Partie 1
Caméo Amanita Hemley avait toujours eu ce pouvoir spécial. La première fois que c'était arrivé, elle avait quatre ans, et il se manifesta alors qu'elle trottinait près de son père dans une rue fréquentée. Une vague de chaleur emporta son esprit ailleurs, face à une silhouette toute en lumière dont l'éclat lui fit plisser les yeux. Caméo venait de croiser le regard d'une jeune fille qui passait tout près. Son esprit s'était comme dédoublé et la réalité dans laquelle elle évoluait se fondit avec celle de la lumineuse silhouette qu'elle observait désormais. Il s'était écoulé quelques secondes et elle avait vu, stupéfaite, les deux réalités se rejoindre en une même image tandis que la jeune femme posait ses lèvres sur celles de la silhouette, dont la lumière laissait maintenant place à un homme. De cette étrange expérience, Caméo n'apprit que des années plus tard. Le phénomène se reproduisait quelques fois lorsqu'elle observait quelqu'un, mais jamais elle n'avait saisi ce qui lui arrivait. Parfois, la silhouette lumineuse rejoignait celui ou celle que Caméo regardait, parfois celle-ci semblait être à des milliers de kilomètres. Puis un jour, elle comprit : elle était capable de voir l'âme promise par le Destin à un être. En d'autres termes, Caméo savait trouver les âmes sœurs. Son don étonnant était son secret le plus cher. Au fil du temps, après mille lectures, mille expériences, mille suppositions, elle avait appris à repérer les indices pour localiser les silhouettes de lumière – la langue parlée, les bruits, l'aspect des personnes, des paysages, des animaux, des plantes et des bâtiments alentours – et tandis que ses proches la voyaient développer une passion subite pour la géographie, elle savait exactement dans quel pays se trouvaient les âmes de ses visions.
Oh bien sûr, elle avait parfois aidé le Destin dans sa tâche. Pour ses quinze ans, son père l'avait emmenée passer la fin de semaine chez sa tante, à quelques heures de là, où une grande fête familiale devait être organisée en son honneur. La gare, ce matin-là, était déserte ; le seul bruit qui parvenait aux oreilles de Caméo était le cliquetis des touches d'un guichet automatique où une grande rousse aux allures de renard devait être en train d'acheter un billet. Curieuse, et aidée par l'ennui, la jeune fille avait posé ses yeux verts dans ceux de la Renarde jusqu'à voir l'éblouissante lumière de son âme promise. Alors, comme prise d'un spasme, elle s'était levée et avait interpellé la femme :
« Vous essayez d'acheter un billet pour Bordeaux, vous aussi ? »
L'inconnue avait paru gênée, mais avait acquiescé, laissant l'opportunité à Caméo d'aider le Destin :
« J'ai entendu avant que vous n'arriviez que le train prévu pour midi et quart était annulé, ils ont fait une annonce. Vous devriez prendre celui de quinze heures, comme mon père et moi. »
L'excuse semblait bancale : elle ne savait même pas s'il y avait un train à midi et quart pour Bordeaux, aussi elle avait prié pour que son interlocutrice la croie et ne la prenne pas pour une folle. Mais la grande rousse avait remercié Caméo pour l'avoir si gentiment mise au courant, et avait acheté son billet pour le train de quinze heures, avant de quitter la gare sous le sourire teinté de fierté de Caméo. À l'heure dite, dans le wagon pour Bordeaux, elle avait eu le bonheur de voir depuis le quai la Renarde s'asseoir à côté d'une silhouette de lumière.
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