Chapitre 8 - Délivrance - partie 2

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- VIII -

Délivrance

(partie 2)

Apparemment Marie était toujours là, dix ans après, fidèle au poste et à ses petits protégés. J’ai essayé de me préparer à voir mon souvenir redevenir réalité : c’était une appréhension douce et chaleureuse, innommable.

Cinq minutes impitoyables ont passé avant qu’elle arrive à l’accueil et que l’hôtesse lui montre qui l’avait fait demander. Alors Marie s’est avancée vers moi comme dans un autre monde, sans prononcer un son. Je n’avais pas pleuré depuis des lustres mais j’ai failli fondre en larmes, parce que j’ai osé croire qu’elle m’avait oublié. Et puis elle m’a fixé de tout son cœur incrédule, elle a posé sur ma joue une main dont je n’ai pas eu peur, et elle a murmuré mon prénom dans un souffle hésitant.

Ensuite cette timidité qui lui ressemblait si peu s’est évaporée, et elle m’a sauté au cou comme une gamine ou une maman. Elle m’a demandé dix mille choses à la fois, comment j’allais, où je vivais, comment je l’avais retrouvée, où j’avais passé toutes ces années. Elle ne me laissait pas le temps de lui répondre, mais ça importait peu. Elle était visiblement heureuse de me serrer contre elle, elle riait et elle pleurait aux éclats en m’appelant son lapin, son gamin, son poussin, et bien d’autres sobriquets ridicules.

Elle m’a regardé longuement avant de murmurer en français « Tu lui ressembles… » C’était un compliment formidable et effarant que j’ai vite noyé dans un sourire. Elle a paru surprise que je comprenne le français… Puis elle m’a embrassé encore, et elle est partie, presque en courant, en me disant de l’attendre.

Je me suis retrouvé complètement désorienté au milieu de cet aquarium que j’avais connu par cœur. Catalina m’a rejoint comme par enchantement, elle a posé sa main sur mon bras et sa joue sur mon épaule. Et nous avons attendu sous une avalanche alambiquée de Raison et Sentiments.

Près d’une heure plus tard, Marie nous a emmenés chez elle. Elle avait déménagé depuis des années, parce qu’elle ne supportait plus la mort dans la chambre de mon papa et le vide dans la mienne. Elle habitait désormais un petit appartement avec des embruns plein la vue et des cadres plein les murs.

En entrant, je me suis trouvé face à une photo de mon papa souriant dans toute sa splendeur. C’était la première fois que je revoyais son visage depuis sa mort et mon exil. Et ça m’a effroyablement retourné le cœur et les entrailles. Il était le tsar majestueux devant Le Petit Prince admiratif. Pourtant il était terriblement mort, d’une mort irrémédiable, irrésistible, irréversible ; il était grand temps que je le comprenne.

Quand Marie a vu toutes ces larmes qui m’étouffaient sans sortir, elle a décroché la photo et me l’a tendue, en me disant délicatement qu’il fallait que je l’accompagne au cimetière. Je lui ai dit non mais je l’ai suivie quand même dans le soir immobile. Catalina a préféré ne pas nous accompagner, et c’est seul avec Marie que j’ai affronté la triste pierre tombale qui portait en cyrillique le nom de Karenine. Je n’ai pas reconnu mon papa chaleureux sous cette lourde dalle de marbre échouée sur du gravier blanc. Et le choc salutaire et lacrymal n’a pas encore eu lieu.

Ensuite j’ai raccompagné Marie chez elle, je suis monté très vite embrasser Catalina ; j’ai pris la voiture de Marie et je suis parti vers le quartier de mon enfance. Je me suis perdu en route mais j’y suis enfin arrivé, grâce à l’exactitude d’une carte routière et à la mansuétude d’un brave routier.

J’ai reconnu tour à tour mon école, mon avenue, mon balcon. Seul manquait mon papa. L’évidence m’est tombée sur les épaules comme un chaperon de plomb. J’ai senti l’air se glacer dans ma poitrine, les nerfs frissonner sous ma peau, et la mort pulvériser mon enfance. Je me suis assis tout seul sur un coin de pelouse inondé de souvenirs. J’ai suffoqué, vacillé, supplié le ciel ou Le Diable.

Et j’ai enfin pleuré la mort de mon papa, de toutes mes larmes de gamin et de toutes mes armes de jeune homme. J’ai senti la douleur s’évacuer peu à peu et ça m’a délesté le cœur. J’ai desserré un écrou sec et rouillé depuis presque dix ans. Le premier tour de vis et de pleurs m’a effroyablement déchiré la gorge, mais les suivants m’ont fait un bien fou et viscéral. J’avais blotti ma vie sur un fantôme et sur la gangrène indicible qui l’accompagnait. Et c’est avec soulagement que je les ai laissés sortir comme une libération.

J’avais longtemps cru que le déni me protégerait de l’absence de mon papa, que le seul moyen de ne pas le perdre était de nier sa mort. Mais ce soir-là, j’ai su que je pourrais accepter sa mort sans trahir sa mémoire ni l’effacer de la mienne. Une dernière fois, du haut de mes 19 ans, j’ai attendu mon papa en face de chez nous ; je crois que j’y croyais. Mais L’Homme qui Venait du Passé n’a pas réapparu. J’ai enfin compris, définitivement ; j’ai pleuré sous la nuit pendant des heures.

Alors mon papa est douloureusement devenu mon père. Je suis devenu adulte et orphelin cette nuit-là, sans force, sans conviction, sans autre choix que de renoncer au paradis russe et paternel que j’avais bâti dans mes rêves. Il était temps de sortir ma vie des Récits de la Maison des Morts.

Je suis finalement rentré vers quatre heures du matin. J’étais épuisé, complètement sonné, affamé, laminé par les sanglots et les pincements amers de mon cœur. Marie avait retrouvé ses bons vieux réflexes maternants sinon maternels : elle avait laissé mon couvert sur la table et un mot dans la cuisine.

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