Chapitre 1 - SACHA PARTIE II
PARTIE II
Je ne pouvais pas.
Je ne pouvais tout simplement pas.
Rien que penser à ça me donnait envie de vomir, et pourtant c'est dans ce monde-là, dans cette optique, que j'ai été éduqué. Et pourtant, si j'étais devenu Leader, j'aurais eu des enfants de cette manière. Mais le fait est que je ne suis pas Leader de Paris, que ma vie n'est pas celle qu'elle aurait dû être et que je pense tout à fait autrement. Alors effectivement, avant-hier soir, je suis resté à peine plus d'une minute dans la cellule de cette fille rousse avant de m'évanouir sans un mot. Il y avait une telle incompréhension sur son visage, une telle méfiance, que j'aurais voulu tout lui expliquer. Lui crier que tous les hommes ne sont pas comme ça. Chasser toute cette haine et ces préjugés qu'il y a entre nos deux espèces.
Deux espèces.
Oui, parce que c'est ce que nous sommes devenus.
Deux espèces bien distinctes en guerre, même si nous avons cruellement besoin l'une de l'autre pour survivre.
Il y avait un tel trouble au fond de ses prunelles de chat.
Un tel espoir étouffé.
Elle me fait penser à Astrid, et je comprends tout à fait pourquoi : c'est à cause de nous. Nous, les hommes. Si nous ne leur avions pas inculqué cette terreur constante, cette honte d'être ce qu'elles sont, je ne verrais pas ces ressemblances dans les yeux de chaque femme que je croise. Et à bien y réfléchir, je suis comme elles.
Pieds et poings liés.
Incapable de faire tourner le vent de mon destin.
Depuis le bal, je reprends petit à petit ma place de capitaine à la DFAO. Que je me sois pris une balle qui a failli me tuer ne suffit pas à me faire inspirer à nouveau le respect, mais au moins, mes propres inférieurs ne me méprisent plus autant. Quelque chose a changé ces dernières semaines.
Hier, mon père est enfin reparti pour Chicago, me libérant après de longs jours de peur de sa présence menaçante. C'est comme si je pouvais à nouveau respirer depuis qu'il n'est plus là, même si je suis bien conscient que ma vie ne sera plus jamais ce qu'elle a été avant. L'accident qui m'a fait perdre mon oeil a été le premier tournant majeur de mon existence. Et quand je dis tournant majeur, je parle de ceux qui, selon la voie qu'on emprunte, changent radicalement votre futur. De manière moins évidente, ces derniers mois, depuis le 1er janvier 2306, en sont également un. Et aujourd'hui, la disparition inexpliquée de Willer marque la fin de cette période mouvementée, qui me laisse totalement et irrémédiablement transformé.
La disparition de Willer.
Personne ne comprend pourquoi, mais en même temps ce n'est pas comme si nous étions tous proches au point de pouvoir décrypter nos moindres faits et gestes. Ce don n'appartient qu'à Astrid. Toujours est-il que, lorsque nous nous sommes tous réunis après le bal, le capitaine Willer manquait à l'appel. Une enquête a immédiatement été faite : ses quartiers étaient vidés, toute les caméras de surveillance de la nuit effacée, sans exception. La ville a été plongée pendant plusieurs heures dans le noir le plus complet sur nos écrans, et nous n'avons aucun moyen de récupérer les données. Evidemment, Willer n'est pas stupide, et il a assez d'expérience pour savoir que faire le travail à moitié s'avère fatal dans bien des cas.
Mais ce que je ne saisis pas, c'est la raison de cet acte, comme tous les autres d'ailleurs. De mon côté, je me doute que toute cette histoire a un rapport avec la nuit qu'il a passée avec Astrid. Je ne sais pas si les autres en sont conscients aussi, sûrement que oui, mais dans tous les cas, une force mystérieuse me pousse à garder mes déductions pour moi. Et, suite logique des évènements, je ne peux visionner aucune caméra de la cellule d'Astrid pour confirmer mes doutes. Que s'est-il vraiment passé pendant ces heures noires ? L'a-t-elle tué ? Non, impossible, même si elle avait su où il habite, elle n'aurait pas pu effacer toutes les traces tout en restant enfermée au Sanctuaire. C'est forcément une décision volontaire de sa part. Ou forcée, mais dans tous les cas, c'est lui qui a accompli tout ça. L'Organisation semble l'option la plus logique, surtout si on imagine qu'Astrid communique avec eux. Mais sans ses souvenirs, encore une fois, comment le pourrait-elle ? Et s'ils étaient aussi puissants, ils l'auraient libérée depuis longtemps. En fait, ils n'auraient même pas eu besoin de lui effacer la mémoire pour l'envoyer en mission : ils nous auraient déjà détruits.
Je ne trouve aucune explication logique à toute cette histoire, et pourtant, je sens qu'elle est là, quelque part juste sous mon nez. Je manque juste l'information centrale, la pièce autour de laquelle toutes les autres tournent. Elle aussi se trouve tout près, mais je passe à côté à chaque fois. C'est tellement frustrant de savoir ça sans parvenir à trouver la solution! Tout était tellement plus simple il y a quelques mois encore : cette guerre entre la DFAO et l'Organisation me paraissait évidente. Je savais pourquoi je me battais. Je n'avais aucun doute sur mon rôle dans toute cette affaire, sur le pourquoi du comment. Mais aujourd'hui, tout se retrouve complètement bouleversé, et je ne sais plus quoi penser exactement. Sommes-nous vraiment les gentils dans toute cette affaire ? Tant de questions sans réponse m'assaillent que je n'arrive même plus à en dresser une liste claire. Je voudrais bien les prendre une part une pour les régler séparément, chacune en son temps, mais toutes sont en fait intrisèquement liées, et c'est exactement pour cette raison que l'énigme est si dure à résoudre. Je suis piégé dans le labyrinthe que l'Organisation a créé spécialement dans ce but là. Je me suis fait avoir comme un débutant.
*
Je contemple le corps glacé de Willer, les bras croisés.
Un suicide ?
Je ne sais pas exactement d'où elle vient, mais une intuition me souffle que je suis loin du compte.
Cela fait maintenant une heure que j'ai été appelé à la morgue, ainsi que les autres capitaines de la DFAO, où son corps immobile a été transporté. D'après l'homme qui nous a donné les détails, toutes les preuves vont dans la même direction, justement celle qui me pose problème. Pourquoi se suicider ? Encore une nouvelle question. Mais si ce n'est pas un suicide, alors pourquoi est-ce que ça y ressemble autant, et pourquoi est-ce que le taux d'alcool très élevé, ainsi que la morphine en haute quantité dans son sang, viennent confirmer cette théorie ? Quelque chose me dérange dans toute cette histoire. Bien sûr, une enquête a été ouverte, et la DFAO en a été spécialement chargée, afin de pouvoir intégrer les variables les plus secrètes dans l'équation. Personne d'autre que nous n'est habilité dans cette affaire. Mais je suis intimement convaincu que nous ne trouverons rien de plus. Si Willer est le responsable volontaire de tout ça, alors il était suffisament haut gradé et il avait suffisament de ressources pour effacer toutes les traces sans exception derrière lui. Les heures noires de la surveillance, étendues dans toute la ville, le prouvent d'ailleurs assez bien. Et si c'est au contraire l'Organisation que l'on doit soupçonner... eh bien, le constat reste le même. Nous avons, dans tous les cas, un ennemi trop puissant en face de nous.
C'est la première fois en plusieurs années de lutte que je me retrouve dans une telle position de faiblesse et de flou, et je comprends que le vent est en train de tourner... dans le mauvais sens.
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