Chap'ron Rouge

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Il était une fois... Ouais, non, attendez. C'est comme ça que commencent les contes, mais ceci n'en est pas un. Reprenons.

Il n'était aucune fois, une petite fille – quoique, plus vraiment petite – qui vivait dans un quartier insalubre du Nord-Est bordelais...

— Wesh, Chap'ron Rouge, tu viens boire un coup ?

— Non mec, j'ai pas l'temps là, y'a ma vieille qui va péter un câble sinon !

— Vas-y sérieux... Nique-la, ta vieille !

Chap'ron Rouge... C'était ainsi qu'elle se faisait surnommer à cause de son sweat-shirt à capuche totalement délavé... Le seul vêtement chaud qu'elle possédait, en réalité. Et pour affronter la froideur des banlieues grisâtres de l'hiver, c'était encore bien peu. Pour se faire remarquer en revanche, c'était plutôt réussi, il faut dire que le rouge dénote bien sur un décor tout de béton. Problème de camouflage.

Et se faire remarquer, ce n'était pas franchement la meilleure des choses dans un tel milieu. Rentrer du lycée à presque dix-neuf heures, c'est une chose que bien des élèves font. Mais traverser la cité la plus malfamée de la ville pour atteindre l'appartement de sa Grand-Mère, c'était déjà plus périlleux. Ce n'était pas franchement le monde des fées et des princes charmants, par ici...

— C'est à cette heure là qu'tu rentres ?

— Ben ouais mamie... J'avais cours.

— C'est ça... Tu travaillerais pas plutôt dans la rue pour revenir si tard ?

Bornée. Fatigante. Inintéressante. Vulgaire. Chap'ron Rouge ne manquait pas de mots pour décrire l'étroitesse d'esprit et le manque de culture de Grand-Mère. De toute évidence, ce n'était pas un milieu favorable à un réel épanouissement...

Grand-Mère vivait dans un HLM de la fin des années soixante, un trente mètres carrés miteux, délabré, avec du simple vitrage qui laissait passer le bruit des bus toute la nuit. Ou le bruit des coups de fusil dans la rue. Bref, tous les bruits quoi. Grand-Mère n'avait jamais fait d'études, elle vivait aux dépends de son mari. Sauf que lui, il avait passé l'arme à gauche pendant la guerre, alors du coup, Grand-Mère n'avait pas trop les moyens pour une villa aux Baléares.

Et les parents de Chap'ron Rouge ? La mère, elle était en cure de désintoxication dans un hôpital de la rive gauche. Elle n'avait plus le droit de voir sa fille après avoir avoué qu'elle prenait plaisir à la torturer avec des tessons de bouteille, si celle-ci refusait de l'approvisionner en whisky un soir sur deux. Quant au père, il avait préféré fuir le plus loin possible devant une telle déchéance sociale. Il avait juste oublié sa fille en partant. Quand Chap'ron Rouge a fini toute seule, la DDAS s'est occupée de son cas, et l'a placée chez Grand-Mère. Ainsi va la vie, paraît-il. Du moins, c'est ce qu'on lui disait souvent.

Au moins, elle allait au lycée. Ça faisait peut-être d'elle la risée des racailles du coin, mais elle aurait une chance de s'en sortir un jour. Enfin, si elle tenait le coup jusque là. Entre le racket, la drogue, la prostitution, et les agressions en tous genres, elle avait intérêt à se faufiler parmi les immeubles comme le lapin parmi les arbres pour ne pas se faire attraper par un quelconque grand méchant loup... C'était comme ça tous les jours, et pour elle, ce n'était pas demain que ça changerait.

Et effectivement, le lendemain ne fût qu'un jour comme les autres. Après un maigre petit déjeuner dans la vaisselle grasse de Grand-Mère, il lui fallut filer prendre le bus, à la hâte. L'attente de ce dernier était toujours quelque peu rocambolesque, compte tenu du fait que nombre d'ivrognes et autres camés n'étaient pas loin de l'overdose sur le coup des sept heures du matin. Et par conséquent, c'était souvent l'occasion de bien étranges – et non moins désagréables – rencontres, et les quelques minutes qui précédaient l'arrivée du bus paraissaient durer des heures. Jusqu'à ce que ses phares pointassent à l'horizon goudronné, comme la lumière au bout du tunnel de béton, comme le rayonnement salvateur d'un quelconque messie.

Enfin... presque. Le bus était rassurant car il avait trop de travailleurs, fonctionnaires ou autres ouvriers qui le fréquentaient pour permettre une possible agression. En réalité, il était même tellement bondé qu'il était physiquement impossible de se battre. Les odeurs de bière, de transpiration et de tabac froid faisaient partie du cadre peu enchanteur du lieu, et ces matinées glauques et moroses étaient le quotidien de Chap'ron Rouge, toujours cachée sous sa capuche crasseuse, dans l'espoir de passer inaperçue.

Bousculade. Bouffée d'air pollué, et malgré tout plus agréable que l'atmosphère à l'intérieur du véhicule. Qu'est-ce que ça devait être, la forêt et son air pur ! Mais Chap'ron Rouge ne connaissait pas ça. Sa seule forêt, c'était les grandes barres d'immeubles. Son bois, c'était le béton, et ses loups, les violeurs.

Les journées au lycée étaient toutes identiques, et l'intolérance des adolescents faisait partie du panel de choses à endurer au quotidien. Quelques exemples ?

— Hé, tu les laves quand tes guenilles ? Seulement lors de ton bain annuel ?

— Ton haleine rappelle mes pets !

— T'as confondu l'shampoing et l'huile de vidange, ce matin !?

Pas franchement beaucoup d'amis pour Chap'ron Rouge. Pas facile non plus d'avoir envie de travailler. Et pourtant, ça ouvrait des portes un peu plus valorisantes que d'arpenter les quais en attente de répugnants bourgeois qui cherchaient à tromper leurs femmes en échange de quelques billets. Mais malgré ça, la motivation était maigre. Dans un monde totalement privé de lumière, on ne sait jamais vraiment quelle direction prendre pour espérer la trouver un jour...

Et pourtant, cette journée allait apporter un nouvel espoir pour Chap'ron Rouge. Un jeune homme la fixait en descendant du bus retour, et comme on ne peut pas dire qu'il lui pressait de revoir Grand-Mère, elle s'intéressa de plus près à l'individu, quitte à le dévisager fermement. Son apparence était plutôt inhabituelle pour un gars de la cité. Costume bleu marine, chemise blanche pimpante, cravate rouge. Cheveux courts dans le courant de la mode, avec cette petite pointe de gel très kitsch. Parfum délicat, de ceux dont une pression coûte un loyer pour Grand-Mère. Forte de ses habitudes de banlieusarde, Chap'ron Rouge ne comptait pas pour autant se montrer impressionnable.

— C'est quoi ton problème, mec ? T'as pas fini d'mater ?

— Tu me fais rire, petite... Ça te sert à quoi de montrer les crocs comme ça ? Tu crois que tu me fais peur ?

— Arrête de faire le dur, sérieux. Comme tu t'la joues, ça m'fout mal à l'aise, c'est tout.

— Tu habites ici ?

— Tu payes l'info ?

— ... J'ai envie d'dire qu'y'a rien à tirer d'une gamine comme toi, mais quelque chose me dit que ça serait faire une erreur. Pourquoi tu veux savoir si j'paye, t'as besoin de fric ?

— Ouais j'ai besoin d'fric. Pour me casser d'ici. Tu vois, j'en ai un peu marre de m'retrouver tout l'temps à être saoulée par des mecs chelous dans ton genre.

Pourtant, elle ne pouvait pas refuser de reconnaître que cet individu l'attirait. Peut-être parce qu'il était différent des racailles agressives qu'on croisait habituellement dans ce secteur.

— Si tu veux, c'est pas difficile pour toi de trouver un p'tit job ! Je te mets sur une piste sympa, et tu gardes la moitié des gains. T'en dis quoi ?

— C'est quoi ton recrutement, mec ? Tu veux que j'revende ta coke ? J'ai pas envie d'me faire gauler, tu vois...

Il marqua un temps d'arrêt et secoua la tête, l'air de dire non. Il faut dire que Chap'ron Rouge était assez ferme dans ses réponses. Si elle ne s'affirmait pas, la cité la dévorait, alors elle n'avait guère le choix.

— Non, c'est pas un truc risqué que je te propose. Je mets à ta disposition du matériel et un espace de... travail, et tu t'occupes de mes clients.

— M'occuper d'tes clients ? C'est quoi l'embrouille ?

— T'es soit très innocente, soit très bête. Disons que tu gagnes cinquante balles juste pour te faire sauter et attendre que ça se passe, c'est pas rentable ?

Elle en resta bouche bée, mais elle-même ne savait pas trop si c'était pour la somme qui lui paraissait aussi étonnante qu'alléchante, ou pour le concept qui la révulsait au plus haut point. C'était à considérer cela dit ; finies les embrouilles avec les racailles du coin, après ça ! Elle aurait juste à faire ça quelques semaines et elle pourrait s'enfuir loin d'ici, avec tout le pactole.

— Cinquante, tu dis ? C'est... cool.

— Tu marches ? Alors écoute, demain t'oublies le lycée, et on se retrouve ici le matin. Ah, et tâche de prendre une douche...

— Ça roule mec. Mais si tu essayes de m'embrouiller, crois-moi j'vais pas m'laisser faire.

— T'en fais pas, gamine... Pas d'embrouille.

Il lui tendit la main. Elle hésita, puis finit par la serrer d'un geste franc. Sans ajouter le moindre sourire, elle tourna sur ses talons et fit route vers chez Grand-Mère.

Comme d'habitude, les conversations de la soirée étaient totalement dépourvues d'intérêt. D'éternels reproches sur la façon d'être de Chap'ron Rouge, sa façon de vivre, sa façon de se tenir, la musique qu'elle écoutait, les fréquentations qu'elle avait... Quoique, maintenant, ce dernier point prenait peut-être un peu de sens. À moins qu'au contraire, elle n'ait trouvé la porte de sortie. L'avenir lui donnerait ses réponses, mais au moins, c'était une chance à saisir, et ça ne pouvait pas être pire que maintenant... d'après elle.

Une nuit de plus dans cet enfer urbain sans couleurs, des hurlements dehors. Une fille se faisait-elle violer ? À moins qu'elle ne hurlât car son petit ami venait de se faire tuer sous ses yeux ? Peu importait ; tout cela était dans l'ordre des choses. Le jour où il n'y aurait plus de hurlements ici la nuit, c'est que l'apocalypse serait passée. Une belle façon de se dire que la fin du monde n'est pas forcément quelque chose à redouter.

La matinée brumeuse ne changeait pas non plus de l'ordinaire. Ce qui changeait, c'était la direction que prenait Chap'ron Rouge ce matin. Point de bus glauque pour elle aujourd'hui, son nouvel employeur était venu la chercher comme convenu. Il l'emmena, à travers les forêts d'immeubles et guirlandes de feux tricolores, vers son nouveau lieu de travail, le long des hangars sur les quais de la Garonne. Des hangars de métal rouillé, aux couleurs fades et diluées par le soleil, aux ambiances glauques. Des marques de l'urbanisme envahissant, soit-disant pratique au prix de la beauté, et pourtant, s'il était effectivement plutôt laid, il était malgré tout abandonné, ce qui en disait long sur sa soi-disant utilité...

Le soleil se levait à peine et un léger manteau de brume flottait au-dessus de l'eau, dans lequel se reflétaient les premiers rayons. C'en était presque poétique, à condition de faire abstraction des odeurs d'essence, des bateaux crachant leur fumée noire, et du vacarme des klaxons, hymne des embouteillages quotidiens aux heures de pointe... Mais ce n'était pas l'heure de s'émerveiller pour Chap'ron Rouge.

— Ramène-toi gamine. C'est ici que tu bosses. Tu vois ce fourgon ? Il est aménagé comme il faut. T'as juste à attendre que les clients s'arrêtent et tu les invites à entrer. Après tu fais tout ce qu'ils veulent. Pigé ?

— C'est pigé. Y'a du monde toute la journée ?

— Ouais. Alors tu rates pas les clients, sinon tu rates ta paye. Tu me redonnes les trois-quarts de ce que tu gagnes.

— Pourquoi tu gardes autant alors que tu t'tournes les pouces, mec ?

— Parce que sans moi, t'as pas d'emplacement, t'as pas de matériel, t'as pas de fourgon. Et maintenant que t'as dit oui, si tu te défiles, je fais qu'une bouchée de toi. Pigé, gamine ?

— Ouais, ouais... Tant que j'me garde une part, j'm'en fous de toute façon.

— T'as des fringues dans le fourgon. Change-toi, c'est pas comme ça que tu vas aguicher un mec.

Il la laissa plantée là, et retourna vers sa voiture clinquante. Sans un bruit, la portière se ferma et le véhicule démarra. Sans un regard, il prit la route. Chap'ron Rouge resta plantée un instant, se demandant dans quoi elle s'était fourrée... Mais elle reprit vite conscience en pensant aux billets qu'elle aurait bientôt plein les poches !

Motivée, elle ouvrit le fourgon pour y découvrir un environnement auquel elle aurait certes pu s'attendre, mais auquel elle ne s'attendait pas malgré tout. Il y avait là un matelas deux places mis à plat, avec de la lingerie fine parfaitement vulgaire éparpillée dessus. Sur un côté du matelas, il y avait également des accessoires aussi écœurants que malsains, quand ils n'étaient pas simplement cruels. Elle détourna le regard un instant, puis entreprit plutôt de chercher à les cacher, pour ne pas avoir à s'en servir. Sur les sièges passagers, ça serait parfait ! Les clients n'auraient pas à passer par là... Ensuite, elle se changea et s'installa à l'arrière, la porte entrouverte comme il lui avait été demandé. Puis elle attendit.

Elle s'ennuyait déjà. Les heures passaient sans que personne ne s'intéresse à elle. Tout ceci ne lui laissait que trop de temps pour penser à sa misérable condition. Avait-elle fait le bon choix ? En avait-elle vraiment d'autres pour fuir ce monde de misère ? Elle avait déjà une très basse opinion de sa propre vie, à vrai dire, alors était-ce vraiment pire si elle louait son corps ?

Mais il lui fallut sortir de ses pensées. Un homme d'environ une cinquantaine d'années frappait à la porte du fourgon. Un homme aux airs salaces et vicieux, comme on l'imagine dans ce genre de milieu. Le parfait cliché, en fait. Chap'ron Rouge eut un instant de dégoût, avant de se rassurer elle-même, en se disant que cela ne changeait rien à la besogne à accomplir. Elle n'avait pas une grande expérience dans le domaine, c'est vrai, à part quelques petites gâteries faites à des camarades de classe plutôt violents, qui lui forçaient largement la main.

Elle s'exécuta sans y penser aux désirs de son client. Elle était assez fière d'arriver à faire ce qu'on attendait d'elle sans même y réfléchir. Elle ne ressentait rien, pas de dégoût, pas de plaisir... le néant, simplement. La besogne fut terminée sans qu'elle n'ait vu le temps passer, et c'était bien là ce qu'elle pouvait espérer de mieux. En revanche, la couleur des billets ne la laissa pas indifférente. Elle les glissa dans une poche de ses vêtements éparpillés tandis que son immonde client s'éloignait.

Elle ne vit pas les jours se succéder. Faire coïncider son petit boulot avec les horaires de lycée suffisait parfaitement à berner la Grand-Mère peu intelligente, surtout en faisant disparaître tous les courriers d'absence du lycée. Tôt ou tard, cela ne suffirait plus, mais d'ici-là, elle serait peut-être loin. Son employeur se prenait une large part des billets, mais il restait toujours une coquette somme en fin de compte, surtout pour le peu d'efforts que tout ceci lui demandait. Certains considéraient la prostitution comme quelque chose d'atroce, et c'était sans doute vrai. Mais si le reste de la vie n'était pas moins atroce, ça passait presque inaperçu au milieu. Régulièrement, on lui reprochait diverses choses, comme de ne pas avoir d'accessoires, et des fois elle se faisait carrément malmener, voire frapper. Elle n'aurait qu'à dire à Grand-Mère qu'elle avait eu des ennuis au lycée.

Mais forcément, il y a un jour où on tombe sur un client plus dérangeant... Et après avoir exécuté tous les désirs de cet individu a priori quelconque, de nouvelles questions se posent...

— Tu bosses pour le Loup ? Et ça te dérange pas plus que ça ?

— Le Loup ? Je savais même pas qu'il se faisait appeler comme ça. C'est quoi ton problème, mec ?

— Relax, gamine. Je dis juste que tu vas finir avec de sérieuses emmerdes si tu traînes dans les magouilles de ce genre de mec. T'as vu la part de bénéf' qu'il fait sur ton p'tit cul ?

— J'ai besoin d'argent pour me barrer. J'me fous bien du Loup et d'ses bénéfices, tu piges ? Quand j'aurai recolté assez, j'disparais. Suffit d'un jour où y'a assez de clients et j'me garde la totalité, après il me revoit plus.

— Bien vu, gamine... T'as juste intérêt à bien surveiller tes arrières, parce qu'il ne fera qu'une bouchée de toi s'il te retrouve.

De quoi laisser Chap'ron Rouge un peu perplexe. Pourquoi cet homme lui disait-il tout ça ? Elle ne doutait pas du fait que le Loup était un individu tout sauf recommandable, mais pendant ce temps, elle se mettait un peu d'argent de côté pour ses futurs plans.

Et les jours de basses tâches s'enchaînèrent... Cela faisait bien trois semaines qu'elle avait commencé et elle avait remarqué que l'administration de son lycée commençait à s'agiter. Elle n'allait plus pouvoir berner Grand-Mère très longtemps... Et à vrai dire, elle n'avait pas non plus envie de finir sa vie dans ce fourgon, à s'exécuter devant les désirs toujours plus obscènes des porcs qui venaient se payer ses services. D'ailleurs, c'était décidé. Aujourd'hui, elle avait eu bien assez de clients, et c'était le moment de garder la totalité du bénéfice. Quand le Loup passerait la cueillir à dix-huit heures pour la ramener chez elle, elle se serait envolée. Pas de lettre d'adieu pour le grand méchant Loup, et si elle était amenée à le revoir, elle inventerait juste une histoire bancale avec une descente de police. C'était parfait !

Le seul problème, c'est qu'elle ne savait pas où aller. Elle se cacherait une nuit à la gare, et le lendemain elle prendrait un train pour ailleurs, loin. Elle avait de l'argent et elle se trouverait un petit travail, un vrai, pas un qui consiste à se faire violer dix fois par jour.

Elle sauta de transport en commun en transport en commun pour finalement atteindre la gare. Aucune nouvelle du Loup, et tant mieux ! Le pauvre devait être furieux, et elle riait bien de lui. Comment pourrait-il la trouver ? La forêt bordelaise était bien trop grande pour que le Loup y déniche sa proie... Chap'ron Rouge se trouvait géniale, cette fois. Elle avait réussi un coup de maître à moindres frais. Quelques sévices corporels ? Elle s'en remettrait bien, ce n'était pas vraiment pire que les douleurs morales qu'elle avait endurées jusque là. Elle était devenue insensible à toutes les douleurs de l'âme, forte de son passé misérable.

On ne pouvait pas dire que la nuit passait vite, dans les courants d'air de la gare. Chap'ron Rouge grelottait littéralement malgré sa capuche rabattue sur son visage. « Ce n'était qu'un mauvais moment à passer, » se disait-elle pour se rassurer. Rien qu'un de plus...

Avant même que les premières lueurs du jour ne se fussent remarquer, elle réalisa qu'elle avait oublié un élément indispensable. Tous ses papiers d'identité étaient restés chez Grand-Mère ! Impossible de faire sans pour se construire une nouvelle vie : on la prendrait pour une immigrée clandestine, on la mettrait en prison ou on la chasserait du pays ! Qu'à cela ne tienne, ce n'était qu'un aller-retour de bus à faire, et un mensonge supplémentaire à inventer.

Son trajet s'imprégnait de la mélancolie du matin brumeux. Elle repensait au Loup, non sans peur, mais malgré tout fière d'elle. Perdue dans ses rêves d'avenir meilleur, le voyage lui sembla bien court alors que sa cité, ou plutôt son ancienne cité, était fort loin de la gare. Et arrivée sur place, elle monta quatre à quatre les marches de l'immeuble délabré pour atteindre son objectif, qui n'était autre que le HLM miteux de Grand-Mère.

Le problème pour Chap'ron Rouge, c'est qu'elle était assez simplette. Et elle resta bouchée bée en constatant qu'en lieu et place de Grand-Mère se tenait le Loup, là où elle pensait récupérer rapidement de simples papiers. L'autre problème, c'est que du coup, Grand-Mère baignait dans son propre sang. Bornée qu'elle avait toujours été, elle avait dû tenir tête au Loup. Mauvaise idée.

— Qu'est-ce qui t'amène, gamine ? Le remord ?

— Espèce d'ordure... Tu t'crois tout permis, hein ? Qu'est-ce que tu vas faire maintenant, me liquider aussi ?

— T'as la langue bien pendue, toi, et pas que pour sucer, malheureusement. Tu devrais pas raconter tes projets à tes clients, surtout quand il s'agit de me berner. Tu pensais que ça serait si simple ? Tu pensais que je ne te surveillais pas, peut-être ?

— C'était quoi ton but ? Tu croyais qu'j'allais baiser toute ma vie à ton service pour que tu te remplisses les poches, c'est ça ?

— J'crois qu't'as pas compris, gamine. C'est pas toi qui fixe les règles du contrat.

Éclair de lucidité. Chap'ron Rouge fit demi-tour et dévala les marches en courant, un grand méchant Loup aux trousses. Elle n'avait jamais couru si vite, Chap'ron Rouge, et ce n'était pas du luxe. Épuiser un Loup à la course n'était pas ce qu'il y avait de plus évident à faire.

L'hiver est froid, le vent glacial. Sous son sweat délavé, Chap'ron Rouge court au hasard des rues pour son salut. Entre la forêt d'immeubles, sur la plaine goudronnée ; pas le temps pour elle de se reposer ou de regarder en arrière. Il fait encore sombre, et dans l'obscurité précédant les lueurs matinales, elle couve l'espoir de semer le Loup, car elle sur son territoire.

Elle sent le prédateur après elle, et retourne finalement la tête. C'est son dernier mouvement. Ce matin-là, elle n'attendait pas le bus. Et pourtant, hors de sa vue, ses phares pointent à l'horizon goudronné, comme la lumière au bout du tunnel de béton, comme le rayonnement salvateur d'un quelconque messie. Sauf que ce messie l'a emportée dans sa fuite aveugle.

Le soleil se lève sur l'océan gris, et les guenilles de Chap'ron Rouge, elles, ne sont plus délavées. Elles brillent d'un vif rouge sang, sous les yeux du Loup toujours affamé.

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