Chapitre 22 - SACHA

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Jamais je n'avais ressenti un tel désespoir, mais il ne naît pas seulement de l'urgence de la situation. Ce sentiment qui m'oppresse la gorge et m'empêche de respirer provient également de la simple présence d'Astrid. Même dans mes pires cauchemars, ou mes plus beaux rêves, je n'aurais pas pu imaginer des retrouvailles aussi intenses.

Je suis totalement bouleversé et j'ai du mal à me souvenir de l'histoire de Shy, pourtant les mots s'alignent quand même et sortent de ma bouche, cohérents bien qu'hésitants... Toute cette émotion qui vibre dans ma voix, la prend-t-elle pour de la joie de la retrouver ? Ou m'a-t-elle démasqué depuis longtemps déjà ? Mais ces questions ne sont pas vraiment ma première préoccupation, parce que la seule chose qui prime dans mon esprit, c'est cette image de Willer la réservant, encore et encore.

- Le Gouvernement ? Qu'est-ce que le Gouvernement vient faire là-dedans ? je reprends. Réponds-moi, je t'en supplie, qu'est-ce que tu sais ?

Elle met si longtemps à répondre à cette question que je commence même à me demander si je n'ai pas fait une erreur. Ses yeux brillent d'un nouvel éclat, différent, que je ne lui avais jamais vu auparavant. Qu'est-ce qui peut bien agiter sa petite tête ? Je voudrais savoir toutes les pensées qui la traversent, la connaître suffisamment bien pour pouvoir prévoir ses réactions, mais la vérité c'est que nous ne sommes que deux étrangers. Elle ne sait rien de moi, je lui ai menti sur toute la ligne, et je ne connais pas son passé, son histoire, ses choix, ses souffrances comme ses moments de bonheur... tant de choses dont j'aimerais garder un souvenir, pourtant, mais je ne les ai jamais vécues, alors comment le pourrais-je ?

Enfin, elle me répond, toute hésitation disparue :

- Sacha, nous sommes actuellement dans le Quartier du Gouvernement de Paris, dans un endroit appelé le Sanctuaire. Je n'en sais moi-même pas beaucoup, juste que les femmes existent bel et bien. Je les ai vues et cotoyées depuis notre capture. Cet endroit est tellement terrifiant, mais j'en suis certaine. Tout est faux, tout ce que je croyais savoir...

Les larmes se mettent à couler sur ses joues, et je me surprends à ressentir de la pitié pour elle. Depuis quelques jours, elle découvre le Sanctuaire et toutes ses règles, mais j'ai tendance à oublier qu'il y a encore peu de temps, elle n'avait même pas conscience de ne pas être la seule femme au monde. C'est un double choc pour elle, une quantité astronomique d'informations qui la débordent sûrement. Tout ce qu'elle pensait est remis en cause. Elle est totalement perdue, et son état en témoigne suffisamment bien.

- Sacha, continue-t-elle, le visage inondé. Sacha.... il faut que je te dise quelque chose. Je... je...

Elle hésite et je pressens ce qu'elle s'apprête à me révéler. Mon coeur se brise quand je songe que je connais déjà son secret, même si elle ne le sait pas.

- Je suis une femme, finit-elle par avouer d'un seul coup, dans une grande expiration.

Je me force à hoqueter pour montrer ma surprise, puis je peins l'incompréhension sur mes traits.

- Oui, je le savais déjà, finis-je par murmurer en faisant mine de ne pas comprendre, de ne pas arriver à accepter ce que je suis censé soupçonner. Tu n'étais pas réveillée quand Allen me l'a révélé, mais je sais tout. Ce que tu es, ton implication dans tout ça...

Un éclair de peur traverse ses prunelles nuageuses.

- Non, tu ne comprends pas, sanglote-t-elle. Tout ce qu'Allen t'a dit n'était qu'un mensonge. Un mensonge que nous avons monté ensemble de toutes parts. En vérité, j'ai vécu et grandi dans les Résidences. Et surtout, je suis une véritable femme. Pas un robot à moitié organique. Je suis... totalement... humaine...

Sa voix faiblit sur les derniers mots jusqu'à ne devenir qu'un murmure incompréhensible.

- Tu m'as menti, l'accusé-je pour maintenir le subterfuge. Tu m'as menti sur tout... tout...

Je laisse le silence planer quelques instants. Je dois adopter le comportement de celui qui se sent trahi et délaissé, mais c'est tellement dur quand la situation est en vérité l'exact inverse. Le mieux reste de faire semblant de lui en vouloir. Les émotions négatives comme la colère sont bien plus faciles à reproduire que les positives, comme la joie. On peut aisément savoir quand une personne n'est pas vraiment heureuse, mais la fausse rage se camoufle plus facilement. Et puis, c'est une réaction tout à fait cohérente de celui dont j'endosse le masque.

- L'Organisation existe-t-elle même, ou n'est-ce qu'une autre manipulation ? Tout ce que nous avons vécu pendant un mois... ce n'était qu'une mascarade ? craché-je.

- Non! proteste-t-elle vivement, un peu trop vivement. Jamais de la vie! Sacha, tout... tout était vrai. L'existence de l'Organisation aussi. Seulement, je ne suis pas un prototype de femme créée biologiquement, mais une véritable personne en chair et en os. Je n'ai pas grandi dans leur QG, mais dans les Résidences, où j'ai fini par être démasquée juste avant mon Intégration. J'ai été emmenée par la DFAO et torturée dans un endroit secret pendant des mois entiers avant de finir par m'échapper. C'est à ce moment-là que j'ai rencontré Allen. Il m'a recueillie en m'avouant que l'Organisation me surveille depuis longtemps déjà. Mais il avait pour ordre de ne pas me ramener chez eux avant qu'ils ne décident d'un plan concret. Et la situation s'est tellement éternisée que...

Elle baisse les yeux et sa voix se brise, mais elle continue tout de même jusqu'au bout, entièrement convaincue que ce qu'elle vient de me révéler est la stricte vérité. Si elle savait que toute sa vie n'est qu'un mensonge! Si elle savait qu'elle est loin d'être celle qu'elle croit!

- Tellement que la DFAO a fini par nous retrouver. Je... j'ai été rapidement capturée, mais je croyais que tu avais réussi à t'enfuir. Et Allen... je ne suis sûre de rien, je ne peux même pas me réconforter en me disant qu'il est en sécurité. Je ne comprends pas plus que toi dans tout ça, et tout ce que j'apprends depuis que j'ai atterri ici ne fait que renforcer mon trouble, comme cette histoire de Sanctuaire...

Ses phrases se font de plus en plus longues et cahotiques, de moins en moins maîtrisées. Elle laisse la panique l'envahir, ses mains s'agitent follement autour de sa tête. Alors, comme tout à l'heure, sans pouvoir me retenir, je saisis ses poignets, mais cette fois avec une infinie douceur. J'ai l'impression de tenir une coupe en cristal dans l'étau de mes mains. Comme si elle pouvait se briser à la moindre erreur alors qu'en vérité, elle est une des personnes les plus fortes que j'aie jamais rencontrées.

Je l'attire doucement contre mon torse et la serre dans mes bras un long moment. Je ne sais même pas pourquoi ce geste m'a l'air si naturel, ni même pourquoi je ressens un tel besoin de la réconforter alors que ma haine contre elle continue de brûler au fond de mon coeur. Mais toujours est-il qu'à mon contact, ses sanglots finissent par s'apaiser, et elle cesse de frémir incontrôlablement. Une fois ses larmes presque séchées, je la libère enfin et recule immédiatement pour instaurer une certaine distance de sécurité entre nous. Il n'est pas question qu'un telle absurdité se reproduise une troisième fois. Après le baiser et cette étreinte, je ne suis pas sûr de me contrôler vraiment.

La tête baissée, honteuse, les yeux cerclés de noir à cause de son mascara dévasté, elle n'ose plus me regarder. Je comprends soudain que tout ceci est aussi nouveau pour elle que pour moi.

Les bras ballants, je ne sais plus vraiment quoi faire ni quoi dire. À l'évidence, elle vient de me dire tout ce qu'elle savait. Elle ne possède aucune information importante, et par conséquent, elle ne nous sert plus à rien. Je me projette dans le futur et je ne peux que savoir ce que cette révélation aura comme conséquences : sa vie paisible dans la Sanctuaire s'achève maintenant. Dès que j'aurai rapporté à la DFAO ce que j'ai compris, elle servira leurs expériences jusqu'à sa mort. Jamais nous ne la rendrons à l'Organisation. Son cerveau sera disséqué pour que nous puissions récupérer tout ce qu'il reste de son ancienne vie. Il n'y a plus aucun espoir pour elle, je n'ai aucun doute là-dessus.

Je devrais tirer de cette conclusion une grande satisfaction. Plus de faux-semblants. Plus de jeux. Je pourrai enfin me révéler à elle et lui faire savoir combien je compte la faire souffrir. Je pourrai enfin mettre ma vengeance à exécution, pleinement et totalement. Mais c'est tout le contraire. Je ne ressens qu'un grand vide, et quelque part, ce futur me terrifie même.

Mais je n'ai pas le temps de tergiverser plus longtemps. Alors que nous sommes toujours prostrés dans le silence et nos dérivations mentales respectives, un homme élégant à l'épaisse chevelure chatain vient briser le calme relatif. Il a changé depuis la dernière fois que je l'ai vu, mais il conserve toujours cet air tranquille et assuré que je lui connais bien, comme si le monde entier lui appartenait : le bras droit de mon père. Je l'ai toujours haï pour cette attention qu'il me volait, et surtout cette gloire, et ma soif de pouvoir se réveille en grondant dans mon coeur à sa vue. Mes yeux lancent des éclairs qu'il ignore ostensiblement. Son attention est entièrement dirigée vers Astrid.

- Voici donc l'élément perturbateur de cette année, murmure-t-il en passant un doigt pensif sur son menton. Pas trop mal. Ils ont dû faire du bon travail, en bas, pour transformer tant de médiocrité en une beauté si ravageuse...

Comment fait-il pour transformer ses insultes en compliments flatteurs ? Ma rage boue dans mes veines, prête à éclater. Soudain, son regard se fige.

- Déjà réservée ? reprend-t-il, contrarié. Toi ? lance-t-il avec dédain dans ma direction.

C'est la première fois qu'il fait mine de remarquer ma présence ; jusque là, j'étais totalement invisible à ses yeux. J'aimerais lui cracher quelque insulte à la figure pour laver Astrid de ses remarques perverses, mais je me retiens de justesse en pensant que cette erreur serait celle de trop aux yeux de mon père. Je ne sais pas pourquoi j'attache tant d'importance à son opinion encore aujourd'hui. Peut-être parce qu'il continue d'assurer mes arrières et ma position malgré tout... Sans lui, je risque de tomber totalement au fond, et j'ai plus peur de cette chute que de n'importe quoi. En m'inculquant son goût du pouvoir et de la domination, mon père s'est assuré sur moi une prise sans faillite depuis ma plus jeune enfance. Alors je me contente de lâcher, les dents serrées :

- Je ne sais pas qui vous êtes ni ce que vous lui voulez, mais ne vous avisez pas de la toucher.

Cet avertissement en cache un autre, bien sûr. Un de ceux qu'Astrid ne peut pas comprendre. Par cette repartie cinglante, je lui rappelle la mission que je suis censé mener. S'il trahit ma couverture, il serait capable de rejeter la faute sur moi, et je ne pourrais rien dire pour ma défense. Plus personne ne me fait confiance, et Walter encore moins. Il ne me reste plus qu'à prier pour qu'il comprenne le message et me laisse tranquille avec elle.

- Bien sûr, bien sûr, s'empresse-t-il d'enchaîner. Willer, je suppose.

Je m'empêche fermement de réagir à ce nom. Aux yeux d'Astrid, il n'est pas supposé m'évoquer quoi que ce soit.

Mes épaules se détendent imperceptiblement quand je constate qu'il ne prononce plus un mot. Le silence s'installe tandis qu'il observe la jeune femme d'un oeil appréciateur. Et alors que je commence à me dire que la partie est gagnée, il la saisit par le coude et l'entraîne vers le centre de la salle, sous le feu des projecteurs. Ensemble, ils sortent de l'ombre, et j'ai à peine le temps de lancer une protestation qu'il se retourne vers moi pour me rappeler d'un air menaçant :

- Toi, reste où tu es. N'oublie pas où est ta place. Tu n'as aucun pouvoir, et si tu ne veux pas tomber encore plus bas, ne t'interpose pas entre moi et ma cible.

Ses mots sont rudes, cinglants, et surtout, bien trop vrais. Je n'ai pas le choix.

Alors je me contente de les regarder s'éloigner sans rien pouvoir faire, tiraillé entre une femme et ma soif de pouvoir.

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