Nouvelle version - 4
Il avait les yeux d'un bleu rare – ils avaient dû être superbes dans sa jeunesse, mais le temps les avait délavés. Il n'en restait plus que deux miroirs polis, semblables à des fragments de glace. Écho se tortilla avec gêne sous ce regard-là. Sa sœur essaya de répondre à la question, si vaste, si compliquée à traduire avec des mimes grossiers.
– Pour avoir des réponses. Pour connaître notre passé. (Elle ne parvint pas à lui faire comprendre ces concepts, et ajouta, frustrée.) Nous venons d'ici. Nous venons de la Maison.
Cela, elle réussit à le lui transmettre. Elle avait pensé le surprendre par cette révélation, mais ce ne fut pas du tout le cas. Elle ne faisait que confirmer quelque chose qu'il avait déjà compris bien plus tôt. Peut-être dès qu'il les avait vues.
Il se tourna vers le plateau d’échecs couvert de poussière.
– Vous n'apprendrez rien dans la Maison. Il n'y a plus personne. Elle tombe en ruines depuis bien longtemps, et seul reste le silence à l'intérieur.
D'un geste, il mima l'idée globale à l'intention d'Orchidée. Il n'accordait aucune attention à Écho, ayant bien compris qu'elle ne s'exprimerait pas, qu'elle restait derrière sa sœur. Mais cela ne la dérangeait pas. Elle avait toujours été ainsi, depuis sa naissance. Il lui plaisait d'être une ombre et de laisser Orchidée prendre la lumière pour deux.
Plus personne ? répéta Orchidée. Mais vous, vous êtes là. Vous êtes resté.
Il la comprit très bien, mais ne répondit pas tout de suite. Dans un grognement, il s’assit devant le plateau de jeu.
– J'espère quand même que vous n'avez pas tout oublié, que vos parents ne vous font pas manger des termites et hurler à la lune. (Elles détectèrent le sarcasme, sans rien comprendre aux mots.) On va vérifier ça.
Ses yeux de glace se levèrent brièvement vers elles, les poinçonnèrent chacune à leur tour.
– Fut un temps, vous étiez des Renardes. Et même des Dames. (Il eut un geste un peu méprisant.) Vous étiez des créatures incroyablement belles et savantes. Incroyablement cruelles, aussi. Pas des animaux qui se vautrent dans la boue !
Il leur fit signe d'approcher, puis tapota l’un des objets doux et moelleux, par terre près de lui. Orchidée fut la première à s’asseoir. Lorsque la main du vieillard commença à poser les pièces sculptées sur chacune des cases, et qu’il devint clair qu’il voulait disputer une partie, elle ne retint plus son ébahissement.
On va jouer aux échecs avec un ancien ! Oh, bon sang ! Quand on racontera ça à grand-mère et grand-père !
Elle battit des mains, émerveillée. Le vieillard le remarqua et haussa un sourcil. Un rictus moqueur aux coins des lèvres, il lui fit signe de débuter la partie.
– Vas-y, petite. Je te laisse l'avantage.
Comme elle hésitait, il guida sa main vers les espèces de petits galets blancs.
– Prends les blancs. Comme tes ancêtres avant toi. Nous allons vite voir ce que tu vaux.
Il croisa les bras, un air de sérieux souverain sur le visage, et l'observa avancer un premier pion. Ce faisant, Écho remarqua qu'il portait un objet énigmatique autour du cou. Une chose un peu imposante, aux angles biscornus. Le vieillard nota son regard intrigué.
– C'est une clé, dit-il d'une voix lente. (Devant son incompréhension, il ajouta.) Je ne peux pas traduire ce mot, ni le mimer. Tu ne connais sans doute pas ce concept, ni celui de porte.
Il marqua une pause. Observa Écho avec plus d'intensité.
– Tu n'as jamais été enfermée quelque part. Jamais été contrainte à travailler sans fin, jamais été faite esclave. (Sa voix baissa alors qu'il touchait l'objet.) Et tu n'as jamais été faite prisonnière par plus forte que toi...
Il observa un silence, puis reprit, tout en sachant qu’elle ne comprenait goutte.
– C'est la clé de la Maison. Elle est à moi. On me l'a donnée il y a très, très longtemps... pour que je la donne à d'autres... mais je l'ai gardée.
Orchidée attendait patiemment qu'il avance son propre pion, qu'il joue à son tour. Elle écoutait sa voix grave, un peu distraitement, bercée par ces sons éraillés. Il la regarda à son tour. Puis, d'un geste lent, il retira l'objet de son cou.
– Je l'ai gardée plus de cinquante ans... Je suis devenu le gardien de la Maison, et mon seul rôle était de garder cette porte ouverte. J'aurais dû la donner, peut-être... j'aurais dû la leur donner... Mais elles ne voulaient pas sortir, alors, quel intérêt ?
Il tendit l'objet à Écho, doucement. Par réflexe, plus que par envie, elle tendit la paume. La chose y tomba, lourde, inerte. Elle était faite en arbre mort, comme la Maison. Écho serra ses doigts autour d'elle ; elle la rebutait un peu.
– Elle est à vous, à présent.
Le vieillard les observa toutes les deux. Il regarda de nouveau leurs queues, avec une insistance qui surprit un peu Écho. Grand-mère Albizia devait dire vrai : avant elles, il n'avait peut-être jamais vu de fille avec une queue. Pour la première fois, ses yeux froids s'adoucirent. Il posait sur elle un regard qui leur rappelait un peu celui de leur grand-père : bourru et grognon.
– Cette clé n'était ni à nous, ni aux Renardes... Depuis le début, elle était pour vous. (Écho eut l'impression qu'il hésitait.) Depuis le début... je comprends enfin...
Comme Écho restait immobile, sans savoir que faire de ce cadeau imprévu, Orchidée s'inclina dans un geste qui ne pouvait qu'être compris.
Merci, grand-père. Nous la garderons précieusement.
– Ne me remercie pas, dit le vieillard. Ne me remercie jamais, pour rien. Tu ne sais pas ce que j'ai fait, ce dont je suis capable.
Il tendit sa grosse main noueuse et la saisit par le bras, entrelaçant leurs avant-bras. Elle se laissa faire, comprenant que c'était là une sorte de salutation, ou un geste de politesse.
– Je m'appelle Raffe. Je suis le gardien de la Maison. Je ne vous demande pas vos noms... peut-être que vous n'en avez pas.
Il regarda de nouveau leurs queues, leurs pelages gris.
– Mais qui a besoin de nom, après tout ? Les mots, les noms... c'était la Maison qui les donnait, c'était la Maison qui les contrôlait. Oui, qui a besoin de nom, à présent ?
Et, renversant la tête en arrière, il éclata d'un grand rire qui les fit sursauter.
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