7. Jour -9
7-1
Matin
Even m’avait demandé de venir en matinée, invité à manger pour le midi, et prévenu que je ne rentrerai probablement que peu avant le crépuscule. Mais je pouvais rester dormir sur le sofa qui fait clic-clac, si je le souhaitais, dans le cas où l’on finirait tard.
Tout cela présageait que l’affaire s’avérait vraiment corsée et je me demandais, perplexe, comment je pourrai bien lui être utile à finaliser une si difficile traduction. Saisi par une timidité qui ne me ressemblait pas dans le feu de l’enthousiasme. Ce n’était assurément pas un lexique partiel de cryptanalyse, sur trente ou quarante pages d’un carnet à spirales, qui allait lui être d’un grand secours. Malgré ce questionnement, évidemment je bondissais de joie : à la simple idée de passer une journée presque entière avec un expert en charabia, notamment si sympathique, je me mis à danser une sorte de mi-valse mi-tango devant ma porte de chambre de l’auberge, avant de me ressaisir en me traitant de gamin immature.
Je pris mon sac du nécessaire pour une nuit ailleurs, glissai mes notes dedans, enfilai une veste imperméable à grosse capuche, n’oubliant ni les gants ni le gilet jaune ni la loupiote frontale au passage, remontai mes chaussettes sur le bas d’un pantalon bouffant en élastomère, chaussai mes Nike favoris et sortis en sifflotant la Javanaise de Gainsbourg.
…
Six kilomètres et des brouettes plus loin, j’attachais le cyclo à l’identique poteau du premier jour, sonnais à l’interphone amical, avalais l’escalier marches trois par trois, et toquais d’un entrain qui devait se lire sur mon visage à la porte marine.
— Entre, Laurent, entre… je finis un truc urgent qui ne peut pas attendre et je suis à toi très vite... installes-toi dans le salon, j’arrive !
Je traversais l’habituel couloir avec ses cartons, mon expert quelque-part dans une pièce attenante où ça faisait du bruit, et allais poser mon baluchon au pied de la table ronde. Puis, une envie irrésistible de badiner vers les étagères de la bibliothèque gigantesque. Commençant par le fond.
Première travée, du parquet au plafond :
PALÉO
- Archives
- Glossaires
- Critiques
Seconde :
ECDO
PHILO
ÉPI.
Troisième :
CODEX
PAPYRUS
ALPHABETS
Ne parvenant qu’à voir les étiquettes des plus proches – Grecs, Latins, Égyptologie, Runes…
Quatrième :
LDP + Variantes
TRANSCRIPTIONS
RÉFÉRENCES.
___________________________________________________________________________________________________________
Puis une bande rouge de haut en bas pour séparer des deux conjointes :
CRYPTO DOSSIERS
- Textes sources
- Analyses
- Versions
- Finalisés.
___________________________________________________________________________________________________________
Travée suivante unique rubrique, pourtant pleine :
CRYPTO Autres
___________________________________________________________________________________________________________
Après une seconde ligne, rouge encore :
Cartes IGN + Relevés Topo
ARCHÉO - Fouilles + Dossiers
GÉO divers.
___________________________________________________________________________________________________________
Encore un adhésif séparateur :
PROTO-HISTOIRE
ANTIQUITÉ
MÉDIÉVAL
PÉRIODE CONTEMPORAINE.
___________________________________________________________________________________________________________
EXPOS FACS
Rennes
Finistères
Brocéliande / Menez Arrée
Côtes d’Armor / Normandie
Morbihan / Nantes
Massif central
___________________________________________________________________________________________________________
Puis dernière :
ROMANS
NOUVELLES
CONF.
— Waouh ! – Ai-je lâché, devant le sourire amusé de mon hôte qui arrivait enfin.
— Que me vaut ce waouh, Laurent ? Tu pètes la forme, dis-moi, aujourd’hui ! Et tant mieux. Il va le falloir…
— Ben, je viens de regarder les titres que vous donnez à vos étagères, Even, et, heu… comment dire… j’ai rien pigé ! Ou si peu.
Il éclata de rire depuis la cuisine.
— Un café, je suppose !?
— Avec plaisir !
...
De retour avec les boissons fumantes, sucres et cuillères sur leur plateau :
— CONF, pour conférences.
— Oui pour ça j’ai bon.
Re rire. Décidément son humeur valait la mienne. Cela m’enchantait et c’était bon signe. Ça voulait certainement dire que ce message était porteur d’un truc véritablement cool. Ou qu’il m’appréciait autant que la réciproque.
— Et tu voudrais quelques explications sur le reste, je suppose ?
Ses yeux fendus, mi clos, à la chinoise, qui me lançaient une pique, une perche, une question titillante, ou quand il disait quelque chose d’intelligent, avait le don de me laisser terriblement bête, et à la fois j’adorais l’expression que ce regard perçant lui donnait. J’y voyais là un petit air de mon cher père qui me manquait trop…
— Bon allez, je ne vais pas te laisser mijoter avec des énigmes. Emportons nos cafés et allons voir ces étiquettes mystérieuses, avant de nous pencher sur ton message.
Il me devança. Je suivis.
— Ici Paléo, pour Paléographie.
— Ah… et qu’est-ce ?
— L'étude des écritures anciennes. Du grec paleos, pour dire ancien et graphêin : écrire.
— Oh ! Mais alors... vous n’êtes pas que cryptologue, ainsi que je l’ai cru ?
— En fait, c’est un tout petit peu plus compliqué... – il remua son sucre en ayant l’air de réfléchir et aspira un filet du bout des lèvres, – … je ne suis ni vraiment crypto, ni vraiment archéo, ni vraiment paléo. Sinon les trois à la fois, ou presque. Disons qu’après de nombreux chantiers de fouilles en amateur durant l’adolescence, je fus conduit à explorer ces domaines, autant passionnants les uns que les autres. Successivement, parfois en même temps. Pour autant je n’ai aucun diplôme, vois-tu. J’ai seulement beaucoup lu, suivi quelques cours, accompagné des pros sur leurs sites, secondé certains, remplacé d’autres… et de fil en aiguilles, j’en suis venu à me forger de leurs connaissances. En partie, du moins. Suffisamment pour offrir des exposés et des conférences. Et insuffisamment pour les enseigner, ouvrir un cabinet, ou rejoindre une équipe à temps plein. Voilà. Tu sais tout.
Il me fit son troisième sourire de la matinée et avala une gorgée plus longue du breuvage. Le mien refroidissait entre mes mains, j’étais bouche bée devant sa réponse.
— Bois donc, Laurent ! Il va être froid, – ricanement.
— J’avoue être très intimidé maintenant.
— Ne le sois pas, voyons. Pour ton message l’archéo, par exemple, ne va nous servir à rien, il faut le craindre. Et la paléo ne m’a permis que de tester les graphies.
— Ah, c’est à dire ? – Je sirotais enfin.
— C’est à dire que le réflexe premier de tout chercheur, dans ce domaine, est d’évaluer la nature matérielle du texte : le type d’encre ou de l’incrusté, le matériau du support et à l’occasion le cachet quand il y en a un.
— Ah, et vous testez comment ?
— Dans notre cas j’ai eu un doute, dès mon premier examen du jour de ta venue, qu’il s’agisse d’encre… et ma foi… en effet, il n’en n’est rien.
Il me regardait étrangement, peut-être dans l’attente de ma réaction qui ne tarda pas :
— Comment ça, il n’en n’est rien ?! Vous voulez dire... le message n’a pas été écrit avec de l’encre ??
— Exactement, – il esquissa un rictus teinté d’enthousiasme et de sagacité, accompagné de son regard ‘’asiatisant’’, – il serait comme gravé, dirons-nous.
— Gravé !? Comme ? Mais… comment ça, comme ? Se peut-il de graver du papier ?
— Il se peut tout à fait, voyons, Laurent, songes à l’imprimerie : mélange d’inscription en creux par pression et encrage. Or… j’ai dis ‘’comme’’, puisque dans notre message il n’y a justement pas d’encre et pas une once. Je suis affirmatif.
— Ça alors ! Une nouvelle technique d’imprimerie, peut-être ?!
— Nouvelle, pour sûr…
Il termina son café, me tourna le dos pour rendre la tasse au plateau et ouvrir le tiroir de la table. J’en profitais pour finir le mien, froid, et en faire autant, le regardant sortir la feuille, enveloppée d’une pochette en plastique transparent, fermée des quatre bords, zippée sur le dessus.
— Vous avez eu peur qu’il s’abîme ?
— Oui et non. Quoiqu’il ait peu de probabilités de s’user rapidement, je ne connais pas encore les capacités de résistance de ses caractères aux éléments du climat – sel, humidité, lumière… et cetera, ou de mon environnement du logement.
— J’avais raison de dire ‘’nouvelle’’ alors…
— Nouvelle car inconnue, Laurent. Mais… – il lâcha un hochement de tête burlesque, – ...assez peu de notre monde.
— Oh et comment ça ?!
— Comme je te le dis. Je n’ai encore rien vu de tel.
Son sourire fut bref, cette fois. Il me fixait avec insistance. Du genre : fais moi confiance, quand je dis bleu c’est bleu. Un serpent n’aurait pas fait mieux pour finir de me convaincre.
— D’accord. Bon... admettons. Et tant mieux, franchement, j’adore les petits aliens aux grands yeux ! Mais… comment en êtes-vous arrivé à cette conclusion ? Et avec autant de certitude absolue.
— Suis-moi, je vais te montrer quelque chose.
Il me conduisit à une pièce obscure aux volets clos, doublés de cartons pour ne rien laisser entrer du dehors, que l’interrupteur éclaira à la manière d’une chambre de développement pour photographies à l’ancienne : dans les rouges pâles, crachée d’un fin néon qui longeait l’arête du plafond sur deux pans de cloisons. Et dessous : un large établi rempli de bacs colorés vides, d’éprouvettes, de tubes, d’un alambic, d’un gaz, de fioles, de flacons, d’ustensiles divers et d’appareils inconnus.
— Ici, mon laboratoire de chimie, Laurent. Ne touche à rien s’il te plait, regarde seulement. Je dois tout faire avec des gants jetables, sans quoi je gagne le droit de nettoyer et recommencer. Je vais t’expliquer. Dans ce premier bac, je verse un certain liquide qui agit à la presque manière d’un révélateur photographique. Quand la feuille en sort, les écritures se teintent avec persistance, quelques secondes, sans altération aucune car très volatile et non dissolvant, si elles sont faites à l’encre. La couleur varie selon la nature de l'écriture. Et quand elles ne sont pas encrées leur teinte d’origine reste intacte, le produit s’évapore, invisible. Or, je confirme presque toujours ce test, avant ou après avoir passé les graphies sous l’appareil que tu vois là bas, contre le mur. Il me donne la vérification. Viens, je vais seulement l’allumer pour te donner une idée.
Il ressemblait à une visionneuse dans laquelle on insère ce que l’on souhaite regarder de plus prêt, plus loin ou se déformer par un effet de notre choix, le faire défiler peut-être, ou que sais-je encore : une fenêtre de visionnage sur le dessus, encastrée dans un reposoir pour arcades sourcilières, façon jumelles de marin ou lunette d’observatoire.
— On glisse le papier ici. Dessous. Bien à plat. On allume. La lumière que tu vois reste blanche quand les écritures ne sont pas encrées. Si ancienne puisse être leur encre, elle apparaît dans un ton de couleur ou un autre, selon plusieurs paramètres que je peux régler avec cette molette. Pour une simple gravure, rien ne varie, je te le rappelle.
Even éteignit l’appareil, prit un coton, un flacon, l’imbiba, essuya délicatement les zones qu’il venait de toucher, jeta l’un, rangea l’autre, me fit face et conclut :
— Ton message a passé les deux tests. La lumière est restée au blanc et le produit s’est évaporé sans colorer.
...
Cette première révélation m’avait ébranlé, je dois l’admettre – je n’ai plus cessé d’y penser jusqu’à notre analyse de l’après-midi. On passa le temps qui nous séparait du repas de midi à, moi terminer de le questionner sur les rubriques étranges de sa bibliothèque, lui y répondre. Je l’aidai en cuisine, en épluchant les légumes. Et je lui demandai avant de se mettre à table :
— Pourquoi avoir tant besoin de moi, finalement, puisque vous avez vraiment tout le nécessaire pour y parvenir seul ? J’avoue que la chose m’exalte, mais je me sens d’une parfaite incompétence, sauf pour vous bombarder de questions idiotes.
Il ria de bon cœur.
— Cher Laurent… comment dire ? Parce que tout bon détective n’arrive au terme de son enquête qu’avec la participation active de son client, vois-tu. Du moins, s’il veut minimiser les risques d’erreurs. D’abord en le questionnant, par le détail, sur les circonstances de sa découverte. À la manière d’un Sherlock Holmes, si tu veux. Puis, en te faisant collaborer à l’analyse que je vais t’exposer, afin de la faire évoluer avec toi. En fait, à la vérité, je n’ai pu qu’extraire une ébauche d’interprétation, trois versions possibles pour être plus précis, et encore incomplètes. C’est ensemble que nous en viendrons à bout de la meilleure manière. Moi avec mes connaissances, toi avec tes détails et tes optiques venant compléter les miennes.
— J’en suis très flatté, Even, vraiment. Mais… je n’ai que ces notes… attendez, je vous montre...
Je fouillai mon sac, en sortis le carnet.
— Oh inutile. Vraiment. Aucun doute que ceci est rempli de mots très savants, parfaitement exacts. – Il ricana. – Ils ne seront pourtant d’aucune utilité, crois-moi, Laurent. C’est ce que tu as là-dedans, qui m’intéresse et m’aidera.
Il posa fraternellement la pointe de l’index sur mon crâne en se penchant vers moi, et nous avalions son menu tout en discutant de sa passion et de ses aventures d’un temps révolu.
À suivre...
Annotations