Chapitre 4 - ASTRID
Je n'ai pas le temps de me remettre de mes émotions, ni de songer vraiment à ce que je fais. La seule chose que je sais avec certitude, c'est que j'ai besoin qu'il vienne avec moi. Pour une raison inconnue, j'ai besoin de ce traître à mes côtés... ce traître qui me fait ressentir tant de choses jamais imaginées auparavant.
- Sacha... balbutié-je.
Je voudrais lui demander ce qu'il fait là, je devrais réfléchir si je ne tombe pas dans un énième piège. Mais je sens au fond de moi que ce n'en est pas un. Mon instinct me souffle un élan de sincérité, d'espoir.... Il me dit de croire en lui, malgré notre passé et ses trop nombreuses trahisons.
Il semble totalement hors du temps, ses longues mèches noires en bataille, ce qui ne chance pas grand chose de d'habitude, à la réflexion. Ses deux yeux me fixent intensément, l'un mort et inutilisable, l'autre explosion arc-en-ciel de couleurs et d'émotions. Je lis au fond de cette prunelle unique, dans tous les sens du terme, un sentiment que je ne reconnais pas, pour la première fois que de ma vie, et ce constat me trouble encore plus que l'enjeu actuel. Je ne peux pas m'empêcher de m'attarder sur ce phénomène extraordinaire. Ce que je vois ne ressemble à rien de ce que j'ai pu connaître jusque là. C'est une équation que je ne suis pas capable de résoudre. C'est une réponse que je ne suis pas capable de trouver, mais ce qui la rend si particulière par rapport à toutes les autres, c'est que je devrais en avoir les clefs. Il est normal que je sois noyée dans cette histoire, ma mémoire a été effacée et je ne peux pas exiger de tout comprendre tout de suite. Mais cette fois, alors que décrypter les visages est mon don le plus affuté, le plus précieux, celui qui ne m'a jamais fait défaut ? Impossible, pourtant, c'est bien ce qui est en train d'arriver....
Il se reprend cependant bien vite et cet élan fugace, incompréhensible, disparaît si vite que je me demande si je n'ai pas eu une hallucination.
- On doit partir, me hurle-t-il tout en me soutenant.
Je sens que je risque de m'effondrer par terre à tout moment. Il porte le poids entier de mon corps entre ses bras, alors que ça devrait être le contraire. Je devais avoir l'avantage...
- Alexy, ils t'ont droguée ?!
Cette émotion qui l'a habité n'est plus là.
J'ai rêvé.
Je me relève tout en me persuadant que ce n'est que ça. Un rêve.
- Non, non, pas du tout.... Ça n'a aucune importance, de toute manière. Tu sais comment sortir d'ici ?
Je pose la question alors que je connais déjà la réponse. Bien sûr, il doit connaître le Quartier du Gouvernement dans ses moindres recoins, et sous la pression de ma présence, il n'aura d'autre choix que de m'aider. Je ne sais pas pourquoi j'en suis sûre, mais je le sais, c'est tout, alors même qu'il pourrait très bien, au contraire, fausser toute mon évasion en me conduisant droit dans les griffes de la DFAO.
Fais-toi confiance, me souffle la voix qui surgit dans ces occasions. Fais-toi confiance.
- Je.... je crois, je n'en suis pas sûr. Tu sais piloter ?
*
Je passe une main tremblante sur les inombrables manettes, boutons et commandes. Comme tant d'autres choses, le Gouvernement possède également une gigantesque piste privée à l'intérieur du QG, où sont entreposés toutes sortes d'engins, du plus petit au plus grand : un énorme avion de passagers aussi bien que des hélicoptères, des planeurs.... ou encore des chasseurs, comme celui dans lequel je suis à présent installée.
Encore une fois, c'est mon intuition qui m'a guidée droit sur lui, et sur aucun autre. Mais aujourd'hui, j'en comprends la cause, même si elle ne réside pas à proprement parler dans ma mémoire. Cette familiarité que je ressens ne laisse pas de place au doute : comme le combat rapproché ou le maniement des armes, le pilotage est un autre de ces talents que j'ai cultivés à l'Organisation. Je suis en mesure que faire décoller et de piloter cet avion de chasse.
Mais ce n'est pas parce que j'en suis consciente que je n'ai pas peur. Alexy est toujours là, avec ses angoisses, et toutes les choses qu'il ne sait pas faire, dont ceci fait largement partie. Et il ne peut s'empêcher de me demander : est-ce que tu es sûre que ce n'est pas un énième produit de ton imagination ? Est-ce que tu es sûre de savoir faire ça ? Est-ce que tu es sûre que tu ne vas pas nous crasher dès les premiers mètres ? Est-ce que tu es sûre de savoir ne serait-ce que démarrer ? Décoller ?
Le temps presse, il est là qui me dévore de ses perspectives terrifiantes. Je prend une profonde inspiration et me laisse guider. De manette en manette, tout en guidant mon co-pilote, Sacha, je réussis à sortir l'avion du hangard pour me retrouver au début de la piste de décollage. Devant moi, un demi-kilomètre de goudron miroite sous un soleil de plomb. Un dirait un mirage, et pendant un instant, je me laisse aller à cette illusion réconfortante. C'est avec cette idée fixe en tête que rien de tout ceci n'est vrai, que je ne risque pas de tuer qui que ce soit même si j'échoue, que je mets en marche l'avion une deuxième fois. Nous prenons rapidement de la vitesse.
Plus que 400 mètres avant que les roues ne doivent quitter le sol.
À côté de moi, Sacha pousse soudain un gémissement de douleur effroyable et se plie en deux, les mains vissées sur sa tête. Je lui jette un coup d'oeil totalement paniqué de peur qu'il ne m'abandonne maintenant, dans cet instant crucial .
- Sacha, qu'est-ce qui t'arrive ?
Panique.
Je me déconnecte de l'avion, mais il me rappelle à l'ordre dans un grognement animal qui ne me laisse plus le choix :
- Concentre-toi sur le décollage! On ne peut pas se permettre de nous rater sur ce coup-là. Allez! Bon sang, ce n'est qu'une... qu'une migraine. Rien d'inquiétant. Tu ne vas pas te faire rattraper et ramener dans ce Sanctuaire juste pour ça ?
Juste pour ça ? Il ne pourrait pas mieux dire... Il n'est rien, et je ne dois pas oublier que sa mort m'importe peu. Le plus important, c'est cette piste.
Ce goudron qui défile trop, bien trop vite.
Plus que 300 mètres.
L'assistance guidée de l'avion prononce le décompte au fur et à mesure à voix haute pour m'éviter d'avoir à calculer.
Plus que 200 mètres et je n'arrive toujours pas à nous arracher du sol, de la terre ferme... de l'attraction terrestre incontestée... je n'arrive toujours pas à défier les lois de l'apesanteur dans cet appareil qui a pourtant été conçu dans ce but ultime, précis...
Plus que 100 mètres.
Je pousse la manette à fond vers l'avant en poussant un cri de rage, libérant toute cette impuissance que je suis obligée de jouer depuis des semaines. Mes anciens réflexes me reviennent, et soudain, mon esprit s'aiguise. Les petites astuces qui facilitent le décollage, les bons gestes à avoir... un avion est comme un animal : il faut savoir comment l'approcher, l'apprivoiser, le comprendre. Et une fois ceci fait, nous sommes en symbiose avec lui, complètement et totalement. Mon esprit dérive très loin de Sacha, qui se tortille toujours de douleur. Je sens une sensation de flottement maintenant familière m'envahir et je dois me mordre la lèvre pour barrer l'accès à mon esprit de ce nouveau flashback. Je ne dois surtout pas me laisser envahir par les souvenirs de mon ancienne vie maintenant.
Je sais à présent comment ces réminescences se déclenchent : soit grâce à un désir très fort, allié d'une drogue, ou même d'un état de sommeil profond, ce qui libère l'esprit dans ses plus infimes recoins. Soit dans une situation de stresse intense, où l'adrénaline et le danger, si liés à mon passé, déclenchent sûrement des connexions dans mon cerveau. Ou encore à cause de la similitude d'un paysage, d'une parole, d'une intonation, ou encore d'un objet, d'une sensation... tant de choses qui, lorsqu'elles sont suffisament proches d'un élément frappant du passé, sont un déclencheur pour ouvrir les vannes. Aujourd'hui, c'est la troisième option qui est en train de se réaliser.
Mais si je laisse mon esprit n'en faire qu'à sa tête, je sombre définitivement, et je n'aurai plus jamais la moindre occasion de m'échapper. C'est cette pensée terrifiante qui me donne la force de continuer : lentement mais sûrement, alors que l'avion continue d'avaler les mètres sans égard à ma détresse, je prends le dessus sur le flashback pour le refouler très loin, dans une cachette que j'espère ne plus jamais retrouver. Ma détermination du moment, alliée à tous ces doutes que je conserve quant au passé d'Astrid, penchent en ma faveur pour renverser la balance de l'inéluctable. Je ne peux pas nier ne plus être sûre de vouloir retrouver mes souvenirs. Je suis même convaincue que cette expérience serait profondément néfaste pour moi.
On sait ce qu'on a, on ne sait pas ce qu'on obtiendra.
Je préfère m'en tenir à ce présent où je ne suis pas une tueuse, du moins pas autant, et pas aussi volontairement qu'avant. Les démons que j'ai enterrés en acceptant cette mission-suicide m'effraient encore plus que de ne jamais retrouver mon véritable vécu.
Petit à petit, l'étourdissement se dissipe, et j'ouvre les yeux pour découvrir avec horreur que je suis presque au bout de la piste. Devant moi, il n'y a plus que le vide du toit qui plonge vers un inconnu qui, je le sais pourtant, m'assure la mort. Mes pupilles se dilatent jusqu'à, j'en suis sûre, dévorer entièrement mes iris. La peur fait pulser le sang plus vite que jamais dans tout mon corps. Mes sensations sont exacerbées, j'ai l'impression de pouvoir sentir chaque centimètre de peau, de muscle, de veines, d'os, et de tout ce qui peut bien constituer un être vivant. Alors, c'est donc à ça que ressemble la mort ? Mais malgré ce que je peux bien penser, ma main qui s'acharne sur la manette avec l'énergie du désespoir, incontrôlable, prouve bien que mon instinct de survie est encore là quelque part. Je ne suis pas prête à mourir. J'ai encore tellement de choses à vivre, tellement de décisions à prendre, tellement de personnes à rencontrer, tellement de sentiments à découvrir, tellement de mystères à éclaircir, tellement de batailles à remporter... tellement d'adieux à faire! Je me refuse à accepter cette possibilité selon laquelle je n'existerais plus, tout simplement. Cette manière de penser est peut-être égoïste, elle me ferait peut-être paraître égocentrique si je l'exprimais à haute voix, mais après tout, qui est là pour m'entendre ? Sacha ? Après tout ce qu'il m'a fait, ce serait bien la moindre des choses!
Je ne peux pas supporter l'idée qu'Allen apprenne ma mort sans que j'aie pu lui dire combien je l'aime, combien je tiens à lui malgré ces trous dans ma mémoire. Je ne supporte pas l'idée qu'il culpabilise toute sa vie pour m'avoir laissée partir en connaissance du risque, parce que je sais que c'est ce qu'il ressentira inéluctablement. Lui aussi, je veux qu'il vive, qu'il se batte pour cette cause qu'il a choisie! Et par dessus tout, je veux le revoir. Le revoir avec cette conscience toute nouvelle de mes sentiments. Le revoir avec tous ces changements qui se sont opérés en moi au cours des derniers jours, les bons comme les mauvais. Je veux lui révéler où se trouve le CCP, je veux voir l'espoir illuminer ses prunelles, je veux voir le sourire sur ses lèvres. Je veux voir de la joie sur son visage trop assombri. Je veux oublier la lassitude, l'épuisement, l'abattement... je veux qu'il se rappelle combien notre cause en vaut la peine, je veux qu'il ne se sépare jamais de cette certitude. Je veux lui inculquer jusqu'à ce que, même après ma mort, il puisse s'y accrocher.
Mon corps s'écrase soudain vers le bas et je nous sens chuter. Sacha pousse un hurlement, de souffrance autant que de peur, du moins je ne peux que le supposer parce que je suis incapable de bouger la tête dans sa direction. J'ai les yeux rivés sur cette manette qui détient ma vie. Oui, qui la détient toujours, parce que j'y crois encore. Je n'ai pas perdu espoir. Je ferme les paupières en espérant que, comme dans les films, la magie m'aparaisse pour sauver ma misérable vie. Je ferme les paupières en espérant un miracle inexpliqué. Je ferme les paupières en songeant qu'après tout ce que j'ai donné pour en arriver là, je n'ai pas le droit d'échouer si près du but.
La sensation de chute s'atténue soudain, imperceptiblement, mais je le sens dans tout mon corps. Et, sans que je puisse en croire mes yeux, sans que je puisse expliquer comment, l'avion rase le sol quelques secondes sans jamais le toucher pour prendre enfin sans envol, s'arrachant à l'attraction si puissante. J'ai à peine le temps de cligner des yeux que, déjà, nous volons dans un océan de bleu.
De ciel.
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