CHAPITRE 1
Théodore
J’ai horreur du café.
C’est, à mon humble avis, dégoûtant. Je pourrais faire des efforts, mais à peine le liquide dans ma bouche que je veux déjà tout recracher.
Le lait au chocolat devant moi, légèrement parsemé de cannelle et de chantilly, est l’une des boissons que je préfère. Bien que cet élixir hautement sucré soit un enfer pour certaines personnes, ce n’est pas mon cas. J’aime ça. C’est doux, chaud et agréable. Les gens que je rencontre pour la première fois me comparent à une fille rien qu’avec cette information. Mon comportement, parfois délicat, porte à confusion et dans pareils moments, je me sens comme jugé d’une manière bancale. Comme lorsque l’on ne souhaite pas en apprendre davantage sur une personne, rien qu’avec des a priori et des constatations hasardeuses. C’est une maladresse qui me gêne, car ils essayent de m’impressionner, cherchant à me plaire par des conversations ennuyeuses, des cadeaux ridicules ou des démonstrations inénarrables. Ils essayent de m’acheter, prenant soin de me considérer comme une personne vide de sens.
Je jette un regard discret à Samuel qui essuie sa bouche avec une serviette, dégageant ses longs cheveux blonds qui traînent devant son visage. Je laisse dépeindre un sourire aux coins de mes lèvres, lui, est l’exception. Il ne cherche pas ma compagnie pour satisfaire une curiosité malsaine et je l’en remercie. Droit, fier et détonnant, mon meilleur ami ressemble à un mannequin. Sa grande taille longiligne est parfaite. Sa teinte porcelaine, sa bouche en cœur et ses yeux vert d’eau étincelants sont une combinaison terrible. Samuel est le genre d’homme sur qui l’on se retourne lorsqu’on le croise dans la rue.
Comparativement à lui, moi, je suis d’un banal.
Nous sommes opposés l’un à l’autre, avec des caractères bien différents, j’ai cette intime conviction que nous nous sommes rapprochés grâce à ces différences. Peut-être même que c’est bien plus que ça. Notre première rencontre est gravée dans mon esprit au fer rouge. Je ne sais pas comment je me suis retrouvé dans cette position, coincé dans un filet, suspendu dans le vide. C’est la première fois que je me suis éloignée du territoire, grand mal me prend. À ce moment-là, nous avons été autorisés à quitter les alentours. Je remercie mon père pour ça, car je ne serais pas là, avec Samuel, dans ce café nommé Wild Flour. Quand il est apparu, tel un chevalier sur son fier destrier, m’aidant à redescendre, j’ai su que nous allions avoir une belle amitié.
C’est bien plus tard qu’il m'a avoué faire tout son possible pour gâcher la chasse de son père. Ugo Nore est un chasseur redouté par ma meute, j’ai vite fait le rapprochement avec son nom de famille. Nous avons toujours eu cette espèce de crainte par rapport à cette famille, autant par son comportement que par les codes qu’ils ont instaurés. Cela fait des siècles qu’ils ravagent nos sens, massacrent nos loups et chasses sur nos terres, mes ancêtres ont préféré fuir leurs responsabilités, étouffant la meute dans cette petite parcelle de la forêt, loin de cette civilisation. Cela ne fait qu’à peine trois ans que nous sortons, pour le lycée et le travail, mais aussi pour les vivres que l’on peut rapporter de la ville.
En comprenant nos réticences, il est vite parti parler à sa mère qui a émis l’idée d’une protection aux abords de nos terres grâce à leur magie. Zachary, Alpha de la meute Greed, mon père, a craint une attaque de la part de cette puissante famille. Entre les chasseurs virulents et la sorcellerie, il a demandé de placer un rituel qui peut tuer les deux sorciers si trahison il y avait. L’accord de paix entre les sorciers et la meute Greed a vu le jour.
Grâce à l’amitié que j'entretiens avec Samuel, la meute est en sécurité dans l’enceinte de la forêt. Nous avons même été épargnés par les chasseurs qui ne rôdent plus près de nos terres. Merci Rose pour sa force de persuasion.
— Mon père doute de la fiabilité du traité, murmure distraitement Sam.
Je stoppe mon geste vers ma tasse, jetant un regard paniqué vers lui. Ce n’est pas bon. Le chef des chasseurs remet en doute notre code d’honneur, notre bon sens. Si Ugo doute et qu’il en vient à rompre les accords, notre meute ne sera pas assez puissante pour le repousser. Je calme mon cœur affolé, prenant ma tasse de chocolat chaud, avalant une lapée. Je remets mes idées en place.
— Ce n'est pas possible, nous avons respecté le traité.
— D’après lui, une meute s’est installée du côté Ouest de la ville, il est parti en chasse hier.
— Hier ? Samuel, nous fêtons ma transformation.
Samuel relève sa tête d’une vitesse folle, le sourire aux lèvres. Ce n’est pas comme ça que je voulais lui annoncer, mais ça va faire l’affaire.
— C’est vrai ?
— Une transformation complète, avec les poils et le museau, ricané-je.
— Félicitations mon pote !
Une tape derrière l’épaule me bouscule à peine, ça me fait rire. Il me demande davantage d'informations sur la transformation et quelles sont les sensations.
— C’est comme ce qu’on m’a raconté depuis gamin, c’est un nouveau monde, un monde que seul mon loup, la meute et moi comprenons. C’est…
— Magique ?
— Exactement, soufflé-je.
C’est étrange, au début c’est comme des fourmillements qui démarrent de la plante des pieds jusqu’au sommet de la tête. Les bouffées de chaleur sont désagréables, ça me fait suer à grosses gouttes. C’est le signal pour retirer mes vêtements, car après ça, viennent les premiers craquements. Ça a toujours été une crainte pour moi, les os qui se brisent. Je sais que nous avons besoin de ça pour permettre au corps de s’étendre, aux muscles de prendre la forme d’un animal, d’un loup. Les premières fois sont désagréables. Ils se cognent, se disloquent, prennent de l’ampleur. L’élargissement de la masse osseuse me gèle sur place, m’obligeant à rester à terre pendant plusieurs minutes. La transformation est complète quand la forme de loup est entière mais aussi lorsque l’on se sent en symbiose avec lui. Plus massif, plus dangereux qu’un simple loup, nous avons la possibilité d’entendre les pensées des membres de la meute. C’est pratique, si l’un de nous est en danger, nous pouvons l’entendre.
Cet événement a été célébré joyeusement pendant deux jours par ma famille et je soupçonne mon père d’en être soulagé. Pendant des années, il a craint une régression lors de ma croissance, pensant que jamais je ne vais me transformer durant la période propice du loup. En réalité, je n’ai eu qu’un retard. À dix-huit ans, me voilà enfin en un loup complet. Il faut dire qu’un oméga mâle est rare et la transformation complète est un risque dangereux pour nous, un retard n’est pas rare. Ce rang, dans la hiérarchie des loups-garous, est le plus faible et bien généralement, ce sont des femmes. Louise, la sœur de ma grand-mère et oméga femelle, m’a expliqué qu’un oméga mâle avait plus de chance de mourir lors des stades importants de sa vie que les homologues féminines. Pendant ces stades, nous avons la naissance du loup, sa transformation, son accouplement, la grossesse et sa mort. Lors de la période de la transformation qui débute dans les alentours de quatorze ans, les loups-garous entrent dans la découverte des accouplements. Ça aide la meute à s’agrandir.
La meute Greed ne fait pas exception à la règle.
Samuel laisse apparaître ses dents blanches et alignées, me faisant rougir. Le souvenir de mes pattes contre le sol boueux, du vent glacial, les odeurs de la nature me reviennent en mémoire. C’est un autre monde, de nouvelles sensations, une porte qui s’est ouverte et dont je ressens encore les effets, même maintenant. C’est grisant et mon loup me pousse à vouloir se transformer pour goûter à nouveau à cette enchanteresse. Je l’ignore, ce n’est pas le moment, ce soir, nous aurons le temps, quand nous serons protégés par le territoire. Un grondement dans le fond de mes poumons me rend tout drôle, c'est agréable.
— Pour en revenir à ton père, il n’y a pas moyen que ce soit ma meute, ils étaient tous présents sur le territoire après la transformation ainsi que le lendemain.
— Donc, il y a une possibilité pour qu’une autre meute soit arrivée en ville, conclut-il.
— C’est certain, papa réunit les sentinelles assez souvent en ce moment et ils sont sur le qui-vive.
Samuel s’apprête à répliquer, mais il porte son attention sur son téléphone et s’excuse avant de se relever et de prendre l’appel. Observant les allées et venues, je laisse mon dos reposer contre la chaise, buvant par moment ma boisson. Trouvant le temps long, j’avise mon ami, troublé par ce que j'aperçois. Une profonde tristesse. La gorge nouée, je patiente qu’il revienne pour lui demander si tout va bien. Il se laisse retomber sur sa chaise, les mains dans les cheveux, faisant des exercices de respiration.
— Mon père est mort.
Sa voix étranglée fait sursauter mon cœur. L’annonce fracasse mes idées. Mon meilleur ami couvre son visage de ses mains, tremblant. Le souffle coupé, je me redresse, m'accroupis devant lui et encercle mes bras autour de son corps. Samuel se laisse aller par mon étreinte, son corps en proie à des soubresauts. Il a fallu plusieurs minutes avant qu’il ne se calme. Ma chemise trempée de larmes, je pose mon front contre le sien, mon loup hurlant pour protéger Samuel. Il renifle, passe sa main sur ses joues humides et murmure.
— Maman l’a su cet après-midi, la police a dit qu’il a été victime de lacération avant de mourir. Ils ont émis l'hypothèse des loups.
Gardant mes bras autour de lui, je le berce mécaniquement, embrassant son front. Mon père a sans doute trouvé la raison pour laquelle il y a de plus en plus de meurtre, rien de bien inquiétant pour la ville de Clearwater, mais suffisamment inquiétant pour que l’Alpha enquête. Avec la mort d’Ugo Nore, ça va faire bouger les forces de l’ordre et sans aucun doute la meute. Soupirant, je laisse ma main faire des cercles sur le bras nu de Sam.
— Maman a aussi contacté Raphaël.
En voilà un que je ne connais pas.
Samuel ne me parle pas de sa famille et pour peu que je sache, ce sont des chasseurs, sauf Samuel et Rose qui sont des sorciers. Je ne suis pas certain que Raphaël soit plus jeune que Sam, car sinon j’aurais eu l’occasion de le connaître.
— Ça fait des années que nous ne l’avons pas vu, depuis la dispute avec mon père d’ailleurs.
— Et qu’est-ce qui te tracasse ?
Je me redresse et prend une chaise pour m’asseoir en face de lui.
— C’est un chasseur, lui aussi.
Un frisson me parcourt l’échine, rejoignant mes deux mains moites ensemble. Un autre chasseur en ville va faire du bruit. Je crains que cet homme ramène des problèmes non désirés. Voilà que le chef des chasseurs de la Coalition Anti-Loup-Garou est mort qu’un nouveau chasseur arrive en ville.
— Raphaël est une personne brutale, que ce soit en parole ou en action. Quand il a quitté la maison, il a juré à ses grands Dieux qu’il mettrait à nouveau les pieds ici uniquement lorsque son père sera mort.
Ma respiration coupée, mon corps se crispe. Cette promesse me fout la trouille, comment peut-on dire ça de sa famille ? Des gens que l‘on aime, qui nous protègent. D’un père, d’une référence, d’un guide, d’un mentor. Samuel semble comprendre mes pensées, il me sourit.
— Raphaël avait de bonnes raisons de dire ça, il n’a pas vraiment été gâté par son père et il le lui rendait bien.
— Ce n’est pas une raison, dis-je indigné.
En tant que loup-garou, nous avons des codes à respecter. Que ce soit au niveau de l’attitude et des gestes, nous devons une totale obéissance à notre alpha et aux supérieurs hiérarchiques. Je suis un oméga et je suis dans l’obligation de me soumettre à tous les membres de la meute. C’est ainsi depuis que je suis enfant et je ne peux pas concevoir manquer de respect envers mon père ou toutes autres personnes de mon entourage. Ma nature d’oméga me l’interdit, ce genre de comportement n’est pas toléré. La simple idée de me rebeller me fout la trouille. J’ai toujours été ainsi.
Je me rends compte que les autres familles ne sont pas comme nous, aussi à cheval sur le respect des uns et des autres. Ça me fait bizarre de l’entendre.
— Nous n'allons pas nous disputer pour ça, soupire Samuel. Il faudra que tu fasses attention à lui, lorsqu'il sera là.
Je veux lui dire que de toute façon, je me méfie de chaque chasseur de cette ville. Je me tais, je ne veux pas commencer une polémique, ce n’est pas le moment de parler de ça. La tristesse étouffante de Samuel me coupe l’envie de m’échauffer sur le manque de respect évident de Raphaël Nore envers son père.
— Pourquoi ?
— Il a les loups-garous en horreur et il n'est pas au courant de la trêve que mon père a installée sous ordre de maman. Il faudra que vous vous fassiez discret le temps qu'on lui explique.
C'est logique. Impossible de sortir en ville alors que ce chasseur peut à tout moment nous tuer parce qu'il croit que c'est dans l'ordre des choses. Je n'apprécie pas cet homme, je le sens, au fond de mes tripes qu'il faut que je sois vigilant. Un mauvais pressentiment s'installe au fond de moi et mon loup se replie. Il n'aime pas être menacé et je dois dire que je le comprends. Un frisson d'angoisse me fait trembler. Calme-toi, il n'est pas là pour l'instant.
J'inspire.
J’expire.
Samuel baisse la tête, jouant avec une mèche de cheveux. Il est adorable, cherchant ses mots pour tenter de me dire quelque chose qui lui tient à cœur. À nouveau un réflexe que j’ai appris à déchiffrer à mesure des années passées en sa compagnie.
— Je souhaiterais que tu viennes avec moi, pour l’enterrement.
Ces mots ont été prononcés avec une voix si basse que, même avec ma faculté auditive, je peine à entendre.
— Je ne veux pas être seul…
— Je ne suis pas sûr d’être une si grande aide, mais je veux bien.
Le visage illuminé de mon ami me détend. Si ça lui permet d’affronter cette épreuve avec un ami sur qui il peut compter, c’est le principal.
— Je vais rentrer, maman doit avoir besoin de moi et… murmure Samuel.
— Je comprends. Viens à la maison si tu n'arrives pas à gérer seul.
Une étreinte et un salut plus tard, me voilà seul. Je n'ai aucune idée de comment faire pour gérer cette situation. Je pense qu’en parler avec l’Alpha peut être un bon début, lui expliquer ce qui s’est passé est un avantage pour nous. Le sujet « Raphaël » est aussi à mettre sur la table. Il arrive bientôt et je dois impérativement mettre en garde la meute. Mon instinct protecteur me hurle de courir leur annoncer.
Samuel subit une mauvaise passe et je me dois de le soutenir. Les choses commencent à bouger dans cette ville et je ne peux m'empêcher de craindre une invasion d'une meute ennemie, ainsi que du chasseur à la gâchette facile.
Ça ne va pas être de la tarte.
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