! Qu'est ce que tu es d'abord ?? Tu réclames un navire ! Que crois-tu ? nous ne sommes pas tes larbins !

 - Jusqu’à preuve du contraire, coupe Markal d’une voix forte, c’est MOI qui ai demandé un bateau ! Je paye le service bien entendu. Un aller simple vers Parovenia, contre cent pièces d’or, c’est tout ce que je demande.

 A l’annonce du prix, une clameur de surprise s’élève de l’assemblée. La majorité se lève, l’air féroce.

 - Tiens donc, continu le grêlé, l’air sournois. Cent pièces d’or ?

 Il fait un signe de la main. Aussitôt, un claquement de porte suivit du raclement d’une poutre sur le bois se fait entendre.

 - Hee bien nous allons nous faire un plaisir de vous délester de cette coquette somme, poursuit-il. Ne faites pas de gestes brusques, nous sommes à vingt contre un.

 - Vingt poivrots, pêcheurs contre deux combattants, entraînés, vous voulez dire, réplique Markal en levant pacifiquement les mains. Nous ne cherchons pas à nous battre, laissez-nous partir et nous ne vous ferons pas de mal.

 - Bla bla bla, dit le grêlé en décrochant chaque syllabe.

 Il caresse le fil de son couteau d’un air malsain en se léchant la lèvre supérieure, sur laquelle un bouton éclaté répand un mélange de sang et de pu.

 - Nous allons récupérer la somme, soyez-en sûr. Mais avant cela, je suis curieux de savoir si les mutantes couinent comme n’importe quelle femme de chez nous…

 L’assemblée éclate d’un rire gras et embrumé par l’alcool.

 Markal est ceinturé par deux solides gaillards. Il les repousse facilement, mais rapidement, il se retrouve enseveli par une dizaine d’hommes. Ils sont saouls certes, mais enhardis par leurs nombres, ils submergent le guerrier qui se retrouve plaqué au sol. Il distribue des féroces coups et cassent des nez, mais lorsqu'un est mis KO, deux autres le remplacent.

 Vrael n’a pas bougé, coincé par une main sur son épaule et la pointe d’un couteau qui appuie, sur sa chemise de mailles, au dessus de ses côtes. Une fois la cohue crée par Markal calmée, celle-ci regarde son ami, impuissant, grognant pour tenter de se dégager, en vain. L’homme qui tient Vrael est littéralement en train de baver dans son cou. Il lâche son épaule pour poser sa main libre sur les fesses de la jeune fille. Il lui chuchote à l’oreille :

 - A nous deux, ma belle…

 Il ne termine pas sa phrase. Très calmement, Vrael lui répond sur le même ton, bas et sucré :

 - Il y a une seconde, je témoignais encore un minimum de respect pour cette assemblée. Mais j’ai sondé les gens présents ici. Dommage pour vous…

 Profitant de l’étonnement de son agresseur, elle frappe son nez avec l’arrière de son crâne. Son bouclier, solidement accroché dans son dos, est éclaboussé de gouttelettes de sang. Elle en profite pour se dégager dans un mouvement circulaire. Elle tourne sur elle-même et tire sa dague. A la fin de sa pirouette, la lame aiguisée vient trancher la gorge du soulard. Avant même qu’elle ne se retrouve face à lui, il est déjà mort. Sans s’arrêter, profitant de la surprise générale, elle projette sa dague vers le grêlé qui n’avait pas bougé, comme pétrifié.

 Il l’esquive en se baissant, au dernier moment. Vrael jure pour elle-même et tire son épée. C’est la cohue générale, la plupart, trop saoul ou trop peureux, fuient vers la porte. Profitant de la débandade, Markal rue des quatre fers pour se libérer.

 Il réussit à attraper une de ses haches et frappe. Au hasard. Le fil de l’arme, tranchant comme un rasoir, mord la chair, le guerrier ne tarde pas à se libérer. Quand il se lève, Vrael est au prise avec trois hommes qui l’encerclent, armés de couteaux de boucher. Deux cadavres, gisent déjà à ses pieds. Markal abat sa hache dans le crâne de l’un d’eux, qui lui tournait le dos. Il fait ensuite face à l’un des autres rescapés, prêt à en découdre. Les deux pêcheurs, fuient vers la sortie. Markal se lance à leur poursuite. Il est arrêté par la voix forte de Vrael .

 - C’est fini, ils s’enfuient, calme toi. Même l’aubergiste est parti, abandonnant sa taverne.

 - Ces fumiers...fulmine-t-il. Je les aurais tués jusqu’au dernier ! Nous n’avons même pas de navire en plus...nous avons seulement fait éclater un massacre!

 - Nous n’avons rien fait éclater, Markal, rassure-t-elle. Ce sont ces abrutis qui l’ont cherché. Et puis...

 - Et puis ils étaient mauvais, c'est ça ? ricane Markal. Tu n'es pas si différente de tes congénères du désert finalement...

Elle plante un regard d'acier dans le sien. Un regard froid, implacable. Le guerrier est cloué sur place, incapable de dire un mot ou esquisser un geste.

 - Ne dis plus jamais ça. C'est la première fois que tu me compares à eux et j'éspere pour toi que ce sera la dernière.

 Elle tourne le regard, le laissant penaud, les bras ballants au milieu des cadavres. Le guerrier essuie son arme sur le vêtement d’un cadavre à terre, pour se donner une contenance. Pour apaiser les tensions, il déchire un bout de la tunique de la victime et le lance à Vrael.

 - Tiens, nettoie ton arme. Il vaut mieux que nous n’ayons pas une apparence trop sanguinaire si nous voulons trouver un bateau.

 - Nous…Nous pouvons peut-être…hésite-t-elle

 - Parle, nous ne sommes que tous les deux, encourage l'homme.

 - Nous pourrions peut-être voler un bateau, finit-elle par lâcher.

 Si la situation n’était pas si critique, Markal se serait esclaffé. L’idée que son amie soit si embarrassée à l’idée de voler un navire pour sauver l’empire le faisait intérieurement hurler de rire.

 - Je ne pense pas qu’on puisse s’y risquer seul, répond-il cependant. Mes connaissances en navigation sont très limitées et les tiennes aussi, c’est ce que tu m’as dit...

 - Oui…

 - En plus tenter d’approcher la ceinture, dans le noir serait folie. Tu as bien entendu ce qu’a dit ce gros balourd. Sans savoir parfaitement bien naviguer, c’est encore plus risqué. Je ne pense pas que nous ayons des chances de survie suffisamment élevé pour s’y essayer. En dernier recours, peut-être.

Vrael se tait. Elle sait que son ami a raison et elle se range à son avis. Mais écumer les tavernes, jusqu’à trouver quelqu’un, n’est pas une meilleur solution, vu l’accueil qu’ils ont reçu ici. Perdue, elle tire une chaise encore debout et se laisse tomber dessus. Elle se prend la tête dans les mains et soupire. Elle commence à nettoyer son épée. Pendant une minute, aucun autre bruit que le chuintement du tissu sur l’acier ne vient troubler la nuit du port.

 - Peut-être pourrais-je vous aider, dit une voix aiguë et hésitante, cassant le silence.