Chapitre 20 - SACHA
Ce matin, quand la porte a glissé sur le sol, ce n'est pas Astrid qui a surgit par l'ouverture mais de nouveaux interrogateurs. Je me suis d'abord interrogé sur la raison de ce changement, et puis j'ai laissé mes pensées dériver en comprenant que c'était bien la seule différence avec les autres fois. Lorsque j'ai enfin retrouvé la force d'ouvrir les paupières, je n'étais pourtant pas dans la salle habituelle, mais simplement attaché à une chaise en face d'une table en fer. Sa surface métallique me renvoie encore maintenant mon image décharnée. Et, fait surprenant, plusieurs feuilles ainsi qu'un crayon étaient posés sur la table.
L'un des deux hommes s'est assis calmement devant moi, sans la moindre trace d'émotion sur son visage, tout en retenant sa cravate d'une main lorsqu'il s'est penché. Je me souviens du raclement de sa chaise quand il l'a approchée de la table pour s'accouder dessus, les mains croisées. Il m'a observé ainsi un long moment, jusqu'à ce que j'aie l'impression qu'Astrid elle-même essayait de me décrypter. J'ai eu peur un moment que des hallucinations prennent le dessus sur la réalité quand son collègue, toujours debout, a pris la parole :
- Est-ce que tu sais dessiner ?
Mon cerveau a d'abord buté sur ces paroles étranges, qui ne correspondaient en rien à tout ce que j'avais pu entendre jusque là. Je ne comprenais pas en quoi le dessin interférait dans mon interrogatoire. La seule chose à laquelle j'étais capable de penser, à vrai dire, c'était qu'Astrid avait brisé sa promesse. Vraiment ? Une petite part de moi espérait encore que l'apparente décontraction de ces nouveaux interrogateurs venait d'elle. Qu'elle avait demandé un changement spécialement pour me rendre la peine moins dure à supporter, parce qu'elle savait que ceux-là seraient peut-être plus conciliants, moins prompts à me faire souffrir.
- Sacha ?
J'aurais presque pu croire, en cet instant, que j'étais simplement au commissariat des Forces de Prévention pour une petite infraction.
- Je...
Si je savais dessiner ? C'était peut-être un de mes seuls véritables talents. Mon carnet à croquis a toujours été une sorte de journal intime pour moi, où je couchais sous forme d'images mes pensées les plus secrètes. Il était mon exultoire, tout ce qu'il me restait pour me raccrocher à la réalité, à tel point que je n'ai même pas pu le laisser lorsque je suis parti en mission infiltrer le petit groupe d'Astrid et Allen. Je me souviens que j'ai toujours repoussé brutalement ses avances lorsqu'elle me questionnait sur son contenu. Je me souviens de la souffrance et de l'incompréhension dans ses yeux. Je me souviens de l'avoir ignorée.
Mais plus tard, lorsque les choses se sont accélérées, j'ai perdu mon précieux carnet et je n'ai plus eu une seconde de temps à moi pour penser à en commencer un nouveau. Cependant, je sais que même des mois d'inactivité n'ont pas effacé en moi la connaissance du papier et la précision de mes traits.
- Oui, mais je l'ai déjà dit...
Je bafouille, c'est plus fort que moi. Je suis totalement perdu, je voudrais comprendre la raison de leur demande étrange pour pouvoir choisir entre y accéder et la refuser. Mais ils ne répondent pas à mon objection et enchaînent immédiatement avec la suite.
- Nous sommes ici pour te proposer un marché. À l'évidence, tu n'as plus rien à nous apprendre. Alors voilà notre proposition : si tu peux nous dessiner les plans de Chicago avec précision, dans ses moindres détails, tu ne seras pas libéré, mais nous ne viendrons plus te rendre visite. Tu passeras le reste de ta vie sans jamais plus revoir aucun interrogateur, simplement isolé du reste du monde dans ta cellule. Tu seras traité comme n'importe quel être humain, malgré ta traîtrise, avec deux repas par jour, quatre douches par semaine, des toilettes et un lit à disposition. Rien de plus que le strict nécessaire pour garder un semblant de dignité. Même si dans ta position, je ne vois pas trop qui pourrait en bénéficier, achève-t-il tout en trahissant son masque d'impassibilité pour la première fois avec une moue ironique.
Même si ces deux-là le cachent mieux que leur prédécesseur, il est évident qu'ils ressentent pour moi le même mépris et qu'ils ne m'auraient pas proposé un tel contrat s'ils n'y avaient pas été forcés. Je remercie en silence Astrid tout en me morigénant d'avoir douté d'elle un seul instant.
Je ne me demande même pas pourquoi ils veulent ces plans, parce que je le sais. Plus la connaissance de l'ennemi est bonne, et plus les chances de gagner en terrain inconnu sont élevées. Alors avec le détail du Quartier du Gouvernement et de la moindre rue de Chicago ? Mais pour eux, deux questions restent en suspens : serai-je honnête dans mon plan où vais-je les précipiter dans un piège avec de fausses informations ? Et enfin, même si je le voulais, suis-je vraiment capable de dessiner ce qu'ils attendent de moi ? Approfondir mon talent m'a certes demandé de développer ma mémoire en même temps, mais je ne suis pas sûr moi-même que cet exploit soit à ma portée. Il faudrait que je me souvienne de milliers de petites choses pour que ça leur serve vraiment : c'est la plus grande précision qui leur sera utile. Et moi ? Est-ce que je souhaite aider ceux que je voulais anéantir l'année dernière à peine ?
Je n'ai pas une seule hésitation. Après avoir réalisé tout ce que mon monde a infligé au leur, toutes les injustices que le Nouveau Système a perpétrées contre les femmes, contre Astrid, je ne peux plus me voiler la face. Je ne peux plus rester inactif devant tant de souffrance. Quant à ma vengeance, la seule chose qui me motivait véritablement jour après jour, j'ai appris pendant cinq mois à la reléguer au second plan. J'ai appris à accepter qu'elle n'en est pas la responsable. Je ne sais pas si mon ressentiment s'en ira totalement un jour, mais pour le moment, je n'y songe même pas un instant. Je me dis simplement que pour elle, j'en suis capable. Pour elle, pour gagner sa confiance, pour avoir la chance de recevoir de nouveau ses visites, j'en suis capable.
- J'accepte, j'énonce avec le plus grand calme possible.
Je comprends enfin la raison de ces feuilles devant moi, avec ce crayon, qui n'attend que moi pour créer sur le papier. Sauf que cette fois, ce n'est pas pour m'évader de la réalité que je m'apprête à exercer mon art, ce n'est pas pour essayer de reproduire du mieux possible une certaine teinte grise. C'est pour faire définitivement le pas qui me mènera de l'autre côté de la frontière. C'est pour cesser d'être un ennemi et, l'espace d'une seconde, devenir leur plus précieux allié. Je vais collaborer.
- Si tu ne te souviens pas de tout, le plan de la ville n'est pas le plus important. Commence par celui du Quartier du Gouvernement. Et mets-y chaque détail dont tu peux te souvenir, parce que si nous ne trouvons pas ce que nous cherchons...
Il laisse sa phrase en suspens, mais il n'a pas vraiment besoin de dire la suite. Je sais déjà que de nouvelles souffrances m'attendent si je ne remplis pas ma part du contrat. Mais ce qu'il vient de dire m'apporte d'autres informations précieuses : Chicago en elle-même ne les intéresse pas vraiment. Seul le QG est important, hors il se trouve au centre de la ville, comme tous les autres, ce qui ne peut signifier qu'une chose : ils préparent une attaque de grande ampleur dans ma ville natale. Et surtout, ils comptent s'y rendre par la voie des airs.
Je m'arrache à mes pensées et m'apprête à leur demander de me détacher, pour que je puisse me mettre au travail, quand je me rends compte que mes mains sont libres depuis le début. J'étais tellement déboussolé que je n'ai même pas réalisé ce détail. Je lève les mains et porte mes doigts à hauteur de ma tête en les contemplant comme s'il s'agissait de la septième merveille du monde. En tant que capitaine de la DFAO, je devrais profiter de la moindre occasion pour tenter, au moins tenter, de m'échapper. En tant que capitaine de la DFAO, je devrais déjà analyser le moindre détail pour évaluer mes chances. Mais je ne suis plus capitaine, et c'est là toute la différence. Mon propre camp m'a laissé tomber dans l'oubli, et maintenant que je prends enfin la pleine mesure de mon inutilité à leurs yeux, je suis sûr qu'ils ne tenteront jamais rien pour venir me chercher.
Alors je me contente de jeter un coup d'oeil confus à mes interrogateurs : sur le qui-vive, ils observent attentivement ma réaction. Un éclair de suspicion passe dans leurs yeux quand je saisis le crayon, qui, je le remarque, ne possède qu'une mine usée. Juste assez pour dessiner, mais pas suffisament affutée pour infliger quelque blessure que ce soit.
Je pose mes yeux sur le minuscule bout de papier posé devant moi, qui fait environ deux fois la taille de ma main. Il repose sur une pile de feuilles volantes similaires. Je relève la tête brusquement et peine à retenir un rire en les voyant se raidir, près au combat.
- Et vous croyez vraiment que j'ai assez de place avec ça ? ricané-je en leur agitant le bout de papier sous le nez.
*
Jamais je n'aurais cru pouvoir ressentir une telle sensation en cet endroit, pourtant, aujourd'hui, je me sens presque apaisé. Presque. Si mes deux interrogateurs ne suivaient pas du regard mes moindres mouvements, peut-être me détendre serait-il plus aisé, mais en attendant, j'essaye de ne pas y penser. Après ma petite crise de fou rire nerveux, tout à l'heure, ils ont fini par m'apporter un gigantesque papier à plan, épais et suffisament large pour y dessiner la terre entière dans ses moindres détails. Ils n'ont cependant pas bougé d'un pouce eux-mêmes, se contentant d'un léger signe de tête en direction d'une des nombreuses caméras. C'est à ce moment là que j'ai réalisé que nous étions sûrement épiés par des dizaines et des dizaines de personnes depuis le début. Et, potentiellement, Astrid.
Je suis presque certain à présent que toute cette initiative vient d'elle. Sinon, comment expliquer cette gigantesque coïncidence ? Le changement d'interrogateurs ? L'absence d'attaches, du moins à mes mains ? La retenue dont font preuve mes interlocuteurs, leur non-violence extraordinaire et le contrat stupéfiant qu'ils m'ont proposé ? Et tout ceci, quelques jours à peine après sa visite, sa promesse implicite qu'elle ne laisserait plus personne me faire de mal.
Alors, sachant que son regard pèse peut-être sur moi, évaluant celui que je suis devenu, je dessine sans un mot depuis une heure, recréant tout ce dont je peux me souvenir. L'emplacement du Sanctuaire, sa forme, la salle de bal, l'aile dédiée à la DFAO, le complexe des enfants destinés à devenir Leaders ou grands hommes politiques, là où j'ai moi-même passé toute mon enfance, les laboratoires, la piste de décollage, le centre du commandement, là où mon père donne ses ordres, ses quartiers privilégiés, etc... Il y a tellement d'endroits, de propriétés, de recoins perdus, que j'ai peur d'en oublier ne serait-ce qu'un seul. La menace de mon interrogateur pèse sur ma tête, même si j'essaye de n'en rien laisser paraître. Si l'Organisation croit que je ne coopère pas, toute la volonté d'Astrid ne suffira pas à me protéger des nouvelles souffrances qui m'attendent peut-être. Je sais bien que cette clause du contrat n'était pas dans ses plans, qu'on la lui a sûrement imposée comme filet de sécurité, alors je refoule ma peur. Je ne dois pas laisser mes souvenirs revenir me hanter.
Ironiquement, je crois que je ne l'ai jamais comprise aussi bien qu'en cet instant. Je ressens très exactement ce qu'elle a dû ressentir pendant de longues semaines à mes côtés, ou encore dans le Sanctuaire. On n'oublie pas ce genre de choses, même si certaines marques physiques s'effacent avec le temps. Parce que la mémoire, elle, ne partira jamais en fumée, sauf peut-être dans de longues années. Nous sommes tous deux condamnés à vivre avec le poids de ce cauchemar à jamais en nous, et bien pire encore, nous sommes tous deux condamnés à vivre en sachant que nous nous le sommes infligé mutuellement. Cette conscience est si glaciale, comme une flèche empoisonnée, que ma culpabilité manque de refaire surface à un moment. Mais elle aussi, je l'enferme loin dans un recoin de mon esprit, pour me concentrer sur la tâche présente. Pas une seule erreur, pas un seul écart, ne sera toléré.
Enfin, après une éternité, alors que je sens ma tête sur le point d'exploser, je trace le dernier trait, le dernier coup de crayon, et je me renverse sur le dossier pour contempler mon oeuvre tout en réfléchissant à toute allure. Mais je n'ai rien oublié.
Devant nous, le plan du Quartier du Gouvernement de Chicago s'étend sur le papier comme s'il venait de leur base de données même.
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