Je regarde la grande horloge murale, que je n'avais pas vue jusque là. Déjà 17h. Peut-être le Leader ne viendra-t-il pas aujourd'hui ? On ne sait jamais, après tout. Mais quelque part je sais bien que mes espoirs seront réduits à néant un jour ou l'autre.

Lorsque la sonnerie a retenti pour la deuxième fois depuis que je suis ici, j'étais préparée, et surtout décidée à ne pas me laisser abattre. Ma petite dépression a pris fin. J'ai retrouvé mon envie de me battre, même si mon coeur souffre plus que jamais. Alors, dès que j'ai entendu ce bruit qui rythme à présent mes journées, je suis sortie dehors comme une furie et j'ai immédiatement cherché du regard le meilleur endroit pour me cacher, ce qui s'est d'ailleurs présenté sous la forme d'un buisson. Depuis une heure maintenant je suis recroquevillée là, sans bouger, sans oser respirer. Les feuilles abondantes me cachent le reste du jardin, mais parfois je vois passer une femme élégante en robe, seule ou accompagnée. Invisible, j'espionne ainsi, mais seules quelques bribes de conversation me parviennent, et ça ne suffit pas à bien me renseigner. Cependant, j'ai remarqué que quelque chose revient souvent : des nombres. 55, 23, 4, 67... Tous différents, de même que chaque femme.

Ma supposition selon laquelle elles me ressemblaient toutes est bien sûr fausse. Brunes, blondes, rousses même parfois, ou encore avec de magnifiques cheveux ébène. Toutes possèdent cependant un point commun, dont je ne peux pas croire qu'il est du simple hasard : elles sont d'une beauté renversante. Grande, avec de longues jambes galbées, des formes toujours mises en valeur par une galerie de vêtements travaillés, ornés de perles et de décorations. Des vêtements aux couleurs vives et chaudes tels que je n'en ai jamais vus. Il n'y a pas que des robes, mais aussi des ensembles courts qui ne laissent pas beaucoup de place à l'imagination. Rien qu'à les voir, je ne peux que frissonner et détourner la tête. Moi, porter ça alors que je cache mon corps depuis toujours ? Jamais! Et pourtant, je serai bien obligée, enfin d'après la femme qui m'a renseignée hier. J'ai manifestement été autorisée à garder mes anciens vêtements aujourd'hui, mais je sais que ça ne saurait tarder, et je me demande comment ils me forceront à les abandonner. Viendront-ils me voir dans ma cellule ? Me les arracheront-ils sans aucune pitié pour mon intimité bafouée ? Et comment les nouveaux me parviendront-ils ? Trop de questions, qui me paraissent pourtant dérisoire face à tout le reste. Mes habits sont bien le dernier de mes soucis.

Nouveau coup d'oeil à l'horloge, que je vois heureusement d'ici.

17h10.

Le temps passe si lentement! Encore cinquante minutes à passer ici, dans la terreur pure de me faire découvrir, que le Leader arrive... Jamais je ne tiendrai.

Je reporte mon regard sur les quelques scènes que j'arrive à capter pour me distraire. Je dois occuper mon esprit ailleurs, alors je me mets à penser à la mission.

Il me semble évident que les femmes du Sanctuaire ne savent rien au sujet du Centre de Contrôle des Puces. Elles ne doivent même pas en connaître l'existence, alors encore moins pouvoir localiser le CCP. Je dois chercher mes informations ailleurs. Je ferme les yeux aussi fort que je peux pour essayer de me concentrer, et maudis en moi-même Allen de m'avoir laissée partir. Ne pouvait-il pas prévoir que cette opération serait vaine ? Je suis prisonnière ici, je ne peux rien faire! Avec toute son expérience, toute sa formation d'espion à l'Organisation, il ne savait pas que ça ne serait qu'un échec cuisant ? Que je resterais juste coincée ici pour l'éternité ?

Et puis je songe à la souffrance dans ses yeux lorsque je lui ai annoncé mon plan. Je n'ai pas le droit de l'accuser, au contraire, c'était sûrement lui qui avait le moins de raisons au monde pour me dire oui. À ce moment là, il aurait tout fait pour trouver un contre-argument. Je dois garder espoir, pour lui, en son souvenir. S'il y croyait, alors moi aussi.

Nouveau coup d'oeil.

Mais cette fois je n'ai pas le temps de regarder l'horloge : en balayant le jardin du regard, je viens de remarquer un détail familier... ou plutôt une personne.

Je n'ai pas le temps de réfléchir. Avant même d'avoir pesé les conséquences de mon acte, je bondis hors de ma cachette et je me rue sur la femme aux cheveux blonds pâles qui passe devant le buisson.

- Eh! Eh! je crie.

Elle tourne la tête dans ma direction et ses yeux s'agrandissent une fraction de secondes. Puis ses sourcils se froncent en un expression ennuyante et mon élan de bonheur est stoppé net. Je m'arrête à quelques centimètres d'elle et avise enfin la situation : elle est accompagnée de trois autres femmes, qui toutes me dépassent d'une vingtaine de centimètres. Je me sens encore plus petite dans ce monde de géantes et de perfection, et mes différences physiques m'apparaissent encore plus clairement. En premier lieu, ma peau : je suis la seule femme métissée ici, et je ne cesse de me demander pourquoi depuis que j'observe le va-et-vient du jardon.

Dans le monde masculin où j'ai vécu jusqu'à il y a peu, toutes les couleurs de peau se mélangeaient sans aucune distinction, et la mienne ne m'a jamais parue incongrue. Mais ici, toutes les femmes sont blanches comme le lait, avec un teint sans aucune imperfection : pas le moindre grain de beauté, pas le moindre cheveu de travers, pas le moindre petit bouton. De près, ces différences fondamentales entre nous sont encore plus frappantes que de loin, entre les feuilles de mon buisson. Je me sens de plus en plus mal à l'aise sous le regard inquisiteur de ces femmes, qui auraient dû représenter pour moi un confort encore inconnu : elles sont comme moi, rejetées et traquées par la société, pourtant je me sens moins chez moi que dans les Résidences. Etrange sensation que je pensais ne plus jamais connaître, surtout ici, dans le Sanctuaire.

- Euhh...

Les mots traînent sur ma langue, je ne sais pas quoi dire. Heureusement, la femme que j'ai rencontrée hier, plus amicale que les autres, semble me prendre en pitié et me sauve la mise.

- Je commençais à me demander où tu étais. Si tu ne t'étais pas fait prendre par les gardes. J'avais beau chercher, tu n'étais nulle part dans le jardin. Si tu veux survivre ici, je te conseille de te faire des alliées. Seule, tu n'as aucune chance.

Ce que j'avais pris pour de la pitié est en fait le même mépris qu'affichent les autres. Pourquoi sommes-nous si divisées ? Pourquoi suis-je si mal accueillie ? Qu'ai-je fait, à part ne pas savoir ? Est-ce parce que j'ai eu la chance de ne pas vivre ici jusque là et qu'elles m'envient ? Me jalousent ? Non, je ne peux pas y croire. Elle vient elle-même de me le dire, et elle me l'a bien fait comprendre hier aussi : on ne peut pas survivre seule dans le Sanctuaire. Mais alors pourquoi toutes ces divisions, tous ces groupes qui ne restent qu'entre eux ? Toutes ensemble, nous serions tellement plus à même de nous défendre! Et soudain je comprends. C'est le Gouvernement qui saccage toute potentielle cohésion, évidemment. Ils ont le pouvoir ici, et ils ne sont pas prêts de l'abandonner. Si j'y ai pensé, alors eux aussi. Et ils feront tout pour que maintenir une certaine distance entre les femmes.

- Je...

Il faut que je trouve les mots! Cette fâcheuse manie de ne pas pouvoir parler plus de quelques secondes ne peut pas durer! Je ne dois pas me ridiculiser. Je viens de réaliser que la compétition règne ici en maître, et montrer une image aussi faible ne risque pas de m'aider à m'imposer.

Je redresse la tête et me grandis le plus possible que je peux, même si ma petite taille ne pourra jamais égaler la leur. Mais si je réussis à dégager une aura assez forte, ça ne sera plus un problème. Je durcis mon regard et décide que l'honnêteté est encore ma meilleure option. Je lance enfin un discours cohérent, une première depuis que je suis ici :

- Je ne sais pas ce qu'ils vous font ici, enfin je connais le récit mais je ne l'ai jamais vécu moi-même, alors je ne me réserverai pas le droit de parler dessus. Mais dans ce cas ne vous permettez pas d'imaginer mon propre passé. Nous avons des démons cachés qui nous grignotent de l'intérieur, et je n'ai pas envie de comparer les miens aux vôtres. La seule chose que je veux, c'est survivre. Et pour ça, je dois m'adapter et comprendre, ce qui, comme tu l'as dit - je plante mon regard dans celui de la blonde - ne risque pas d'arriver si je reste seule. Alors pourquoi toute cette hostilité ? Pourquoi m'isoler et me refuser l'aide que je vous demande explicitement ?

Mon discours musclé ne fait cependant que provoquer un sourire faible sur leurs lèvres. Mon interlocutrice principale, ma première connaissance ici, s'avance même à laisser un franc sourire éclairer son visage, ce qui réhausse encore sa beauté d'un cran par rapport à mes nombreux défauts. Mais je comprends vite que ce n'est pas de la dérision que je leur inspire vraiment.

Cette joie sur leurs visages, n'est pas de la moquerie, mais bien ce que je cherche en elles : du respect.

- Je m'appelle 19, lâche enfin la femme blonde, toujours avec un grand sourire. Ici, nous ne sommes que des numéros, qui correspondent par ailleurs à celui de notre porte. À notre naissance, on nous attribue un numéro par ordre croissant en fonction du nombre de femmes qui ont déjà vu le jour avant nous. Lorsque nous atteignons 200, la chronologie est réinitialisée. Toi, tu es donc 97. Voici 42 et 36, ma soeur.

Elle ponctue les présensations d'un geste de la main.

42 est une femme à la magnifique crinière rousse flamboyante, au visage constellé de tâches de rousseur et aux yeux de chat en amande, qui ne doit pas dépasser les vingt-cinq ans. Ses iris mordorés me fixent intensément et j'ai l'impression de prendre feu sous ce regard brûlant. Comme toutes les autres, elle me domine de sa taille immense. Son pantalon blanc ample, bas sur la taille, accompagné d'un haut à bretelles rouge qui s'accorde parfaitement à ses cheveux, laisse apparaître des hanches fines et un ventre plat parfaitement dessiné. Ce corps de rêve est surplombé par un visage ovale et chaleureux, sans une seule ride pour venir gâcher la perfection. J'imagine à quel point un telle beauté est une malédiction ici : comment ignorer cette géante rougeoyante qui doit faire tourner toutes les têtes sur son passage ? Elle doit maudire son corps chaque jour qui passe. Même moi, qui n'ai jamais vu de femmes de ma vie jusqu'ici, je ne peux m'empêcher de succomber dès le premier regard. Au final, je n'ai aucune raison d'être gênée : au contraire, mes nombreux défauts me protègeront peut-être de la cruauté du Sanctuaire.

Quant à l'autre, 36, elle sort à peine de l'adolescence : malgré ses plusieurs années en moins, elle me dépasse tout de même d'une dizaine de centimètres. Ses ressemblances avec sa soeur me sautent aux yeux : les mêmes pommettes relevées, le même menton fier, le même nez petit et droit. Seul son visage encore juvénile, ses lèvres plus pulpeuses enduites d'une substance brillante, et son teint légèrement plus hâlé, la différencient de 19. Ainsi que bien sûr ses cheveux, coupés au carré, qui encadrent son visage d'ange : la pâleur évanescente de 19 n'apparaît nulle part sur elle, remplacée par un chataîn clair dont les reflets roux ressortent un peu. Son regard doux transparaît à travers ses prunelles si différentes de celles de sa soeur, d'un bleu profond, flou, voilé, qui me fait penser à une brume d'été. Elle ne possède pas la dureté de 19, et je comprends pourquoi dès le premier regard : ce corps parfait, comme tous les autres, n'a pas encore été violé dans son intimité. Elle n'a pas encore connu les hommes ni leur brutalité, elle n'a pas encore souffert comme les adultes de ce Sanctuaire : sa jeunesse la protège encore... mais plus pour très longtemps.

Ma minutieuse description physique est cependant rapidement interrompue par un claquement sec. Instinctivement, je tourne la tête en direction du bruit, et je remarque que je suis imitée par chaque femme. Toutes si figent en plein mouvement, avant de subitement se mettre à s'éloigner le plus possible de la porte sans numéro qui vient de s'ouvrir. La peur envahit tous les regards, et la résignation aussi. Mes nouvelles compagnes ne font pas exception. Il n'y a plus aucune trace d'assurance dans les yeux de nuit de 19. Je sursaute quand la main de 36 presse sans aucune retenue la mienne, mais je ne la retire pas. Elle me transmet toute sa peur dans sa poigne tremblotante. Elle est consciente que plus les jours passent, plus elle a de chances d'être choisie. Je la regarde et m'aperçois qu'elle aussi me fixe, mais il n'y a aucune hostilité en elle. Juste le fol espoir que je pourrai la protéger. Les larmes me montent aux yeux. Comment accepter une telle horreur ? Même si ce n'est pas moi qui suis sélectionnée, comment laisser une de mes congénères partir vers un sort pire que la mort sans lever le petit doigt ? Pire encore, comment ressentir le soulagement d'avoir été épargnée, tout en sachant que ce n'est que parce qu'une autre subit à ma place ?

Je saisis enfin toute la torture que le Sanctuaire représente, même lorsqu'elle n'est pas dirigée directement contre nous. Quels que soient leurs actes, les hommes nous écorchent toutes à jamais. Aucune chance d'oublier de tels souvenirs, de refermer de telles blessures.

Je m'arrache aux prunelles de 36 pour tomber dans celles d'un autre, que j'aurais voulu ne jamais rencontrer. Le regard rivé sur moi, le Leader de Paris, me consacre toute son attention. C'est comme si rien d'autre n'existait que nous. Les autres femmes ont toutes disparu.

Et même à plusieurs mètres de distance, je ne peux pas nier que la teinte orageuse des yeux de Christian Carren est exactement la même que la mienne.