Chapitre 10 - Partance
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Partance
Les cinq premières années de nos filles coulèrent de source et de bonheur. Elles pétillaient en russe comme en français et elles éclaboussaient nos jours de l’or de leur amour. Mon Petit Doigt M’a Dit qu’elles avaient épuisé avec délice toute la gamme des coquineries enfantines. Elles étaient vibrantes et remuantes, mais nous n’avons jamais eu besoin de les gronder bien fort.
Catalina était belle comme un air de printemps. Elle restait ma première évidence, et tous mes gestes transpiraient ce que mes mots ne savaient pas lui dire. Je la serrais dans mes bras à longueur de nuits, je me mettais en quatre pour le moindre de ses sourires, je me liquéfiais à chacune de ses contrariétés. Elle tenait ma vie dans la sienne et elle le savait bien ; mais pas une seule fois elle n’a utilisé la terreur que m’inspirait l’idée de la perdre. Elle était simple et belle comme de l’eau de miel.
Mais La Guerre m’a sauté à la gorge au détour d’un ordre de mobilisation. J’étais fermement invité à défendre ma patrie d’adoption envers et contre tout ennemi : tant pis Si C’est un Homme.
Je n'imaginais pas ce qu'était une guerre, mais je n’en ai pas eu peur. Seul l’adieu à Catalina me terrorisait. Et cette frousse était si forte que j’ai fui devant elle avec une lâcheté dont je ne me serais pas cru capable. Je ne voulais pas la voir pleurer. Alors je suis passé à la Cité prendre quelques affaires, quelques photos, mais je n’ai pas attendu qu’elle rentre du travail. Je lui ai juste laissé un petit mot minimaliste sur la table du salon.
Je pensais qu'elle m'en voudrait d'être parti comme ça, qu'elle me détesterait, et que ça me donnerait le droit de mourir. Et j'ai fui piteusement, vers la guerre et vers la mort.
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