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Jørdiss, Côte nord-ouest du Corvin

La surface de l’eau était encore agitée.

Les vagues à présent proches de la terre et du continent central créaient de nombreux embruns qui blanchissaient la surface bleu sombre du véritable tapis marin qui entourait le navire de Jørdiss.

L’embarcation longue et effilée flottait presque sur la surface de la mer avec grâce et simplicité. Fendant les flots de toute sa légèreté, de toute sa vitesse. Le navire était porté dans son inarrêtable course par le puissant vent du nord. La voile gonflée tirait sur le mât qui grinçait à chaque coup de boutoir et le bateau, presque vivant, parlait à son équipage face à chacun des assauts du vent ou de la mer en un florilège de longues notes.

Accoudé contre le bord du Skeid, Jørdiss laissait traîner son regard sur le spectacle que lui offraient la mer et ses nombreuses vagues. Elle était assise contre la paroi du bateau, le corps endolori par les jours de voyages en mer. Mais elle était en soi apaisée, car la traversée touchait à son terme et l’édifice qui se présenta à elle ne pouvait que le confirmer.

Relevant son regard, la narlhind put voir une statut dépassée des flots. C’était une représentation en vieille pierre de taille d’un très vieux guerrier arborant une armure comme Jørdiss n’en avait vu de toute sa jeune et courte vie.

La pierre qui avait dû être blanche durant ses grands jours s'était à présent complètement craquelée et assombrie. La surface présentait de plus en plus de taches vertes et colorées à mesure qu’on descendait jusqu’à son piédestal marin qui s’enfonçait dans les sombres tréfonds de l’océan.

Le guerrier que représentait la sculpture arborait l’armure impériale, difficilement discernable avec ses nombreux morceaux absents. La statue s'était partiellement écroulée, sa tête avait dû choir dans l’eau et de ses bras, seul celui brandissant une épée tenait encore debout. L’édifice qui avait connu les affres du temps et de la mer représentait ainsi l’ancienne frontière nord de l’empire. Limite à présente caduque du domaine de ceux qui avaient jadis été respéctés et craints par tous les narlhinds.

Respirant l’air marin qui emplissait ses poumons de son parfum iodé, Jørdiss se mit debout sur le navire en s’aidant de la rêche corde qui se trouvait non loin d’elle. Cette dernière était nouée sur les côtés du navire, parmi les nombreux boucliers ronds qui ponctuaient les flancs de ce long destrier de bois. La corde venait ainsi prendre racine avant de se tendre dans l’air pour finir sa course vers le sommet du mât où l’on pouvait discerner un fanion rouge qui claquait.

Le Skeid avait certes quitté la haute mer, mais les remous insistants faisaient tout de même tanguer le navire et Jørdiss dut faire attention pour ne pas tomber lors de son avancée.

Progressant dans ce qui s’apparentait à la longue et étriquée allée centrale, Jørdiss esquivait les autres occupants du navire qui ponctuaient son avancée. Certains dormaient encore tandis que d’autres s'adonnaient aux mêmes rêveries que la jeune narlhind venait seulement de quitter. Mais l’un d’eux qui marchait lui aussi difficilement dans l’allée centrale portait par la corde un seau de bois.

Le chargement, plus repoussant que précieux semblait être porté avec attention par le guerrier qui ralliait le bord arrière du navire. Passant à côté de Jørdiss en manquant de peu de tomber, l’homme laissa dans son sillage une odeur nauséabonde tandis qu’il allait jeter les excréments de l’équipage dans la mer.

Quittant au plus vite la traînée laissée par l’homme et son désagréable fardeau. Jørdiss finit alors son avancée dans le Skeid lorsqu’elle atteignit la proue du navire où se tenait un fier guerrier.

L’homme était là, affalé contre la partie montante de la structure de bois. Les planches composant les bordés du navire venaient ici se rejoindre pour former la proue d’où une figure sculptée ressortait.

Le bois, taillé d’une main de maître, représentait un loup dans toute sa splendeur et force. C’était l’insigne du clan de Jørdiss. L’insigne des princes d’Ormstrang, celle de la famille du guerrier qui se tenait face à elle et dont le symbole était aussi représenté en bonne place sur la large voile du navire à présent juste derrière la narlhind.

— Alors ça change de Eannheim, fit Jørdiss comme amabilité simpliste pour entamer la discussion avec l’homme.

— Hum, fit-il en se retournant. Je n’ai pas vu autant de vert depuis longtemps.

— Tu as trop tardé à lancer ton expédition…

Les Narlhinds avaient en face d’eux les montants escarpés du nord-ouest du Corvin. Les prairies justes en dessus étaient visibles et coupaient grandement avec le gris des pierres ou le bleu de la mer. Des couleurs qui changeaient, qui contrastaient nettement avec le blanc qui dominait outrageusement sur le continent de glace. Leur foyer.

— De bonnes terres, continua Jørdiss en s’approchant pour s’appuyer elle aussi à la proue juste à côté de l’homme.

— J’espère que le marchand disait juste, si tout se passe bien nous aurons bientôt un domaine à nous ma sœur.

— Mère en sera fière Eirik. Et le prince verra ta valeur avec notre réussite.

— Ce n’est pas son approbation ou son plaisir que je cherche, fit Eirik Snorrason en la regardant de ses féroces yeux. Ce vieil aigri se laisse marcher dessus par les autres grands princes depuis trop longtemps. C’est mon héritage qu’il dilapide et donne à nos ennemis.

Eirik était dans la fleur de l’âge et pourtant, son futur était plus qu’incertain. Jørdiss était bien placé pour le savoir, Eirik était vu comme un bâtard par les nobles du clan. Il était né d’une mère esclave et malgré son statut d’ainé c’était ses jeunes frères qui allaient hériter des terres du clan en ne lui laissant rien. Bien qu’elle le déplorât, Jørdiss savait au fond d’elle pourquoi il avait tant attendu pour lancer toute cette aventure.

Leur mère longtemps malade les avait retenus à Ormstrang, Eirik n’avait pas voulu quitter son foyer avec un parent au crépuscule de sa vie. Elle était finalement morte l’hiver dernier et ainsi leurs dernières attaches respectives avaient été coupées. Eirik avait alors sonné le départ.

Entre un bâtard et une inconnue, aucun futur n’était possible chez eux. Alors qu’ici, les perspectives étaient grandes.

Souriant face à cette idée Jørdiss vit son demi-frère l'imiter.

Il avait un visage dur encadré par une barbe courte et brune. Ses cheveux mi-long tressés vers l’arrière dominaient les yeux bleus qu'il partageait avec sa sœur. Pour Jørdiss il était un grand prince, titre ou non et ses habits le reflétaient.

Son pantalon bouffant dans le plus pur style narlhind était enfilé dans ses hautes bottes noires. Quant à son torse, il était recouvert par une cotte de mailles et une armure lamellaire décorée avec l’insigne familial doré porté en broche.

Regardant le visage de son frère, Jørdiss suivit son regard et observa l’arrière du navire. Leur Skeid était le premier d’une grande flotte. Cette dernière s’étendait juste derrière en une forêt de voiles et de mâts. Ils avaient quitté Ormstrang depuis quelques semaines et par la grâce de la déesse Valía, ils n’avaient perdu aucun navire durant le voyage.

Après tout, ils avaient suivi les coutumes. Ils avaient fait des sacrifices et béni les navires avec la chamane. Pour le moment, tout allait dans la bonne direction.

Ramenant son regard sur leur propre navire, Jørdiss vit l’un des hommes de bord se diriger vers eux. Vibord était reconnaissable parmi la multitude de guerriers présents. Son visage arborait sur son côté droit un tatouage de loup légèrement différent de l’emblème du clan. Un tatouage en référence à l’une des formes de Valía.

— Alors le sang-mêlé, fit l’arrivant avec une assurance insolente lorsqu’il fut proche d’Eirik. On apprécie la vue ?

Se retournant Eirik était face à Vibord et une certaine tension avait pris dans leur regard.

— Tu sais, pour être franc, ta sœur fait presque plus peur, continua-t-il avec un ton qui incitait presque à l’affrontement.

Et les deux hommes furent pris d’un fou rire qui coupa totalement la tension présente.

— Et tu as raison de nous deux c’est la plus dangereuse, fit Eirik en serrant le bras que lui tendait Vibord.

Ces pics lancés étaient plus amicaux qu’offensants. Ils se connaissaient depuis leur premier pas pour ainsi dire. Vibord était un guerrier émérite et partageait cela avec Jørdiss. Elle n’était d’ailleurs pas la seule porteuse de bouclier sur le navire, quelques-unes de ses camarades étaient elles aussi présentes sur le Skeid. Eirik n’avait pas fait la fine bouche concernant les participants de l’expédition et les guerrières narlhind étaient redoutées au même titre que les hommes.

Chaque combattant allait être important, chaque drengr de l’équipage allait combattre.

— On s’approche du but, fit alors Vibord. Aucun navire continental à l’horizon, ce royaume doit vraiment être en pleine guerre pour laisser ses côtes sans surveillance.

— Une chance, lui répondit Jørdiss.

— Un signe de Valía, reprit son frère.

Les cotes étaient d’ordinaire sillonnées par les navires des continentaux. Eirik avait déjà fait des expéditions sur les royaumes centraux et dans chaque récit qu’il avait fait à sa sœur revenait l’histoire des puissants navires gardant les côtes du continent central.

Les « nefs » comme les appelaient les continentaux. Des mastodontes des mers comparés au Skeid et pourtant nulle trace de ses derniers alors que la flotte longeait à présent le royaume du Corvin.

— Le premier affrontement se fera donc sur terre, se laissa dire Vibord avec un sourire cette fois carnassier.

— On ne risquera pas nos navires au moins, conclut Eirik avec sérieux.

Chaque navire, chaque homme, chaque bien avaient son importance. Tout ici était payé de sa poche. Il risquait gros dans toute cette entreprise, si ce n’est pour dire tout .

— De toute façon les continentaux ne sont que de piètres guerriers, fit Jørdiss.

— Te voilà bien sûr de toit ma sœur, s’empressa de dire Eirik. Tu crois connaître le monde alors que tu n’as jamais quitté nos terres. Il n’y a pas pire adversaire que sa suffisance. Respecte en tout temps ton adversaire…

— …Et jamais tu ne seras pris au dépourvu, finit Vibord. Mais ne t’en fais pas, je serai là pour veiller sur toi.

— De vous deux, coupa Eirik avec un petit sourire en coin, je ne sais lequel protégera le plus l’autre.

— Là, c'est toi qui es suffisant mon frère.

— Peut-être, fit ce dernier en souriant. Mais je pourrai au moins compter sur ta présence pour me rappeler à l’ordre.

— Et moi donc.

— Les skalds auront de quoi chanter, je sens que cette expédition sera couronnée de succès !

— Tu as hâte qu’ils chantent les louanges de Vibord le guerrier, dit Jørdiss en se glissant vers lui et alors qu’il souriait face à l’idée Jørdiss continua. Mais tout ce qu’ils retiendront, c’est l’histoire d’un homme qui part à la guerre sans même une arme.

Et elle le quitta pour revenir auprès de son frère.

Tâtonnant son ceinturon, le drengr ne sentit sa hache et alors qu’il regarda à nouveau Jørdiss, il vit ladite arme entre ses mains.

— Donne-moi ça, fit-il en lui arrachant l’arme pour la remettre à sa place.

Toute trace de sourire était à présent absente, Vibord s’énervait facilement et Jørdiss savait tirer sur la corde sensible pour le mettre hors de lui.

— Allons, allons dit alors Eirik. Gardez vos forces pour plus tard tous les deux. Si mes souvenirs sont bons, nous ne sommes plus très loin des premiers villages dont je vous parlais.

Comme pour lui donner raison, il y eut comme un bruit lointain qui s’élevait. Attirant l’attention de tous sur le navire. Un bruit isolé qui bientôt fut rejoint par d’autres pour bientôt résonner avec force dans l’air. Les cloches du Corvin annonçaient la venue d’un danger, la venue des Narlhinds, et le tocsin résonnait sur les rivages.

Le cœur de Jørdiss se mit alors à battre avec force. Une sorte d’excitation prenait en elle. Les jours qui allaient suivre étaient ceux pour quoi elle s’était tant préparée ces dernières années. Elle allait à nouveau connaître le combat. La porteuse de bouclier ne fut d’ailleurs pas la seule à réagir, tous se mirent à bouger sur le navire qui fut bientôt sujet à une frénétique agitation. Chacun apprêtait ses affaires, inspectait son arme ou même sortait les rames à l’approche des côtes.

Leur expédition commençait.

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