Le garçon étendu dans la mousse (fin)

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Tiukka se releva lentement, avec un goût amer dans la bouche. Pourquoi avait-elle la désagréable impression d'avoir perdu une bataille ? Ce garçon disait vrai. Il préférait certainement mourir plutôt que d'accepter son aide. En l'abandonnant à son sort, elle lui accordait sa dernière volonté... Et elle le confortait dans sa vision du monde. N'était-ce pas trop facile de le laisser agoniser ici ? N'était-elle pas censée triompher de lui, au contraire ?

Elle se retourna vers lui, étudia son état déplorable, notant en son for intérieur le moindre détail utile. Était-elle réellement capable de le remettre sur pieds ? Après avoir mimé l'hésitation, voilà qu'elle hésitait vraiment ! Après tout, elle tenait là une belle occasion de lui démontrer toute l'étendue de sa supériorité ; de lui rappeler que les Dames étaient les mères des Ours, mais aussi leurs doctoresses, leurs sages, et que sans elles ces noirauds n'étaient rien. Si elle parvenait à le soigner, il lui resterait redevable et serait furieux de l'être. Quelle vengeance délicieuse cela pouvait constituer !

– J'ai changé d'avis, mon garçon. Je vais te faire une démonstration de ce que notre culture a de plus beau et de plus sage. De toutes ces connaissances que vous ne voulez ni apprendre, ni respecter.

La réaction de l'Ours la contenta.

– Quoi ? s'étrangla-t-il, avant de partir d'une quinte de toux qui fit saigner la plaie de son ventre. C'est impossible. T'y arriveras pas. Je vais bientôt mourir ! (Il ajouta en sifflant de colère.) Même vous, vous êtes pas capables d'une chose pareille.

Tiukka l'ignora. Elle jeta d'un ton péremptoire :

– Depuis combien de temps erres-tu dans la forêt ?

– Longtemps, gronda-t-il.

– Combien de temps ?

– Longtemps ! cracha-t-il, enragé devant son insistance.

Tiukka retint un sourire narquois, ne laissant affleurer à la surface que l'expression la plus neutre possible.

– Pardonne-moi. J'avais oublié que ceux de ta race ne savent pas compter.

Elle crut qu'il allait exploser de colère.

– Je vais te tuer, la vieille ! D'abord, je t'égorgerai, ensuite je t'écorcherai et je ferai un tapis de ta sale peau de blanche ! (Il reprit son souffle en sifflant.) Trois ou quatre mois. Ou peut-être plus ! Je m'en moque ! J'ai chassé ici et là.

– Bien. Et combien de temps sans boire ? Qu'as-tu mangé avant de te retrouver dans cet état ?

Elle le questionna encore un peu, notant avec satisfaction qu'il n'avait plus assez de forces pour lui tenir tête.

– Je vais cueillir ce qu'il me faut, t'apporter de l'eau et de la nourriture. Je reviens très bientôt.

– Je t'interdis de faire ça, gronda-t-il tout bas. Je t'interdis de revenir !

– Tu n'es plus en position de donner des ordres, mon garçon. C'est moi qui vais t'en donner pendant ta convalescence. Et, étant donné ton âge et le mien, j'aimerais que tu fasses usage du vouvoiement lorsque tu t'adresses à moi.

Il grogna et marmonna pour lui-même. Avant de tourner les talons, Tiukka désigna l'étrange pendentif qui pendait sur un côté de son torse. L'objet semblait sombre et lourd, taché de sang.

– Que portes-tu autour de ton cou ?

Il y eut un long silence. Puis, à sa grande surprise, le jeune Ours éclata en sanglots.

– C'est la clé...

– La clé ?

Sa curiosité piquée, Tiukka se pencha vers lui. Elle reconnut les motifs asymétriques d'une clé à platine. Quel drôle d'objet ! Elle en avait vu seulement dans ses cours d'ingénieurie, lorsqu'elle était enfant. Plus personne n'en fabriquait depuis des siècles. Sauf peut-être les Ours, qui n'avaient jamais appris à concevoir des clés modernes... Mais puisqu'ils avaient déserté leurs anciens lieux de vie et leurs postes de travail, pourquoi diable auraient-ils eu besoin de clés ? Tiukka observa mieux l'objet. Puis, d'un coup, elle songea au rez-de-chaussée de la Maison. À sa porte d'entrée béante, qui n'avait plus été fermée depuis plusieurs mois. À cette clé, fabriquée par les rebelles, qui avait disparu...

– C'est toi qui l'as, murmura-t-elle sans en croire ses yeux. C'est toi qui l'as depuis tout ce temps...

Le garçon Ours ne cessait plus de pleurer. Les larmes roulaient sur ses joues noires, se mélangeaient aux cicatrices ensanglantées et aux vieilles croûtes qu'il portait sur la face. S'il n'avait pas eu le visage si abîmé, il aurait peut-être semblé beau...

– Pourquoi avoir laissé ouvert ? demanda Tiukka d'une voix lisse et coupante comme la glace.

Ce garçon aurait pu les enfermer pour toujours, s'assurer que les Dames n'aient jamais le moindre espoir d'échapper à leurs geôliers... Elle attendit longtemps, mais aucune réponse ne vint. Alors elle prit une inspiration.

– J'ai besoin de certains ingrédients. Je serai bientôt de retour.

– Pas la peine, cracha-t-il. Je suis déjà mort !

Malgré toutes ses bravades, il restait un jeune terrorisé par l'idée de mourir. Un peu de pitié fit surface en Tiukka. Cela faisait très longtemps que ce genre d'émotions ne lui était pas venu au cœur. C'était une sensation étrange, comme une onde chaude. C'était vivant.

– Nous verrons, dit-elle. Nous verrons bien. Moi aussi, je me crois souvent morte ; et pourtant je suis là.

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Et voilàà c'est la fin des histoires bonus ! (Pour l'instant, en tout cas). J'espère qu'elles vous ont plu !

Pour moi, ce dernier texte permet d'expliquer en partie l'évolution du personnage de Raffe, et de comprendre comment il a pu devenir le vieux monsieur du texte précédent.

Je suis en pleine correction donc si vous avez des remarques à faire sur le forme et le fond, c'est le moment :D Car la semaine prochaine, je lancerai l'impression des livrets bonus (pour la box de l'Ours et la Renarde)

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