Le livre des morts

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Sonia repéra l’entrée du vingt-cinq, rue des acacias et alla garer son scooter cent mètres plus loin, entre deux nids de poule. À la vue du quartier, elle hésita à descendre livrer sa marchandise. Cette rue, bordée de pavillons aussi laids qu’identiques, puait une condition sociale qui l’horripilait. Sonia y devinait d’un simple coup d’œil les femmes caissières à l’hypermarché du coin, les hommes aux affinités tissées au gré des rotations à l’usine, les gamins rachitiques tuant l’ennui à coups de pied dans des ballons dégonflés, les petites veuves vissées derrière leur fenêtre en quête de ragots, les barbecues d’été embaumant l’allée d’odeurs de graisse et de bière premier prix. Sonia glissa une main dans la poche intérieure de sa veste ; un soulagement la gagna au contact du sachet en plastique. Les quelques grammes de son contenu allaient se monnayer à huit mille euros. Le désir d’argent la poussa finalement à descendre de son deux-roues et à remonter la rue.

Au vingt-cinq, les lézardes du crépi de la façade peinaient à se camoufler sous une récente couche de peinture, et les sculptures en toc ne suffisaient pas à dissimuler les trous dans le gazon de la terrasse. Sonia secoua la tête, affligée de constater l’inutilité de tout effort d’entretien ou de décoration pour masquer l’inéluctable décrépitude. Elle regretta les beaux quartiers et les somptueuses villas où elle avait l’habitude de livrer, et se promit de mieux vérifier les adresses avant d’accepter ses prochaines commandes.

Le bouton de la sonnette d’entrée ne déclencha aucun carillon. Sonia s’était attendue à un Ding-dong digne d’un sitcom des années 80 ; elle se résolut à toquer. À l’intérieur, un bruit de pas traîna, un rideau de dentelle s’écarta. Sonia imagina une femme semblable à sa mère, à l’allure négligée, aux cheveux teints pour dissimuler la honte de s’afficher telle qu’elle était, à l’échine voûtée sous le poids de tout le mépris qui lui était tombé dessus au fil de sa vie. La porte s’ouvrit sur une vieille dame minuscule, engoncée dans un pull en laine trop grand pour elle. Sous une chevelure poivre et sel finement tressée, deux yeux brillaient d’un tel éclat que Sonia se sentit un instant transpercée par le regard planté sur elle.

— Entrez, restez pas là.

D’un geste du bras, la vieille invita Sonia à se diriger vers la gauche. La jeune femme s’exécuta et pénétra dans une cuisine au mobilier d’un blanc passé. Au milieu d’une table en formica trônait un bouquet de fleurs en plastique. Sonia renifla. La pièce, marinée dans un mélange de désodorisant et de vieux oignons, lui renvoya l’image d’un catalogue La Redoute : un temps révolu, un avenir qui ne se projette jamais au-delà des fins de mois.

— Je vous sers un café ?

Craignant le jus de chaussette dégueulasse, Sonia secoua la tête. D’habitude, elle avait droit à plus d’égards – whisky, champagne, grands vins. C’était d’ailleurs une des raisons qui l’avait poussée à proposer ce genre de marchandise : cet avant-goût d’un luxe auquel elle aspirait, cet aperçu d’un monde auquel elle brûlait d’accéder. Elle ravala sa frustration d’avoir trop vite accepté cette transaction.

— Vous avez de quoi payer, au moins ? cracha-t-elle tandis que son hôte lui tirait une chaise où s’asseoir.

— Vous avez la… marchandise ? répondit l'autre dans un raclement de gorge.

— Vous avez l’argent ?

— Oui, j’ai… j’ai conservé assez d’économies.

Économies. Sonia souffla par le nez tout le dédain inspiré par ce mot. Elle le trouvait dégueulant de pauvreté, semblable à sa mère et ses pièces jaunes cachées dans une boîte de thé rouillée en compagnie de cachetons à la provenance douteuse et de coupons de réduction périmés. C’est pour payer vos cadeaux de Noël, jurait-elle souvent entre deux bouffées de cigarettes au maïs. Depuis tous ces réveillons sans sapin ni paquets, Sonia s’était promis de ne plus jamais dépendre d’économies : elle rêvait d’aisance, de rentes, de placements, d’argent auquel il ne serait même plus nécessaire de penser tant il serait devenu illimité.

La froide immobilité de la vieille à ses côtés tira Sonia de son amertume. Elle sortit le sachet de sa poche et en étala le contenu autour du napperon. Des herbes et des fleurs séchées, ainsi qu’une cartelette estampillée de la mention Cocktail de Socrate.

— Ciguë, datura, pavot, énuméra-t-elle froidement. Avec quelques ajouts personnels qui améliorent le goût et les effets et vous éviteront toute souffrance. La recette est au dos de la carte si…

La dame coupa les explications d’un geste ferme de la main. Dans le silence retrouvé, elle examina les plantes d’un œil d’experte ; elle soupesa, huma, observa sous différents angles, avant de hocher la tête en souriant. Sonia détourna le regard, gênée. Elle préférait les comportements hésitants de ses clients précédents, leurs questions, leurs vous êtes sûre que… enfin… et tous ces derniers doutes qui les tiraillaient face au poids de la transaction. Après toutes les années de galère qu’avait connu sa vie, elle se sentait alors puissante, investie du pouvoir de la Faucheuse, en mesure de toiser sans honte n’importe qui, même ceux qui trônaient au sommet de l’échelle sociale. Elle aimait jouer de cette situation, de cette inversion des rôles ; elle se réjouissait de les bousculer, ces aspirants au suicide herbacé, de donner d’elle-même l'ultime pichenette qui les ferait basculer de l’autre côté.

Mais devant cette table en formica, dans cette cuisine miteuse, elle ne parvint pas à revêtir son air de supériorité. L’attitude de la vieille, si paisible et confiante, l’écrasait ; elle rayonnait d’une étouffante aura d’assurance. Incapable d’accélérer la suite de la transaction, Sonia garda la tête de biais, le regard perdu derrière la fenêtre. De l’autre côté des carreaux impeccablement lavés, on voyait le mur gris de la maison voisine, à moins de deux mètres. Une telle absence de perspective la souleva d’une vague de nausée ; elle s’agrippa à la table et ferma les yeux. Sous ses paupières défilèrent les images de la caravane où elle avait grandi et des châteaux qu’elle rêvait de posséder. La mort, Sonia ne la craignait plus, elle l’avait déjà assez fréquentée pour s’y accoutumer. Seule l’angoissait l’idée de ne pas avoir vécu, de s'éteindre sans s’être extraite de la fange où elle avait démarré. Elle désirait accumuler les symboles de sa réussite : une somptueuse demeure, un jacuzzi extérieur avec vue sur l’océan, dix voitures et autant de placards pleins de chaussures, un bateau et un hélicoptère privé, peut-être, ainsi que des employés pour tout gérer…

— Bon, c’est pas tout, mais… tenta-t-elle avec une timidité qu’elle ne se connaissait plus.

En chemin vers la vieille, ses yeux s’arrêtèrent sur une photo de famille vulgairement posée sur un antique radiateur : la dame dans sa jeunesse, encadrée par deux enfants souriants. Sonia repensa à son propre frère, mort d’une overdose l’année passée ; à sa mère, broyée dans sa Twingo après avoir grillé la priorité à un poids lourd ; à son père, décédé des suites d’un accident à l’usine. Quitte à choisir, elle préférait périr d’une telle fulgurance plutôt que de lentement sombrer vers une maison délabrée aux fenêtres ouvrant sur un mur gris, ou vers une longue agonie à l’hôpital entre douleurs de crampes et odeurs de selles.

— La qualité a l’air bonne, en effet, reconnut soudain la cliente, coupant l’épais silence de sa voix cristalline. Mais c’est cher.

— Moins qu’une euthanasie à l’étranger, railla Sonia, ravie de s’appuyer sur ses arguments habituels. Plus confortable, aussi. Et puis c’est pas comme si l’argent allait vous être nécessaire pour la suite de votre projet !

La cliente répondit d’un simple sourire ; la confiance qui s’en dégageait désarçonna à nouveau Sonia. Elle se raccrocha au discours maintes fois répété lorsque ses clients se montraient récalcitrants.

— Vous… Vous vous libérez de ce qui vous pèse dans la vie, et… moi… moi je reste avec tous les risques que peut entraîner cette transaction. Ça a un prix.

Elle tendit la main vers sa cliente, s’efforçant de contenir le tremblement qu’elle sentait monter. Sans se retourner, l’autre tira d’un placard une boîte à sucre en fer blanc dont elle sortit une liasse de billets. Elle les déposa dans la paume impatiente de Sonia, qui entreprit aussitôt de recompter.

— Y a pas assez.

— C’est pourtant ce qui avait été convenu. Et c’est tout ce qui me reste. Toutes mes autres possessions ont déjà été léguées à une fondation pour le climat. Ça me paraît plus important que de couvrir vos… risques.

— Les tarifs ont augmenté.

— Désolée de vous avoir fait perdre votre temps, alors, répondit la dame en poussant la marchandise vers Sonia. Je m’y prendrai autrement, merci quand même.

En rage d’être venue pour rien, Sonia sortit de la cuisine et pénétra dans ce qui devait être le salon. Là, sur une simple étagère en contreplaqué, elle remarqua un coffret dont l’aspect jurait avec le reste du mobilier. Une boîte au couvercle sculpté et aux parois gravées de symboles égyptiens ; un vieil objet qui paraissait trop usé pour n’être qu’une imitation. Sonia se souvint avoir vu des pièces semblables dans un musée toulousain où elle s’était rendue en repérage quelques années plus tôt, en vue d’un larcin avorté. Elle supposa surtout pouvoir tirer un beau complément de la revente d’une telle relique, sinon de son contenu – on ne range pas n’importe quoi dans un truc aussi ancien.

— On va dire qu’avec ça en plus, ça fera l’affaire, je suis sympa, proposa sèchement Sonia à son hôte revenue à ses côtés.

— Non. Pas ça. Surtout pas ça. Vous n’en comprendriez même pas la valeur.

— C’est un coffret à choubis, ouchtis, ou un nom comme ça, n’est-ce pas ? hasarda Sonia. J’ai des connaissances sur le marché de l’Art, eux sauront quoi en tirer.

La vieille éclata d’un rire frais et puissant.

— On dit ouchebtis, ou chaouabtis. Mais cela ne change rien. Certaines valeurs ne se monnayent pas, vous savez. Et je ne parlais pas que du coffret. C’est surtout son contenu qui…

Sonia se rua sur la boîte et l’ouvrit d’une main brusque. À l’intérieur ne gisaient que des bouts de papier sur lesquels elle devinait des écritures manuscrites. Elle en tira une poignée, en lut un premier, Joyeux anniversaire à la meilleure maman du monde !, un second, N’oublie jamais que je t’aime, un troisième, Merci maîtresse de m’avoir redonné goût à l’école et à la vie, un quatrième, Merci pour vos ateliers : j’y ai trouvé une vocation, un autre avenir que la cité. Grâce à vous, je suis dev…, un cinquième, Ta recette est top, je pense à toi chaque fois que je la cuisine !, un dixième, tous porteurs de la même essence.

— C’est mon livre des morts, expliqua la dame. Les mots qui m’accompagneront dans l’au-delà, pour me rappeler ce qui est important. La preuve de mon immortalité. Allez, filez. Revenez quand vos prix auront baissé. D’ici là, je vous souhaite de recevoir plus de ces papiers que de billets.

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