Chapitre 15
Jacinthe
Comme je te l’avais dit lors de notre premier rendez-vous, ma mère m’a élevée seule. Jusqu’à ce que je vive avec toi, elle était ma seule famille. Elle a coupé les ponts avec la sienne bien avant ma naissance. À dix-sept ans, elle a rencontré mon père, Christophe, de deux ans son aîné, et a eu un véritable coup de foudre. C’était un jeune homme plein de fougue, un guide touristique qui rêvait de faire le tour du monde avec celle qu’il appelait «Ma Laura». Mes grands-parents n’approuvaient pas les envies de liberté de cet homme qui commençait à voler le cœur de leur fille unique, alors ils ont passé trois ans à se voir en cachette avant de pouvoir enfin s’installer ensemble et se créer un petit nid bien à eux.
- Notre appartement ressemblait à un cagibi aux yeux du monde, mais pour moi, c’était un palais, m’avait expliqué ma mère un jour. L’amour rend aveugle, dit-on. Si c’est le cas, j’aurais préféré ne jamais rien voir !
Quelques mois après avoir emménagé dans son nouveau palace, maman est tombée enceinte. Il lui restait un an avant d’obtenir son diplôme d’infirmière. Elle a mis cette dernière année de côté, pour se réinscrire après ma naissance. Je suis née le 30 mai, elle a repris les cours au début du mois de septembre. J’avais tout juste trois mois. Je l’ai toujours admirée pour cela. Elle a fait preuve de plus de courage durant cette période que moi dans toute ma vie.
Elle m’impressionne d’autant plus qu’elle était seule. Sans famille et sans mon père. Il avait été impliqué dans un accident de voiture deux mois avant que je vienne au monde. Pour me rassurer, et peut-être pour se rassurer elle-même, chaque fois que l’on venait à en parler, maman me disait qu’il n’avait pas souffert, qu’il avait été tué sur le coup et qu’il ne s’était rendu compte de rien. Est-ce vraiment si rassurant ? S’il n’avait pas succombé si vite, peut-être que les secours auraient pu le sauver. La vie serait bien différente aujourd’hui.
Elle a toujours fait de son mieux pour m’élever, pour m’offrir un toit, de la nourriture, pour combler mes besoins, pour m’offrir des extras – des livres, bien souvent. Je me souviens des moments passés dans notre «cabane» : une espèce de tente faite avec des couvertures. Petite, c’était mon refuge. Adolescente, je venais m’y installer pour lire et pour, de temps en temps, pleurer. Avec ses vêtements colorés, maman venait m’y rassurer. Elle finissait toujours par me faire rire et j’oubliais mes petits soucis. Elle faisait en sorte d’être présente malgré un métier très prenant, qu’elle faisait par vocation et par passion.
Elle a eu quelques relations, jamais très longues. Elle ne m’en parlait pas quand j’étais petite, pour ne pas me troubler, pour ne pas que je m’attache à un homme qui ne resterait pas auprès de nous. Adolescente, alors que j’avais moi-même envie de romantisme, je lui posais des questions. Alors on discutait de ses conquêtes, mais j’ai vite compris que personne ne remplacerait mon père.
Je sais que tu l’as appelée le mois dernier, pour lui annoncer ma tentative de suicide. Je ne lui ai pas parlé, j’ai refusé qu’elle vienne me voir à l’hôpital. Tu ne me posais aucune question, je crois que tu as rapidement deviné ma honte. Je me sentais égoïste. Elle m’a donné la vie, s’est battue pour moi et moi, j’ai voulu reprendre cette vie, la supprimer. Je n’avais pas le courage de lui expliquer, de lui faire comprendre à quel point je me sentais mal. Comment lui dire que ce n’est pas contre elle, qu’elle n’a rien à se reprocher ? Je ne le sais toujours pas, mais d’avoir vu le faible lien entre toi et ta mère se déchirer m’a fait comme un choc. Je dois parler à la mienne. Je lui dois au moins ça. Je ne peux pas la perdre.
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