La fée du bitume
de Sandra Sbaizero
La fée du bitume
C'était un samedi soir et je tenais une cuite d'enfer, m'emmêlant les pinceaux à travers le parking du pub. Il pleuvait. Je voyais les gouttelettes en oblique aux reflets du réverbère. L'alcool m'embrumait les yeux. Sa chaleur m'engourdissait la tête... Je titubais un peu. Je luttais pour rester debout. Ma voiture était à deux pas. J'avais attendu au bar, longtemps. Un bar qui me tenait compagnie, un de ces vieux zincs crasseux, un bazar déprimant de bouteilles à moitié vides, dressées dans la pénombre. Mon verre, je l'avais dans la main. Les glaçons fondaient sur le dessus, noyés dans la whisky. Le barman m'avait poussé lui-même vers la sortie. Il m'avait prévenu avant :
--Monsieur, on ferme !
--Il est complètement beurré ce con là !
Ils étaient bien trois, venus du fond de la salle. Le patron et deux videurs. Ils m'ont secoué, ils ont gueulé. Moi, j'émergeais juste à peine le bout du nez de mon verre., bien léché, comme tout propre... et puis sec avec ça. J'ai bien vu qu'ils me foutaient dehors, presque à me balancer dans la rue. Je suis entré dans le froid. Ca saisissait à vous faire défaillir. Ca pénétrait comme un couteau dans du beurre, à vous retourner l'esprit. Ca vous faisait revenir tout d'un coup à la réalité tellement c'était fort et brusque. Le gasoil, la pisse et le dégueulis et les vieux relents d'alcool que ça sentait, à toute violence... et puis les poubelles qu'on avait pas vidées et puis encore un clochard qui dormait là, dans un coin. Ca vous remuait l'estomac à gerber. Mais je pouvais pas rester là. Je me suis bougé. Je voulais m'approcher de ma voiture, mais il y avait le paysage qui tanguait, les rebords du trottoir en travers du chemin. J'ai enjambé les obstacles et je l'ai rejointe enfin, ma poubelle roulante. Ca a fait un barouf terrible quand j'ai tourné la clé. "Démarre saleté ! Espèce de ruine ! Jamais vu une merde pareille ! Allez, roule cocotte !" Comme j'ai embrayé de travers, toute la bagnole a tremblé. Ca a fait comme un hoquet. J'ai fait plusieurs à-coups et le moteur a râlé. "Tu vas avancer patate !" que j'ai hurlé. Elle s'est traînée un peu. Puis j'ai trouvé la bonne pédale et elle a filé comme une fusée. Elle bouffait les kilomètres. Génial, sauf que je ne savais plus où j'étais. Je baillai un four énorme. Sans lumière, mes paupières se fermaient toutes seules. Pas courageuses pour deux sous. Rideau. Elles se sont fermées pour de bon. Ma tire a crapahuté librement. Droit dans le fossé.
Je me suis tâté les côtes, j'ai fait l'inventaire. Comprenais pas ce qu'il se passait... un accident. J'ai eu du mal à émerger. Mon cerveau était embrumé... puis y avait le froid. Fallait que je sorte de là. Je me suis extirpé péniblement. Juste à côté de moi, sur le bord de la route, un panneau de signalisation, criblé de plombs par les chasseurs ou par des malfaisants, se tenait de guingois. Je m'y suis cramponné un moment et je suis tout de même parvenu à retrouver mon souffle. "Purée ! Plus de caisse ! Bon pour la marche à pied ! Droit devant et advienne que pourra..." La pluie avait tourné au brouillard, à deux mètres on n'y voyait que dalle. Faisait sombre. Je me sentais empoté, j'avais pas envie de rester là. Je me suis mis en route, mais je vacillais sur mes bases. Je me trifouillai les yeux. Je remontai le col de ma veste. Je cherchai mes gants. J'en avais pas. J'ai collé mes mains dans mes poches. J'ai tout de même réussi à avancer. J'étais seul dans la nuit, tout courbé, accablé par la fatigue. Pouvais pas m'arrêter, perdu dans la campagne. Un coup à crever de froid ou à se faire faucher si jamais il passait quelqu'un.
Et puis voilà, juste à l'instant que l'atmosphère a changé ! Paf ! Le brouillard qui se lève. Une lumière est apparue. Pas un réverbère. Pas les phares d'une voiture. C'était verdâtre et comme qui dirait phosphorescent. La trouille m'a tordu les tripes. "Y-a quelqu'un ?" que j'ai demandé. S'il y a eu une réponse, je l'ai pas entendue... que le bruissement du vent. J'ai avancé encore, planqué dans mon veston. Devant moi, sur la route, la lumière brillait de plus en plus fort. Y avait de quoi vous flanquer la frousse à la voir danser au-dessus du sol, effrayant feu-follet égaré. Elle a stoppé d'un coup, à la verticale, juste devant moi, puis elle a plongé sous terre. Je l'avais peut-être rêvée cette loupiote qu'était venue de nulle part. C'était l'effet de l'alcool, semble-t-il. "Merde ! Faut que je trace !" que je me suis gueulé à moi-même. Je voyais pas bien devant moi dans cette obscurité. Y avait trop d'arbres, pas assez d'étoiles pour m'éclairer le chemin. "Scrouitch ! " Ce fut un bruit étrange. J'ai levé le pied. Un vieux chewing-gum était collé à la semelle. J'ai tiré dessus jusqu'à le décrocher. Alors il s'est produit un truc pas normal, un truc d'enfer. Le chewing-gum a rebondi sur le bitume avec ses saletés collées dessus, des cailloux, de l'herbe, de la terre. Il a poussé un terrible cri. "Il est pas net, celui-là !" Une voix très aigüe qui criait à m'en percer les tympans. "Bordel !" que j'ai dit alors.
Je venais d'apercevoir la figure, celle qui allait avec la voix... minuscule, grande comme le doigt. Elle sortait du chewing-gum : une toute petite bonne femme vêtue d'une jupette, avec des ailes dans le dos. Elle remettait de l'ordre dans sa tenue, pas pressée. Moi, je restais planté comme un idiot, figé par la surprise, à la regarder. Y avait de l 'assurance dans ses gestes, de la nonchalance aussi, s'étirant détendue, ses petits pieds battant dans le vide. Elle est venue droit sur moi, un coup d'aile à droite, un coup d'aile à gauche. Paf ! Elle m'a tapé dans le nez. Elle voulait m'dire deux mots. En pleine poire maintenant qu'elle me hurle : "Salaud ! Salaud !" Elle me file un coup de pied dans le pif pour finir. "Là ! Bien fait !" qu'elle dit. Brusquement, elle est contente. Je ne bouge pas. "Je suis la déesse Hermesse !" Elle s'annonce fiérote. Je remue pas plus. C'est une hallucination, à tous les coups. "Eh ! Espèce de branque, j'te parle ! Tu pourrais répondre au moins ! " Et s'en suit une rafale d'injures, de menaces, avec des coups qui pleuvent comme des grêlons. Je pouvais pas bien lui voir les yeux à cette "déesse", à cause du manque de lumière et surtout, elle est trop petite et elle bouge tout le temps, en avant, en arrière, que c'en est épuisant. Elle s'arrête près de mon oreille. Elle m'a chopé une mèche de cheveux. Ca fait mal ! "Réveille toi, allez !" qu'elle dit comme ça. Elle s'est perchée sur mon épaule. Je les vois enfin ses yeux... Bleus qui papillonnent dans tous les sens, mirant ma face comme si elle pouvait lire au travers. Elle a soupiré. "Sûr que t'as foutu un beau merdier ! T'as rien de mieux à faire que de te promener là la nuit ? Non ?" Ca m'a fait sursauter aussi de l'entendre me parler. J'ai pas su quoi répondre, j'ai balbutié comme une andouille : "Désolé, Madame ! Je l'ai pas fait exprès ! C'est un accident, voilà !"Elle a reniflé avec dédain, mais sans quitter son perchoir. "T'as pas grand chose dans le citron toi !"
Ca avait pas l'air de la déranger plus que ça d'ailleurs, vu qu'elle est restée pensive encore quelques instants. Je ne savais pas ce qu'elle méditait, mais elle cogitait dur. "Tu m'as plombé ma planque, alors tu me dois un service !" qu'elle m'annonce soudain. Puis, elle se tourne vers moi et elle ajoute : "T'es pas vernis côté ciboulot, mais je m'en vais t'expliquer deux ou trois petites choses ! Je sais bien ce que tu penses, même si t'as rien dit." Je moufte pas. Je sais pas bien moi, ce que je pense. C'est mieux que je l'écoute. "Tu te dis : elle ressemble pas à une déesse ! J'en suis une pourtant. Enfin, je l'étais. Les grecs; ils m'appelaient Hermès... Des manches en orthographe ! Ah, mais alors, de bons gars ! Bien polis, respectueux... m'avait même bâti des temples ! Après y a eu les romains, ils sont restés un moment... ça s'est gâté à cause de l'Eglise. Des pas belles gueules, ces gens là ! Noirs, austères, affreux ! A force de parler de leur Bon Dieu par ci, de leur Bon Dieu par là, ils ont fini par nous faire oublier. Les empaffés... mais bon, les gens nous appelaient autrement. C'est là qu'on est devenus des fées ! Les fées des bois ! Les fées des fontaines ! Y en a eu des célèbres note bien : les Mélusine, Viviane, Morgane et autres Carabosse ! Et moi là-dedans ? Hein ? Pas un mot sur moi ! Disparue Hermesse ! Envolée des mémoires !" Elle se trémoussait sur mon épaule. J'avais saisi. Elle avait le blues la petite. Ses ailes se sont mises à battre de plus en plus vite. Submergée de pensées fâcheuses, elle avait le verbe qui s'amplifiait. Sa langue claquait comme un petit fouet... des souvenirs qui lui remontaient tout soudain. "Et la fée lumière? La fée lumière ! Tu la connais celle-là ? En voilà une qui a toujours su tirer son épingle du jeu ! Une fûtée... En Grèce, c'était Hêmera qu'on la nommait ! La déesse de la lumière. Tu parles d'une allumeuse ! Elle a jamais rien fait briller d'autre que les écus... c'est Apollon en vérité qui se tapait tout le boulot ! Pourtant, on en parle encore de cette gourde là !" Elle se tait un moment, la tête basse, les épaules qui s'affaissent... le moral dans les chaussettes quoi ! Et la voilà qui repart... Elle a le bagout sévère la luciole ! "J'étais grande moi, monsieur ! Une vraie géante ! Oui, parfaitement ! Les foules se prosternaient au sol quand j'apparaissais. T'as jamais connu ça toi ? Les dieux de l'ancien temps ? Fallait voir comment c'était avant ! Le respect, tout ça. J'avais des prêtres à mon service et une foule de larbins ! On donnait des fêtes en mon honneur ! Pas des petites sauteries, hein ! Toute la populace était là... et ça dansait, ça chantait à en perdre haleine ! Ca se mélangeait gaiment, les jeunes, les vieux, les riches, les pauvres... Z'étaient pas bégueules à l'époque ! Et moi, je régnais là-dessus... Par dessus la tête des rois même ! Tu me crois pas ? Bigre ! Je peux comprendre. J'ai perdu en taille depuis. La faute aux barbares d'abord ! Ils ont rasé mes temples, ces sagouins ! Tu te rends compte ? Puis ils ont tout pillé... que j'te vole l'or, les bijoux, la nourriture, les femmes, les bêtes... tout ! Puis après, ça a été c'te nouvelle race qu'est apparue... Les Chrétiens, qu'ils s'appelaient. Pires que les barbares au final ! Du jour au lendemain, on n'existait plus ! Finis ! Effacés ! J'ai bien continué à me montrer... mais rien à faire ! "Démon !" qu'ils braillaient en me voyant ! "Satan !" Ah, je pouvais bien leur dire mon nom, voulaient rien entendre, les animaux ! Pareil quand je les aidais... C'est un monde quand même ! Y en a remarque, qu'étaient pas trop ingrats. C'est ceux-là qu'ont commencé à nous appeler "les fées". Nous, pour ne pas leur faire de soucis, on restait discrets... et on rétrécissait. "La bonne Dame des chemins" comme ils disaient ceux que je secourais la nuit. Ah, j'ai connu de belles heures... jusqu'à ce qu'ils inventent Saint Christophe ! Comment ça, qui "ils" ? Eux ! Les curés et compagnie ! Savaient pas quoi inventer pour me pourrir la vie. Puis les chemins, au bout du compte, ils les ont goudronnés. T'as pas idée comme ça pue mon ami ! J'avais plus de cahute, tout ce que je possédais s'est retrouvé en dessous !" Elle me regarde droit dans l'oeil, toujours fâchée. Je respire à peine, un souffle l'enverrait valser. "J'étais peinarde, j'avais trouvé un coin chaud quand tu m'as dérangée !"
Je tourne la tête dans tous les sens, à me la dévisser pour voir de quoi elle cause... pas de coin chaud ! Que du mouillé et du sale, partout autour de nous... puis je comprends : le chewing-gum ! Son coin chaud ! Son édredon ! Ma godasse est venue s'écraser dessus. Elle s'est retrouvée à l'air libre avant de pouvoir dire "ouf" ! D'un coup, j'me dis qu'elle est un peu dégueu la fée... Elle plisse les yeux, soupçonneuse. Elle a perçu la mauvaise pensée en moi. "Mon petit gars, qu'elle me fait alors, je vais pas te le cacher, mes pouvoirs ne sont plus ce qu'ils étaient !" Elle se tortille. Sûrement qu'elle veut me dire un truc... ça a du mal à sortir ! Et puis, elle me crache la vérité toute nue : il passe plus un bédouin sur cette maudite route. Les voitures vont trop vite. Elle est trop petite pour les intercepter. Côté magie, c'est pas le top : c'est tout juste si elle arrive à produire plus de lumière qu'un ver luisant, alors arrêter une auto ! Or, c'est vital pour elle d'être vue. Une fée qu'on ignore est vouée à disparaître... Pfft ! Sans un bruit. Alors ce qu'elle voudrait déjà, c'est déménager. Crécher vers l'autoroute par exemple, là où il y a du passage ! Mais c'est loin d'ici. A tire d'ailes, elle en crèverait, c'est sûr. A pinces, n'en parlons pas ! En plus, les environs grouillent de danger pour cette petite bonne femme. Les oiseaux, les chats, même les lézards voudraient bien la boulotter. Elle peut pas faire un pas sans attirer l'oeil d'un prédateur ! Enfin, elle a un autre souci. J'évite de me moquer, elle n'apprécierait pas : elle n'a pas le sens de l'orientation, "la bonne Dame des chemins"... Tu parles d'une rigolade !
C'est comme ça que c'est venu sur le tapis... le marché, je veux dire. Elle me zieute par en dessous, puis elle me balance ses salades. Des conneries, comme quoi elle m'a élu. Je suis son serviteur, son paladin, tout le bataclan... Je suis peut-être bourré, mais faut pas pousser ! Je vais pas crapahuter dans la cambrousse en pleine nuit pour ses beaux yeux ! Elle bafouille grave... vu mon état, elle croyais pas que je résisterais. Elle me propose de l'or... Là je dresse l'oreille ! Normal, je viens de claquer ma paye dans un bar. Méfiant quand même : il me faut des preuves ! Comme de juste elle n'en a pas... mais du bagout par contre, elle en a à revendre. Couillon de la lune, je me laisse attendrir. Faut dire qu'elle se cramponne ! Puis si c'est vrai son histoire d'or, ça vaut le coup d'aller y faire un tour. Cette fois, elle me l'emballe pas dans du papier cadeau. Un ancien temple à elle est enterré plus loin, sous le goudron. Faut creuser. Elle est pas taillée pour ce genre de boulot. Moi par contre... Là-dedans, elle a planqué tous ses trésors du temps où elle était encore puissante et surtout, elle y a laissé son sceptre et sa couronne. Paraît que ça lui rendrait tous ses pouvoirs si elle remettait la main dessus. Moi je veux bien, du moment que j'ai ma part du gâteau... Seulement là, elle se met à pinailler. Pas possible, elle doit être écossaise ! La garce ne veut pas lâcher un écu. Qu'elle aille se faire voir ! Je donne une tape sur mon épaule et elle finit le cul par terre. Furax. Elle commence par gueuler et par me brailler des saletés. Je lui tourne le dos et je m'éloigne. Elle se ravise. Le ton a changé. Elle a la voix qui cajole. Ok, elle me donnera une quart du trésor. Je ne la regarde même pas. La moitié alors ! Je ralentis un peu. La moitié, la moitié, ça dépend la moitié de quoi ! A l'entendre, ça va être Byzance. Je suis sûr qu'elle exagère. Enfin, je n'ai rien à perdre et pour le moment, rien de mieux à faire non plus.
Primo, fallait du matériel... sûr que j'allais pas creuser à mains nues ! On est retournés à ma voiture. Elle était pas belle à voir ! Le bout du nez en accordéon, les jupes retroussées sur les bords, elle ressemblait à une épave. La fée a cru bon de siffler. "Bah mon cochon, tu t'es pas loupé. Je comprends mieux pourquoi tu veux me dépouiller, ça va te coûter bonbon pour la retaper !" Je lui ai fait un regard style assassin. Elle a pigé, je ne l'ai plus entendue. C'était le bazar dans mon coffre. Des outils traînaient sans dessus dessous, des pinces, des tenailles, des tournevis, un marteau, des clous jetés en vrac, comme ça, au milieu des bidons, des vieilles chaussures et d'une couverture que j'avais dû mettre là en cas d'accident. On n'a pas trouvé de pelle dans ce capharnaüm... quelle pitié ! Mais il y avait quand même une chose utile, un pied-de-biche. Si je m'y prenais bien, je pourrais creuser avec. Après j'ai fouillé dans la boîte à gant. J'étais sûr d'avoir une lampe torche là-dedans, mais j'ai vite déchanté. Une vraie poubelle. A part des mouchoirs froissés et des gobelets vides, j'ai rien trouvé. J'ai ouvert toutes les boîtes, tous les compartiments que je voyais. Pouvait pas être bien loin cette satanée lampe ! En me penchant je l'ai trouvée. Elle avait roulé sous le siège conducteur. Les doigts en pinces, la langue sortie, comme quand j'étais gosse pour m'appliquer, je la repêche. Faudra l'économiser, les piles sont un peu faiblardes. Pas grave, comme loupiote j'ai la fée ! Elle me guidera sur la route. Pas mécontente qu'on se mette en route, elle clignote dans ma paume tendue. d'un geste impérieux, elle me désigne la direction à prendre : bon sang ! J'ai l'impression d'être un canasson. Heureux qu'elle n'aie pas de cravache !
Elle m'a fait prendre un itinéraire à travers champs. Transi jusqu'aux os, je ne me marrais pas. Elle comptait les pas. Le ciel poisseux s'était remis à nous dégouliner sur la tête quand elle m'a pincé, l'affreuse petite teigne. Ca y était, elle avait retrouvé l'endroit. Pas facile de creuser avec un pied-de-biche. Han ! Han ! Le goudron se fend. Je remets ça. Je finirais bien par arriver en dessous ! Me voilà tout dégoulinant, les mains en sang, penché sous la pluie à chercher un vieux trésor. Tellement occupé que je n'entend pas la voiture qui arrive et qui s'arrête. "Gendarmerie nationale !" gronde une voix. La fée s'est éclipsée. Un instinct curieux me fait lever les mains. Le pied-de-biche tombe. "Gling !" Gros silence... On me détaille. Un examen pas à mon avantage. D'ailleurs, ils ont croisé ma voiture, alors ils me font souffler dans le ballon. Apparemment, l'alcool a pas eu le temps de se dissiper. Ils m'embarquent au poste. Je me demande ce qu'est devenue la fée. Pauvre petite chose, toute seule dans la nuit, sous l'eau, sans refuge. Bon, elle m'a lâché, mais j'ai un peu pitié. Ses derniers espoirs se sont envolés. J'en ai les larmes qui me montent aux yeux. Pourtant, j'ai mes propres soucis. Après ma déposition, je suis dans le pétrin. Déjà, je suis fiché... mais merde, le pire c'est qu'avec tout ce que j'ai dans le sang, pas sûr qu'on ma laisse mon permis ! Comment je vais faire pour aller au boulot ? Pour payer ma contravention ? Et s'ils me mettent en tôle ? Je ne sais pas de quoi demain sera fait, mais cette nuit, enfin ce qu'il en reste, je dormirai au trou.
Je suis tellement trempé qu'on m'a filé une couverture. Heureux comme un lézard sur un caillou, je m'enroule dedans. Il fait bien chaud ici. Dommage que ça pue autant. Je suis pas le premier soûlard qui dort là. Le mélange "pisse / dégueulis/ détergeant me fait gerber. Juste le temps de me pencher et mon estomac se vide. En plusieurs vagues. L'attaque me laisse sec comme un pruneau, les tripes en ébullition. Une lumière danse devant mes yeux. Un malaise ? Non, c'est la fée. Elle est revenue. Elle profite que je sois déjà à terre pour me frapper. Tout ça, c'est de ma faute, elle retrouvera jamais ses pouvoirs. Elle hurle à pleins poumons sans ameuter personne. Je l'avais pas bien regardée avant ou j'étais trop bourré mais... qu'elle est vilaine ! Rien à voir avec la fée clochette : ce serait plutôt la mère Michelle, le sourire en moins. Elle se met à couiner. Paraît que je l'ai assassinée. C'est vrai qu'elle a pas bonne mine. Elle se décompose à vue d'oeil. Sa peau se fane, verdit. On dirait une pomme moisie. Après c'est insoutenable. Ses yeux glissent des orbites, elle se liquéfie. Je me pâme comme une donzelle. Le noir total. La fée me poursuit dans mon sommeil. Morceau de chair pourrie, suintante, schlinguant la mort, elle avance vers moi, la main tendue comme un crochet. Elle veut m'arracher les yeux. Je me protège le visage, les doigts écartés... puis je hurle comme un damné.
Je me réveille dans mes vomissures. Je suis toujours chez les gendarmes. Le jour se lève. Avec lui disparaissent les illusions de la nuit. Ca pour sûr, c'était une sacrée cuite ! Le con ! Ah j'en ai fait de belles avec mes hallucinations : bousillé ma voiture, cassé la route, embarqué par les flics, perdu sûrement mon permis. .. Le pire dans cette histoire, c'est qu'il me reste encore vingt-neuf jours avant de toucher mon prochain salaire... et jusque là, l'alcool ce sera tintin !
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