La vie est une compilation d'évènements.

De secondes.

De projets.

De choses qui peuvent être perçues, selon la personne, comme malheureuses ou heureuses.

Au final, la vie n'a aucun rapport avec de la chance ou de la malchance, puisque tel ou tel évènement pour s'avérer horriblement cruel pour l'un, ou au contraire particulièrement avantageux pour l'autre.

C'est du moins ce dont j'essaye de me convaincre aujourd'hui, alors qu'un bip régulier et un petit point rouge mouvant me signalent, sur les écrans de contrôle, que le traceur d'Astrid vient d'être activé. Mais au fond de moi, je remercie, je bénis tout ce qui se trouve autour de moi, je serais même presque prêt à m'agenouiller devant le surveillant de faction qui m'a prévenu.

Marshall fait irruption dans la pièce dans un vombrissement de pas martelants le sol. Il se précipite vers moi, me prend par les épaules, et je vois le même espoir baigner ses yeux. Même s'il ne me l'a jamais avoué en face, il regrette d'avoir envoyé Astrid en mission depuis le premier jour. Sa culpabilité est si flagrante qu'elle en devient difficile à ignorer, particulièrement pour moi depuis que je ressens exactement la même chose. Mais voilà que son traceur apparaît sur nos écrans, ce qui ne peut signifier qu'une seule chose : elle est en vie. En vie, et surtout, elle a réussi à s'évader. Ou alors nous sommes encore en train de tomber dans un des pièges retorses de la DFAO, mais je suis intimement convaincu que non. C'est peut-être la spécialité de ma soeur de décrypter les esprits, mais à force de la cotoyer, elle a fini par déteindre sur moi. Et j'ai le pressentiment que la DFAO ne sait toujours rien du retournement de la situation. Il y a donc peu de chances pour qu'ils cherchent à noys piéger à nouveau, puisque selon eux, nous sommes toujours entre leurs mains. Les souvenirs manquants d'Astrid ne sont qu'un contre-temps à leurs yeux : ils sont presque sûrs d'arriver à la faire parler un jour, et en quelque sorte, ils n'ont pas tort.

À force de cotoyer le danger et l'adrénaline, avec des petits gestes familiers du quotidien, et surtout ce que je lui ai déjà révélé, s'il elle en a la volonté, Astrid finira un jour par avoir des flashbacks, de plus en plus fréquents, jusqu'à ce que tout lui revienne complètement. Si elle s'était trouvée au mains du Gouvernement à ce moment-là, nous aurions tout perdu : d'un point de vue hiérarchique, ma soeur et moi nous trouvons au même niveau, juste en-dessous de Marshall. Bien qu'il ne soit pas dit explicitement qu'il le leader de ce mouvement insurrectionnel, nous l'acceptons tous comme tel par un accord tacite. Ce qui signifie qu'Astrid connaît, comme moi, absolument tous les secrets de l'Organisation, de l'emplacement du QG au moyen que les résistantes ont employé pour rester en vie si longtemps sans femmes, sans Maternité, sans Sanctuaire...

Mais pour l'instant, je n'ai pas vraiment envie de penser à tout ça. Juste de la revoir après ces semaines interminables de séparation, le plus vite possible, et m'assurer que je ne rêve pas. Et Marshall, qui ressent exactement la même chose que moi, anticipe déjà mes moindres faits et gestes. Sa poigne se fait plus ferme sur mes épaules.

- Allen, non!

Je le regarde fixement, éberlué. Pourquoi ce "non" claquant ? Qu'est-ce qui peut bien lui passer par la tête ? Petit à petit cependant, je commence à comprendre. Un profond sentiment de trahison et d'injustice grandit en moi. Je me dégage sèchement.

- Tu ne peux pas me refuser ce droit.

- Allen... murmure-t-il d'une voix douce, contrite, où perce toute sa culpabilité, mais cette fois elle ne concerne plus seulement ma soeur. Je suis désolé, mais j'ai besoin de toi ici. Il serait bien trop dangereux de t'envoyer là-bas. Imagine s'il s'agit d'un piège ? Nous ne pouvons pas prendre le risque qu'ils te capturent!

Je sais bien que d'un point de vue stratégique, il a parfaitement raison, mais je sens comme un fil invisible m'attirer inexorablement vers Astrid. J'ai besoin de la voir, de sentir la peau douce de son visage sous mes doigts, de vérifier moi-même que c'est bien elle. De procéder aux vérifications d'usage, et enfin, enfin, de la ramener à la maison. Ce besoin élémentaire, viscéral, me vrille de toute part, m'empêchant de réfléchir clairement, si bien que je me mets à crier, totalement paniqué :

- Ma soeur risque sa vie depuis le début sous prétexte de votre prétendue rébellion qui ne connaîtra jamais aucun succès! Vous n'avez aucune idée de ce qu'elle peut endurer depuis le début, et vous lui en demandez toujours plus comme si vous en aviez le droit! D'abord lui effacer la mémoire et la jeter dans les mains de notre ennemi sans aucun souvenir pour se défendre, ensuite l'envoyer dans le Sanctuaire, l'endroit le plus dangereux où elle aurait jamais pu se trouver, et maintenant, tu prétends m'empêcher d'aller la récupérer ? ELLE A BESOIN DE MOI!!

Quelque chose se ferme dans le regard jusque là paternel de Marshall et il ramène ses bras le long de son corps. Je devine que je suis allé trop loin, mais la fureur obscurcit encore mon jugement, teintant mon champ de vision d'un voile de rouge. J'ai toujours été d'une personnalité plus calme, posée et réfléchie que ma soeur, mais dès qu'il s'agit d'elle ou de sa sécurité, j'ai appris à réveiller les démons en moi pour la protéger. Toutefois, malgré toute mon envie de la défendre, je ne vaux rien face à l'autorité naturelle de Marshall. Il excerce sur moi une emprise totale, et ce depuis que je suis tout petit, non pas parce qu'il l'a cherché, mais parce que mon âme d'enfant ne pouvait que me conditionner à admirer mon sauveur.

- Allen, gronde-t-il, interrompant ma tirade.

Je suis hors d'haleine, mais quelque part je sais que la partie est déjà finie. J'ai déjà perdu. Face à cet homme qui a toujours agi comme un père avec moi, j'ai déjà capitulé.

- Je t'interdis d'effectuer le moindre pas en dehors du QG. Tu sais aussi bien que moi ou que n'importe qui ici qu'Astrid est même plus en sécurité sans toi. J'enverrai nos meilleurs soldats pour la protéger, mais il est hors de question que nous servions nos plans sur un plateau à la DFAO, pas maintenant que nous sommes si prêts du but. Ne laisse pas tes émotions gâcher ainsi des années d'effort!

Ses propos sont violents, mais ils ont le don de me ramener à la réalité. Comme toujours, il a raison, sur toute la ligne.

- Tu peux rester ici jusqu'à son rapatriement, pour suivre l'évolution de la situation. Je te confie même la responsabilité de diriger les opérations. Tu seras le référent de ce détachement, je te le promets, même si ce sera probablement une mission de courte durée.

Mais cette promesse, qui représente déjà bien plus que tout ce que j'aurais pu imaginer de sa part, ne me suffit toujours pas.

- Je veux faire partie de la première équipe de renfort si jamais ils ont besoin de soutien. Il n'est pas question que je la laisse seule face au danger.

Les yeux de Marshall brûlent de fureur contenue, mais je peux également y lire un certain soulagement. Je songe que c'est une émotion étrange au milieu de notre dispute, mais je ne suis pas là pour décortiquer ses réactions, contrairement à Astrid qui ne peut jamais s'en empêcher. Cette allusion à ma soeur achève cependant de me calmer. Je me force à respirer profondément tout en attendant avec anxiété la réponse de Marshall. Il semble mener une lutte furieuse en lui-même entre la sécurité de l'Organisation et, je le devine, son amour pour moi. Même s'il a toujours essayé de cacher son affection pour nous derrière une distance hiérarchique, aucun de nous deux n'a jamais pu ignorer la flamme de tendresse que nous avons toujours fait naître en lui. J'ignore pourquoi il s'est tant attaché à nous. Je ne le découvrirai sûrement jamais, d'ailleurs, mais toujours est-il que, comme l'inverse est vrai, il ne peut rien me refuser.

- Très bien. Tu feras partie du prochain détachement si jamais il y en a un. Mais soit bien conscient du risque que tu nous fait courir.

Ce petit reproche n'est cependant pas destiné à me faire culpabiliser, simplement à me rappeler les efforts qu'il fait pour moi. À me dire de ne pas pousser le bouchon trop loin.

Je pousse un soupir de soulagement en essayant d'évacuer ma frustration. Malgré ce compromis que j'ai réussi à lui arracher, j'ai tout de même dû accepter de ne pas participer à l'opération, et devoir attendre encore plus longtemps pour la savoir saine et sauve, pour constater sa présence par moi-même, me fend le coeur.

J'essaye cependant de me réconforter en me disant qu'après toutes ces semaines d'attente et de désespoir, persuadé comme je l'étais qu'elle ne me reviendrait jamais, quelques heures ne suffiront pas à m'achever.