Souvenir d'un monde perdu - 3

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En réalité, la Maison se trouvait bien plus loin que ce que la perspective l'avait laissé penser à Orchidée et Écho. Elles durent marcher deux heures à travers la prairie, jusqu'à finir trempées, les jambes giflées par les herbes coupantes. Plus elles s'approchaient, plus les détails de la Maison se dévoilaient. Des lianes et des mousses vertes étaient parties à l'assaut de sa surface ; des branches sinueuses et des bouquets de feuilles hirsutes s'élevaient de ci-de là.

On dirait l'inverse d'une forêt, songea Écho. Une forêt verticale. Et morte.

En s'approchant, elle découvrit à quel point elle avait raison. La Maison était constituée d'une matière qui lui disait quelque chose. Elle avait été poncée jusqu'à devenir lisse, mais les aléas du temps l'avaient fendillée et abîmée en de multiples endroits. En retenant son souffle, Écho osa poser sa paume sur elle, bien à plat. Elle osa toucher la Maison, avec l'impression de commettre un terrible blasphème.

C'était humide, un peu pourrissant, et plein d'échardes.

C'était familier.

Des arbres, exprima-t-elle dans un souffle paniqué. Des arbres morts ! La Maison est faite d'arbres !

Elle retira sa main dans un sursaut de dégoût, comme si la Maison l'avait mordue. Orchidée toucha à son tour, plus intriguée qu'autre chose. Ses yeux se mirent à briller quand elle caressa l'étrange surface.

C'est... décoré, dit-elle avec hésitation, cherchant un mot qui n'existait pas dans leur langue. C'est décoré partout...

De l'index, elle suivit les creux et les bosses qui recouvraient la Maison. Écho recula d'un pas, sourcils froncés, et lutta un peu pour voir plus loin que des creux et des bosses. Alors elle vit apparaître des oiseaux, des arabesques, des vrilles végétales semblables à de fausses lianes, et beaucoup d'autres motifs qu'elle ne parvenait pas à reconnaître.

En reculant encore, elle eut l'impression de sentir le poids d'un regard insistant sur sa nuque ; ses poils la picotèrent un peu, mais lorsqu'elles se retourna, elle ne vit rien ni personne.

Il y a forcément une entrée, avança Orchidée. Quelque chose pour pénétrer à l'intérieur, comme pour un terrier ou une grotte ! Après tout, c'est un peu comme une grotte, non ? Une grotte gigantesque !

Dans un éclat de rire émerveillé, elle se mit à courir pour longer la paroi. Écho la suivit, beaucoup moins démonstrative, avec un mauvais pressentiment niché au fond du ventre. Il rendait son souffle un peu court, un peu douloureux.

Regarde ! Là, un chemin !

Orchidée avait utilisé le geste chemin car c'était le seul qui se rapprochait un peu de ce qu'elle voyait ; en réalité, comme le découvrit Écho en s'approchant, il s'agissait d'un empilement de degrés successifs, taillés dans des arbres morts comme le reste, qui permettait de monter jusqu'à une grande entrée. Celle-ci s'ouvrait dans la Maison comme une bouche noire, terriblement haute. Écho avala sa salive. C'était trop rectiligne, trop symétrique. Elle n'aimait pas ça. On ne trouvait rien de semblable dans la nature.

Sa sœur était d'ailleurs restée figée devant, à quelques pas à peine.

Mais, comme Écho s'en rendit compte en s'approchant, ce n'était pas l'entrée qui l'effrayait.

Assis devant elle, sur la plus haute marche de cet étrange perron, quelqu'un les regardait fixement. Et ce quelqu'un avait le pelage noir, plus noir que n'importe quel autre animal – plus noir que tout ce qu'elle avait vu dans sa vie.

Noir comme les mâles des histoires de grand-mère Albizia.

Elle se statufia à son tour, le cœur battant à tout rompre, si fort qu'il lui sembla que chacun pouvait l'entendre à travers sa cage thoracique. Elle n'avait pas imaginé ça. Pour elle, comme pour tous ceux de sa famille et de sa harde, la Maison était une chose morte, abandonnée depuis bien longtemps, qui ne vivait plus que dans les histoires de sa grand-mère...

D'un pas raidi par la crainte, elle s'approcha d'Orchidée et lui agrippa le bras. Les yeux de l'inconnu la suivirent lentement, sans rien exprimer d'autres qu'une neutralité absolue. Il resta immobile et hiératique, tel un gardien en poste. Écho réalisa alors qu'il était vieux. Bien plus vieux que grand-père Aubépin. Plus vieux que n'importe qui.

Des poils argentés parsemaient son pelage noir, comme de rares reflets dans l'eau sombre d'une rivière ; il était maigre, les articulations noueuses, les épaules pourtant solides, et son visage arborait encore une certaine noblesse malgré les outrages du temps. Il gardait une jambe repliée sous lui, le dos droit, appuyé sur un long objet rectiligne, un peu semblable à une branche, visiblement conçu pour l'aider à marcher.

Comme les sœurs ne bougeaient toujours pas et gardaient l'échine hérissée, muettes comme deux renards apeurés, il plissa son museau épais. Une émotion traversa enfin son visage.

– Qui êtes-vous ?

Écho et Orchidée sursautèrent d'un même bond. Une voix ! L'inconnu parlait. Il se servait ainsi de sa langue et de sa gorge, comme dans les histoires de leur grand-mère. Elles ouvrirent des yeux ronds comme des soucoupes, transportées d'étonnement.

Grand-mère disait vrai, exprima tout doucement Orchidée. Ce n'étaient pas que des histoires !

Elles n'avaient pas compris un traître mot de ce que le vieillard avait dit. Ce n'était plus leur language, ni même celui de leurs parents. Le gardien au pelage noir répéta sa question, avant de soupirer devant leur incompréhension.

– Vous ne parlez pas ma langue ? (Un éclair suspicieux fusa dans ses yeux.) Ou vous ne parlez pas du tout ?

Avec une expression que les sœurs ne comprirent pas, il regarda leurs queues. Longues et frangées de poils soyeux. Et de couleur grise. Une émotion indiscernable passa sur ses traits. Du mépris ? Ou autre chose ? On aurait dit qu'il hésitait entre deux émotions.

Avec des gestes précautionneux, il se leva en s'appuyant sur sa branche taillée. Ses articulations craquèrent douloureusement ; ses phalanges abîmées, enflées à cause de l'arthrose, se serrèrent sur sa branche. Orchidée fit un geste vers lui, portée par l'envie de l'aider, avant d'hésiter. Il le remarqua et dit quelque chose d'un ton très sec. Elles en saisirent le sens sans effort. Ce vieillard avait trop de fierté pour accepter leur aide.

Une fois debout, il leur ordonna de venir près de lui d'un geste péremptoire. Elles hésitèrent un peu, mais finirent par obéir, irrésistiblement attirées par le mystère qu'il représentait. De près, elles remarquèrent ses oreilles, très petites et bizarrement rondes. Chez elles, personne n'avait ce genre d'oreilles.

– D'où venez-vous ? grogna-t-il de sa voix rocailleuse.

Orchidée mima l'incompréhension. Écho se cachait à moitié derrière elle. Le vieux mâle leva les yeux au ciel, puis il leur fit comprendre en quelques gestes ce qu'il voulait dire. Le ravissement se peignit sur le visage d'Orchidée. Elles se trouvaient face à un ancêtre tout droit sorti des légendes, qui ne leur était pas hostile, qui voulait communiquer avec elles !

Nous venons des terres du sud, répondit-elle sans un son. Par-delà la forêt. Nous avons marché deux ans.

Comme il ne comprenait pas, elle réfléchit un peu, puis s'obligea à grossir le trait de son langage – à utiliser des mimes caricaturaux, exagérément lents. Elle ne parvint pas à traduire l'idée des deux ans de voyage, mais il comprit le reste. Sans rien dire, il les observa longuement. Son expression changea subtilement. Écho eut l'impression qu'il voyait en elles bien plus que ce qu'elles étaient réellement. Puis il dit un seul mot, d'un ton qui ne laissait pas de place au doute.

– Pourquoi ?

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