Entre mes murs

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             Ce sont les vacances, le temps de la récréation pour les adultes de l'Educ' Nat'. Je ne suis pas parti, je fais donc de ma ville ma propre cour en tentant de me fixer un emploi du temps. Comme là-bas. Entre le repos et le boulot, je ne choisis pas vraiment. Tenez, je finis de lire Entre les murs de François Bégaudeau, ancien professeur de lettres reconverti penseur de gauche et du monde réel. A peine une inspiration à la surface que je replonge au coeur de la matrice. Au plus près des tables aux bordures rongées, parsemées de signatures et de veinules faites au compas, au plus près des visages adolescents, des prises de paroles bravaches et des questions d’Alyssa avec ‘son visage en forme de point d’interrogation’. Au plus près de Sandra ‘branchée sur trois centrales’, au plus près de Dico qui traîne des pieds. Des Dico, des Sandra, des Alyssa, il y en a partout, dans tous les collèges.

             Ca ne change pas les élèves vus de loin ou couchés sur papier. Ils se ressemblent, il n'y a que les mots pour les raconter qui changent au gré de la créativité proverbiale de chacun, 'branchée sur trois centrales', je le ressortirai à la rentrée aux collègues. Ils se ressemblent mais ils sont tous particuliers - ’Ca veut dire quoi particulier ?’, demanderait la Alyssa du livre. Dans le collège où je travaille, il y a 420 élèves et si j’en avais le temps et la mémoire j’écrirais ici chacun de leurs prénoms avec une petite description. Une micro-critique pour chacun comme Jean Tulard le fait avec les films dans son épique Dictionnaire du cinéma.

Chez nous je dirais que c'est Ynesse qui a un 'visage en forme de point d'interrogation' avec ses mains appuyées sur le meuble, sa petite inspiration sonore qui annonce le grand déluge et sa tête comme rehaussée par un fil invisible avant de se lancer d'une traite 'Alors j'ai une question importante, enfin Chloé a une question mais moi aussi je voulais la poser, alors voilà du coup je voulais... enfin on voulait savoir avec Chloé si on avait cours de musique jeudi parce que les 6C ont dit que la prof ne serait pas là mais c'est pas marqué sur Pronote du coup si on a pas cours on a une heure de permanence et voilà je voulais...enfin on voulait savoir, Chloé et moi mais toute la classe aussi, si le prof de français pouvait décaler son cours mais seulement si la prof de musique n'est pas là mais s'il peut pas c'est pas grave, de toute façon je suis obligé de rester en permanence parce que après je vais à la danse le jeudi et Chloé a aide aux devoirs donc on doit rester toutes les deux jusqu'à 16h30 du coup même si on finit à 15h30'. Je tente de cacher mon sourire et je la regarde avec fierté tout comme Chloé et ses grands yeux bleus de personnage de manga. Je suis certain de déjà connaître la réponse à la question que je lui pose 'Du coup (oui, c'est contagieux), on regarde déjà si la prof de musique est là ?'. 'Oui voilà, c'était ça ma question' et elle sourit enfin, regarde son amie et se détend. Ce n'est quasiment que du langage l'école, quand on n'y parle pas on écrit, mais avant tout on écoute et on s'exprime. Il s'agit de répéter, reformuler, faire répéter, faire reformuler, résumer, faire advenir, dans un souci d'apprentissage constant et de compréhension mutuelle.

En lisant Bégaudeau, je rêvais de boire un café lancé il y a 15 minutes mais laissé à lui-même parce qu’il fallait bien monter à la volée les marches, sortir un élève de sa classe, essuyer des larmes, parlementer, calmer, lancer une vanne pour détendre l’atmosphère, répéter le même laïus, sermonner, autoriser un passage aux toilettes… Les cafés actuels se boivent brûlants, se boivent trop vite, ne peuvent pas se faire oublier, ne naissent d’aucun désir, ne fournissent aucune conversation, aucun rire, aucune plainte. Ils ne s’oublient pas dans un coin mais restent à portée de main. Ils ne se prennent pas debout dans l’embrasure entre la permanence et la vie scolaire, un sourire pour la rangée, une blague pour celui qui renâcle à gauche histoire de faire naître un sourire et une réaction pour ceux qui subissent sa mauvaise humeur, un mot gentil pour celle au premier rang histoire de faire naître un autre sourire et une réponse murmurée timidement, un recadrage pour la tête tournée à l’avant-dernier rang - ‘Rotation de 180° Liam s’il te plaît. Ca c'est pas 180°, c'est 90°. Oui, non, laisse ton rapporteur, regarde devant toi s'il te plaît c'est tout ce que je demande’ - une question à un collègue, une aide bienveillante pour la main qui se lève. On prend son temps, on relit ensemble la consigne, on scrute le doute, le regard s’allume, le stylo commence à courir timidement sur le cahier. Le café attendra, le café peut toujours attendre durant ces moments-là.

C’est une histoire de patience et de temps l’éducation. Je me méfie toujours de ceux qui attirent la sympathie des élèves directement, qui pensent cela facile parce que les trois premiers jours un groupe présenté comme turbulent est aimable avec eux plus qu'avec moi qui les subit depuis 2 ans. On en reparle dans deux semaines ? Dans un mois ? Dans trois mois ? C’est une course de fond où la ligne d’arrivée s’éloigne à mesure qu’on avance, autant dire qu’il n’y a pas de répit, pas de victoire dans l’éducation. Mais il y a une démarcation qui rend le travail plus simple une fois qu'elle est franchie, c’est la frontière entre méfiance et confiance. Une fois atteinte, le vrai salaire est là. Ou plutôt il y a plusieurs démarcations, lignes mouvantes plus ou moins lointaines et aisées à franchir en fonction des caractères et des affinités. Et si l'on s'y prend mal gare au virage qui mène vers la défiance.

               C’est une histoire de temps l’éducation. Je donne et donnerai de mon temps pour ces enfants qui ne sont pas les miens. Parce qu’il y a des Alyssa, des Sandra, des Dico, des Ellen, des Marlon, des Coline, des Marius, des Yanis, des Joanne, des Marwane, des Louise … qui vous rendent un puissant élan vital au travers d’un sourire, d’un rire, d’une entourloupe, d'un 'tu peux pas comprendre, c'est un délire entre nous'. Et bien si je peux comprendre, j'ai eu votre âge et ce rire que je ne pensais rien qu'à nous moi aussi. Je n'imagine pas comment je serai si j’ai un jour un enfant. Où trouver plus d’amour ? Où porter son regard autrement que sur lui ? J’arrêterai déjà, peut-être, de parler de moi. On écoutera ensemble les mêmes chansons et les mêmes oiseaux, on regardera ensemble les mêmes films et le même horizon. C’est pour ce lointain désir que j’écoute des chansons et que je regarde des films.

              C’est une histoire de temps et de patience l’éducation. S’il y a bien un luxe dans ce monde, c’est celui de l’écoulement des secondes. C’est l’occupation de cet espace, forcément inégalitaire comme tout espace. Il est acquis que le temps est un construit social, qu’il diffère selon les cultures. Il diffère aussi selon les classes sociales, selon les lieux à l’intérieur des cultures. Une heure est-elle une heure quand on a rien à faire, quand on est cloué sur un bout de canapé ou bien sur un banc ? Une heure est-elle une heure quand les doigts glissent sur les touches blanches et noires et quand il est déjà acté que l’heure suivante sera consacrée à la suite de la lecture de La Vie des Douze Césars ? Actuellement, une heure est-elle la même heure dans la chambre d’Ilan 3ème B et dans la chambre de Léopoldine 3ème E ? Certains sortiront de là plus fatigués qu’ils n’y sont entrés. ‘Tu as fait quoi pendant les vacances Ilan ? - Rien. J’ai joué quoi. - Tu es content de revenir au collège alors ? - Ouais. Enfin non. Il y a les copains. Après voilà, moi j’espérais qu'on revienne pas en cours avec les manifs là et tout. Du coup j’ai pas envie de retourner en cours. Normal quoi, j'ai envie de jouer à la play. Comme tout le monde.’ Et je sais déjà la question que je poserai à la souriante Léopoldine - Tu as lu quoi pendant les vacances ? - elle aura le visage empourpré mais la réponse exhaustive.

En vacances je ne peux rien faire si ce n'est avancer quelques idées, anticiper mollement. Eux sont en famille, heureux pour la plupart, ils vivent leurs vies que j'espère la meilleure. Parfois je me dis que j'ai plus besoin d'eux qu'ils n'ont besoin de moi. Affaire de temps, affaire de patience, affaire de bienveillance. On accompagne, on peut à la limite infléchir les trajectoires mais pas faire dérailler les destins pour leur permettre de se prolonger sur une autre ligne. Certains élèves sont à l’arrêt, paumés, en rade, à sec, face à un autre écran que celui du camarade-TGV. Et je ne peux pas être dans l’embrasure de la porte, café dans les mains à attendre, une main qui se lève, une question d'Ynesse.

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