Chapitre 17 - Désespérance - partie 1
- XVII -
Désespérance
(partie 1)
J’ai tout de suite décidé de parler à Livia. Je m’étais convaincu qu’elle avait le droit de comprendre la fin de sa grand-mère. Mais au fond je crois que je lui en voulais d'avoir inventé sa disparition dans la nature et de m’avoir fait croire qu’elle n’en avait plus de nouvelles.
Alors je suis allé lui faire du mal le plus égoïstement du monde. Je devais penser qu'après ça, on serait quittes et frère et sœur. Et j’ai débarqué chez elle comme un orage à retardement, le lendemain de mon retour en Europe. Je savais qu’elle serait seule avec son petit Frank, car John était dans sa famille avec mademoiselle Claire.
Livia a ouvert sa vieille porte en bois trop lourde, elle m’a regardé avec ses beaux yeux paumés sous les larmes. Je Ne Suis Pas Coupable et pourtant, je m’en suis voulu. Mais je n’ai pas essayé de la consoler. Je l’ai fait asseoir sur le canapé. Je lui ai mis une couverture sur les épaules, je lui ai fait un café, je me suis assis par terre en face d’elle.
Et je lui ai expliqué. La mort silencieuse et abyssale de mon papa. Puis l’exil brutal qui m’a désarçonné, la faim piquante qui me tenaillait, les nuits suintantes qui me palpaient, les coups sourds qui me déchiraient, sa folie incessante qui m’étouffait, la peur quotidienne qui me brûlait, la misère honteuse qui m’habitait. Et sa haine, nue et froide, cinglante et crue comme une gigantesque bravade jetée à la face du monde.
J’ai baissé la voix au fur et à mesure que je parlais, parce que j’avais un poids énorme qui m’écrasait la poitrine. Mais Livia m’écoutait si fort qu’elle n’en a pas perdu un son. Je l’ai vue devenir toute blanche, trembler, puis éclater en sanglots.
J’étais tendu, perdu, parce que je ne voulais pas perdre ma sœur, parce que j’avais besoin qu’elle me pardonne d’avoir haï et livré cette femme qu’elle avait tant aimée. J’ai cru attendre une éternité. Mais elle n’a rien dit. Rien du tout. Alors je suis parti, le plus lentement possible, pour lui laisser le temps de me rappeler. Mais elle ne l’a pas fait, et je me suis retrouvé tout seul dehors.
J’ai compris soudain que Livia n’était pas prête à entendre la vérité. Et j’ai eu peur, peur que ma sœur ne m’aime plus, peur de devoir continuer sans elle.
J'ai passé toute la nuit à chercher Catalina à côté de moi dans le lit. Elle était à Vancouver et je le savais bien, mais je n'ai jamais aimé rester seul la nuit, et celle-là était pire que les autres.
Il y avait plus de mal que de peur dans ma tête. Je m'en voulais d’avoir dû mettre en Livia une confiance qui lui causait une telle souffrance. Et je crois encore que j'aurais mieux fait de garder tout cela en moi, plutôt que de m’appuyer sur l'épaule trop frêle et trop naïve de ma sœur. Si j'avais su me taire, je n'aurais pas perdu son si joli sourire.
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Le téléphone m’a brusquement retenti dans les oreilles à quatre heures du matin, mais j’ai décroché d’assez bonne grâce, pensant que c’était une de mes incorrigibles filles qui avait oublié le concept de décalage horaire. Je me trompais, c’était Livia qui m’a demandé d’une voix étrange de venir chercher son bébé parce qu’elle ne pouvait pas s’en occuper. J’ai essayé de savoir ce qui se passait mais elle n’a fait que me répéter de venir, très vite, maintenant, tout de suite.
J’ai eu peur du ton fantomatique de sa voix et j’ai pris la route immédiatement. J’avais aux entrailles une énorme boule de trouille que je sentais grossir au fur et à mesure que j’approchais de Nice. J’étais pourtant encore en-deçà de la triste réalité qui m’attendait au tournant.
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