III.
LES PROJECTEURS BRAQUÉS SUR LES QUATRE NAINS, la dernière lubie de Mickey, les films de SF et les personnes de petite taille, il dit que ça ajoutait à l’absurde, le mot qui ne le quittait pas, l’absurde, la société inégalitaire et l’idée d’une métaphore plus grande que tout, il faut des nains dit-il, il faut des oppressés, il faut des petits pour que les grands sortent de la fange, tu comprends, une histoire qui est une Histoire, Mickey-en-plein-rêve-de-gosse, Mickey-le-visionnaire, le turbo-planneur sur l’autoroute interstellaire, une habitude venue avec le show-biz, les cachetons écrasés au pilon, les yeux sitôt atterris sitôt repartis, roulés au fond de ses orbites, la vision avant tout et ses comptables qui s’arrachaient les cheveux, les grandes années de l’immobilier derrière eux, Mickey vieillissant, la crise de la cinquantaine, Mickey-je-brûle-des-billets pour la légende et le besoin de laisser une trace derrière moi, autre que les gratte-ciel et les décharges, plus qu’un nom sur une façade un nom sur toutes les bouches, j’adore vos films Monsieur Thompson, quand le cowboy déclenche son six coups et que l’alien explose, Catarina Lopez jetée dans les bras du héros, une vraie déesse Monsieur Thompson, son bikini spatial, j’en retrouve les films de mon enfance, les plaisirs coupables, et puis, cette poitrine, on n’en fait plus des comme ça, le fan qui bave, son fantasme approuvé par Señor Thompson, le moindre détail sorti de sa tête à lui, celle d’un cinquantenaire qui chérit ses vieilles séries B et sa jouissance, celles des corps qui vivent plus vrais que vrais, je veux que ça explose hors de l’écran dit-il à une journaliste, oui, hors de l’écran, Catarina qui découvre la troisième dimension par ses obus titanesques et spécialement refaits pour l’occasion, le chirurgien préféré de Mickey, on en fait plus des comme ça, vingt ou trente milles balles, le top du top, ça n’a pas de prix, immortel ajoute le chirurgien, car le rêve de Mickey ne connait aucune limite, déborde des têtes et des robes, les hommes de petite taille et les amazones aux courbes surnaturelles, l’Histoire qui se vit majuscule dans les moindres détails et le scénariste qui hoche la tête, sue à grosses gouttes, oui-oui Monsieur Thompson, tout ce que vous dîtes dans le scénar Monsieur Thompson, et Mickey-le-littéraire qui sourit comme il n’a jamais souri de sa vie de gangster.
Borisov repoussa un costume de ver géant qui lui tombait sur l’épaule.
Le studio en plein effondrement, Mickey qui avait décidé de changé le décor, trop lunaire, il voulait quelque chose de plus martien, plus poussiéreux, il fallait que l’air soit saturé, que ça fasse dramatique, pas ces trucs sans relief qu’on voit partout à la télé, non, ça devait respirer le tragique, le technicien qui tirait sur la machine à fumée et les nains qui clopaient dans leurs costumes de guerriers sélénio-martiens. Elizabeth en Piéta sur sa chaise plastique. La cendre sur un plastron, le plastique fondu, la fumée, le nain qui courrait comme un poulet sans tête, sa poitrine en feu, un assistant qui se jetait sur lui avec une couverture, le frottait, le soulevait, le secouait dans tous les sens, les bras et les jambes du nain qui s’agitaient frénétiquement sous la couverture, le second assistant avec la seconde couverture, le nain entre les deux, hurlant, je brûle putain, je brûle, Mickey qui cherchait le machiniste du regard, plus de fumée, planète rouge, pas ce truc aussi blanc que mon trou de balle. Elizabeth qui priait sur sa chaise. Par pitié Seigneur, faites que le plastron soit récupérable, je vous en supplie mon Dieu, un signe, juste un signe que nous ne sommes pas des égarés : et alors la bombe qui explose, Catarina les seins tout neufs qui jaillit de la fumée, les deux nains intergalactiques et la couverture-chose à ses pieds, Mickey-la-bave-aux-lèvres, Mickey-qui-pourrait-la-baiser-mais-ne-la-baise-pas, une fascination qu’il veut garder intact, la star déchue dans ses filets de réalisateur hors pair, pas dans ses draps, non, sous les projecteurs, toujours, la peau scintillante et la cicatrice sur la lèvre, ce petit quelque chose qui la fait surgir de l’écran, ça et ses joujoux atomiques, cadeau Thompson & Co, Mickey-tout-mou qui lui susurre pas maintenant chérie, plus tard, les réglages ne sont pas terminés, la machine à fumée qui crachote, s’emballe, vomit sur le sol martien ou lunaire, le machiniste qui ne sait plus trop, ni la planète ni même la galaxie, la dérive, oui, le machiniste voudrait fermer les yeux et couper le cordon, se laisser emporter dans le vide intersidéral… et soudain la fin de journée salvatrice, le petit syndicaliste de l’autre monde, le réel, celui qui gueule c’est l’heure toujours à la même heure, finito, on remballe, Mickey-qui-voudrait-lui-fourrer-sa-feuille-de-temps-dans-la-gueule, bien profond, jusqu’à lui boucher sa gorge de petit merdeux, mais qui ne le fait pas, parce qu’il veut un film respectable, un vrai film, où personne n’a été savaté dans l’arrière ruelle, Mickey qui soupire et sourit, Mickey-le-faux-cul, parce que c’est ça, aussi, la crise de la cinquantaine, croire qu’on peut devenir respectable si on l’a décidé.
Leurs mères les avait conduits au bord de plage, ils se débrouilleraient pour rentrer, l’euphorie de la victoire encore au bout des doigts, un frisson et les frites et les saucisses qu’ils engloutissaient avec excitation, sourire grand, peu importe l’embouchure du fleuve et son odeur d’égout, pas un fleuve très large d’ailleurs, une rivière, juste assez pour les oiseaux et quelques brasses, le courant qui amenait les branches et les petits animaux morts et l’eau verte du fleuve qui plongeait dans la mer, les bières avec une ficelle dans l’eau froide, le Binoclard qui leur avait trouvé trois packs, on ne savait d’où, il les avait trouvé voilà tout, on savourait sans réfléchir cette bière tiède et sans goût, on prenait les bulles et la joie, le soleil à pic, l’après-midi très chaud et la sueur, collée au corps, même pas douchés dans l’euphorie du départ, le Binoclard qui enlevait ses lunettes et les essuyait et les remettait toutes les dix minutes, la mer très calme d’un mercredi de printemps, la plage quasi-vide, le sable un peu froid entre les orteils. Le temps flou.
Chez certains il y aurait plus tard une photographie de cet instant. Le propriétaire de la baraque à frites qui les avait immortalisés. Dix adolescents assis en cercle. Le temps flou et leurs visages nets. Borisov qui n’avait jamais encadré la sienne. Celles de chez Dufresne ou Novigadro lui foutaient les jetons. Le souvenir qui résistait.
Mickey le fit asseoir dans le salon western, avec les posters de cowboys et de grands espaces, les canyons orange et les visages burinés, fonds peints à la main, chapeaux pliés et déchiquetés, la baie vitrée du salon ouverte sur le couloir et les affiches d’automobiles et de robots tueurs, oui, il le fit asseoir dans le salon des territoires finis et qui n’appartenaient plus qu’au monde d’avant, filmé cinérama, large-large et désormais découpé à l’autoroute quatre voies. On n’a plus jamais eu des idées comme ça dit Mickey. Pas des bons films, non, ça non, pas toujours des bons films, mais mon Dieu qu’ils avaient des idées grandes. Grandes répéta-t-il, la clope au coin des lèvres et ses pouces et ses index qui formaient une caméra, s’écartaient pour l’agrandir, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus étendre ses coudes et qu’il soit forcé d’arrêter et de reposer ses mains sur la table.
Il roula la cigarette entre ses lèvres. J’essaye d’arrêter, je l’écrase à mi-parcours, conseil de mon psy. Apprendre à renoncer. Et ça marche ? Mickey haussa les épaules. Ça voulait dire eh mec, c’est à mon psy qu’il faut demander ça.
Le vent s’était levé et le Loup voulait fumer une clope et Borisov avait les feuilles et les mains fermes. À l’époque on ne l’appelait pas encore le Loup, d’ailleurs, ça viendrait après, avec le temps et la légende du buzzer, le petit meneur la balle dans le dos la balle entre les jambes, les anciens qui afficheraient sa photo dans leurs halls d’entrée, parfois l’article du journal local, la victoire du championnat communal, ça ne valait pas grand-chose mais on n’avait jamais vu ça, un petit encart dernière page, quatre lignes et son nom en toutes lettres, le tir de la victoire de Carlos Marte. Ce jour-là, peut-être pour la première fois, Dufresne avait crié hey, hey le Loup, un surnom emporté dans le vent et qui ne reviendrait que bien des étés d’après, ramené par une tempête du fond de mer. Le Loup. En attendant Carlos voulait fumer et Borisov ne pouvait rouler avec le vent et Carlos avait dit allons vers le fleuve, derrière l’embouchure il y a des arbres, et ils s’étaient mis à remonter le fleuve et s’étaient assis à l’ombre des pins et Carlos avait dit allez, roule-la, la clope de la victoire, et Borisov les avait allumées et alors il y avait eu le deuxième soleil.
Un deuxième soleil à droite du premier. Soudain. Éphémère. Le nuage noir et la pluie noire. Ils avaient entrouvert les bouches et senti les cigarettes glisser et vite refermé les lèvres. Ils avaient regarder les choses se dissiper et ils avaient sniffé le cramé. Le fleuve juste assez grand pour trainer quelques débris. Des minuscules morceaux de carlingue à la surface de l’eau. Des bouts blancs et gris et noirs et au milieu du fleuve le Brûlé. Son visage de brûlé et son corps de brûlé qui flottait à moitié et Borisov qui se jetait à l’eau avec son short et son t-shirt, l’eau vaseuse et ses vêtements collés à lui et tout de suite le dégoût, quand il avait senti la texture de la peau brûlée sur sa peau. Il voulait vomir et tirait le Brûlé sur la berge, il ne savait comment, avec son petit corps d’adolescent fluet, quinze ans, il tirait et le remontait sur la berge sableuse. La bile sur les dents du fond. Il haletait et regardait le ciel bleu et voulait tout vomir sur ce ciel qui n’avait plus qu’un seul soleil, immobile comme toute chose à sa place en ce monde. Il sentait que ça venait sur sa langue et il entendait le Brûlé siffler à côté, sa bouche déchiquetée qui laissait échapper un filet d’air mince et strident. Il plaquait ses mains sur ses oreilles et étouffait le Brûlé qui tentait de murmurer un truc de sa gorge sifflante et carbonisée. Il voulait le silence, rien que le silence.
Alors le silence.
Le silence sur cette Terre qui ne connait jamais le silence. Le silence tragique, éternel et biblique du Jugement dernier.
Le Brûlé qui ne sifflait plus. Le Loup sur le Brûlé. Agenouillé au-dessus du corps calciné, la clope au bec et la main qui bouchait le trou. La poitrine figée. La main relevée. Le Loup qui tirait sur sa clope. La fumée sous le soleil. Le Brûlé qui n’avait vécu que quelques secondes. Le dégoût, encore, sans même toucher sa peau tiède et gluante. Juste le dégout de son corps et de tous les corps de l’univers, tous aussi répugnants et dégueulasses les uns que les autres et son propre corps qui fonçait vers la plage et la mer et se jetait tête la première malgré les cris de où tu vas Borisov t’as pas vu le machin dans le ciel-là, son corps qui nageait et tentait de se laver et qui lui paraissait celui d’un autre, ses mains qui n’étaient plus ses mains et son buste plus n’était pas buste, son corps quelque part, ailleurs, très loin, immobile.
Il lui demanda s’il avait fait disparaitre le Loup et Mickey explosa de rire. Un rire gras, avec sa gorge déployée vers l’arrière et sa pomme d’Adam comme prête à jaillir et tout son corps qui tremblait en harmonie, sa poitrine, ses épaules, jusque ses doigts qui se contractaient sur ses cuisses et son ah-ah-ah qui résonnait dans la pièce et portait probablement bien au-delà, au-delà de ce territoire des hommes finis, confinés à se remémorer les films de grands espaces qu’on peignait à la main et qui n’existaient plus qu’en deux dimensions.
Il dit qu’il ne fallait pas écouter les légendes.
Il dit qu’il avait beaucoup de défauts mais que ce n’était pas son genre, de buter des petits truands parce qu’ils baisaient ses maitresses. Il aimait justement baiser ses maitresses parce qu’elles ne lui appartenaient pas. Il aimait qu’elles détournent le regard quand il les regardait. Il aimait leur parler de choses qui ne les intéressaient pas, d’immobilier, de traitements des déchets, ces choses que sa femme recevait d’un soupir et que ses maitresses acceptaient avec le sourire, en hochant la tête bien comme il faut, et, surtout, il aimait surprendre ces moments infimes où leurs façades s’effondraient, où elles fermaient les yeux et s’imaginaient ailleurs, loin de ce petit juif qui leur parlait de détritus, de camions entiers de détritus dont il débarrassait les plus offrants, des tonnes et des tonnes qu’il emmenait dans des fosses géantes, qu’il envoyait par-delà les océans et qu’ils revendaient aux mendiants du bout du monde, la merde qui toujours finissait par revenir à la merde, c’était son slogan, sa fortune, le cercle de la merde qu’il appelait ça, et alors, oui, ce qu’il adorait c’était voir ses maitresses fermer les yeux, juste un instant, ses maitresses qui s’imaginaient si loin de ces montagnes de merde, si loin de lui, une île de paradis et un homme qu’elles aimaient vraiment et qui n’était pas Mickey-le-gangster-de-la-merde, celui qui avait jailli des déchets et qui régnait sur l’entière pourriture du monde — et puis, surtout, surtout il aimait se coller à elles, juste après ces yeux fermés et ces frissons, il aimait se coller à leurs corps chauds et ensués et qui tremblotaient sous la couverture. Oui, il les aimait pour cet amour qui n’était qu’un rien dans le néant d’une chambre. Quand elles le transportaient hors de la montagne de merde qu’était sa vie.
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