Le Manuel

de Image de profil de Tristan Kopp (The old one)Tristan Kopp (The old one)

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        Moss, ç'a toujours été mon patron. C'est lui qui m'a recueilli, j'avais douze piges alors. C'est lui qui m'a appris mon métier. Je devais faire comme lui, suivre les lignes pour plier les draps et les couvertures, récurer les toilettes avec l'éponge bleue et la douche avec la verte. Moss, c'est pas un bon gars, mais pas un sale type non plus. Je le vois comme un homme qui a trouvé sa place dans l'univers. Il n'a jamais de doute sur ce qu'il doit, ne doit pas, peut ou ne peut pas faire. Pas comme moi qui ne sais jamais comment saluer les clients, si je dois leur proposer de monter leurs valises ou m’incliner devant les dames (et à partir de quel standing ? ) .

        Cet motel, c'est pas un palace, mais pas un boui-boui. C'est propre, chauffé, et il y a de l'omelette au bacon pour le petit-déjeuner. Le client perdu sur la route désertique n'en demande pas plus. Ça m'a toujours étonné que Moss ait choisi de s'installer dans un coin aussi reculé. Il m'a dit une fois que c'est justement parce qu'il loin de tout que son motel est le vrai paradis. Pour trouver une autre baraque, il faut rouler au moins pendant cinq heures dans un paysage craquelé et poussiéreux. « Pulvérulent, a dit un jour un monsieur très chic arrivé dans une Chrysler couverte d'une pellicule ocre, ce pays est pulvérulent ». Moi je dis poussiéreux.

        Une fois par semaine, y a Jeffrey qui vient nous ravitailler. On a l'eau courante, mais Moss insiste toujours pour avoir une réserve d'eau douce. « Au cas où » qu'il dit. Au cas où quoi ? On a en cave assez pour nous nourrir jusqu'à avoir des cheveux blancs. Enfin, c'est l'idée que j'm'en fais. Une grande pièce rectangulaire, creusée à même la terre friable, avec un plancher et des poutres comme dans une mine pour que tout s'affaisse pas. Ah, et une porte blindée. Une jolie trappe en métal sous l'escalier, qui pèse près d'un quintal. Rentrer sans la clé est impossible, à moins d'arracher d'abord la maison de ses fondations. Je me demande pourquoi Moss l'a tellement sécurisée. Comme s'il y avait assez de gens dans le coin pour qu'on craigne les voleurs.

        Malgré notre isolement, on a la télé, la radio, et les gens qui passent nous racontent des nouvelles du monde. Moss ne s'y intéresse pas tellement. Moi je reste souvent au bar du salon juste pour entendre les conversations. On a quand même une bonne fréquentation. On est sur la route qui va de Loundown à Villa Melosa. Pas étonnant qu'il y ait du passage. C'est un désert, d'accord, mais un désert qui sépare deux des plus grandes villes de jeu du pays. La moitié de nos clients débarquent en costume de joueur, les poches pleines et l’œil sûr. Des fois y en a qui veulent entraîner d'autres voyageurs dans une petite partie de cartes, « pour passer le temps ». Mais Moss a l’œil. Il veut pas qu'on joue chez lui. Pas question de laisser son gagne-pain se faire plumer ou d'essuyer une bagarre. Il sait se faire entendre Moss, surtout quand son fusil descend du mur. Le plus drôle, ça reste de voir repasser les mêmes clients quelques semaines après, les joues creusées et la mine basse, avec juste assez de flouze pour se payer la chambre au bout du couloir que Moss garde pour les traînes-misère.



        Ma vie ici à toujours été bien droite, bien rangée. Jamais une embrouille. Je touche même pas aux filles quand y en a une mignonne qui passe la nuit ici. Moss me surveille. Mais il n'a pas besoin de trop s'en faire. Je sais me tenir. Alors, ce jour-là, je l'ai écouté. Moss est rentré ; j'étais dans le hall à dépoussiérer le lustre. Il m'a dit d'aller à la cave lui chercher un pack d'eau minérale pour le distributeur de l'étage. J'y suis allé, mais au moment de remonter j'ai trouvé la trappe fermée. Verrouillée même. J'ai appelé. « Moss, la trappe est fermée, viens m'ouvrir. »


        Sa voix m'est parvenue étouffée par le battant au-dessus de ma tête. J'ai eu l'impression qu'il s'était couché dessus. Presque sans timbre, il avait la respiration hachée et haletait ses phrases. « La ferme. Si tu sors tu meurs, alors reste en bas.

— Tu plaisantes ?

— Abruti ! Écoute, t'étais qu'un petit clochard galeux que j't'ai ramassé sur le bord d'la route, mais aujourd'hui t'es un homme et surtout t'es mon fils.

— J'entends des bruits blizzards. Y a beaucoup de monde dehors ? Laisse-moi sortir, faut bien que je t'aide avec les clients.

— Y'aura plus jamais d'clients, tu comprends ? Plus jamais. Alors reste là-d'dans, fais pas d'bruit. Si tu n'as plus de flotte, bois ta pisse, si t'as plus de bouffe, mange d'la poussière, mais bouge pas d'là.

— Moss, ouvre-moi ! je commençais à m'inquiéter sérieusement.

— Pas possib'. J'ai avalé la clé.

— T'es complètement dingue Moss, qu'est-ce qui t’arrive ?

— Tu sais, c'est pas normal qu'un fils meurt avant son père. J'vais me battre, comme un chien. Quand j'aurai plus d'munitions, y m'restera mon couteau, et quand je l'aurai laissé dans les chairs pourries d'un d'ces enfoirés, y m'restera mes poings. Même s'ils m'bouffent les bras et les jambes, tant qu'j'aurai mes dents, j'mordrai. J'vais transformer ces fumiers en bouillie de viande crevée. Alors meurt pas avant moi, t'en as pas l'droit.

— Moss ? C'est quoi ce bordel ? On dirait l'adieu d'un gars qui part pour la guerre.

—…

— Moss ? t'es encore là ?! »


        Plus rien. J'ai entendu des coups d'feu, et puis des coups, des coups qui résonnaient jusque dans ma cave. C'était comme s'il y avait un troupeau d'élans qui dévastait la baraque. Comme ceux qui ont ravagé ma première maison et piétiné mes parents. Puis le plafond s'est effondré. J'avais raison, il fallait raser la maison pour pouvoir descendre ici sans clé. Les zombies sont plutôt doués dans ce genre de boulot.



        À présent, je suis avec Moss. Comme avant. Rien n'a vraiment changé. C'est toujours mon patron, il m'apprend le métier. Comment mordre la jugulaire, retirer les nerfs qui rendent la viande filandreuse. Comment faire sortir la cervelle sans trop endommager le crane. Et comme toujours, il est parfaitement à sa place, il sort pas de son rôle. Le zombie lambda. Je porte un œil bleu à ma bouche. Sa propriétaire est en train de hurler sur le sol pendant que Moss lui ronge la cuisse. Je m'intéresse bien plus aux femmes maintenant. L’œil plie et s'écrase sous mes dents. J'ai de la chance, elles sont encore bonnes. Mais d'après Moss, ça durera pas. Il faudra que j'apprenne à mâcher gencives nues. L'humeur aqueuse dégouline dans ma gorge percée de morsures. Je me penche vers la fille qui vocifère et lui attrape la tête J'ai perdu quelques tendons durant ma mort, mes mouvements sont un peu maladroits. Pourtant j'arrive à me pencher pour lui offrir un baiser passionné, où au lieu de simplement les lécher, je ronge et dévore ses lèvres, arrache sa langue. Je crois que je m'y prends de mieux en mieux avec les filles. Je suis heureux. Je ne m'inquiéterai jamais de l'avenir. Moss sera toujours là pour me dire comment faire.


motel
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Commentaires & Discussions

Le ManuelChapitre3 messages | 7 ans

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