2.2
Jørdiss, périphérie de la ville de Tour en Velin
Le regard de Jørdiss était attiré par un grand bac en fonte. Les flammes qui y prenaient place venaient lécher avec avidité les bords de la lame qui occupait la surface de charbon. Elle était plongée dans ces nombreux morceaux noirs et le feu l’enveloppait en d'innombrables flammèches orangées qui dansaient en toute liberté.
La guerrière se tenait à l’ombre sous un paravent de tuile dans le port que les narlhinds venaient tout juste de capturer. Sa protection venait prendre appui sur le grand bâtiment central entouré par les caisses ou autres chargements marchands.
Elle était assise sur un petit tabouret branlant et sa fine tunique de laine marron, délacée, avait été abaissée pour venir se tenir juste au-dessus de sa poitrine. Sa blessure apparente zébrait son épaule en contrastant nettement avec sa peau blanche ou les gouttes de sang perlaient jusqu’au sol. Respirant avec intensité en pensant à la suite des événements, Jørdiss saisit la cruche de terre cuite qui était posée sur l’une des caisses non loin d’elle.
Humant les effluves alcoolisés qui en émanaient, elle but une bonne gorgée avant de s’arrêter en toussant face à l’agressif breuvage qui lui piquait la gorge. Regardant sa blessure, elle vida le restant du contenant sur son épaule et sa blessure en grimaçant tandis qu’un homme s’activait vers le bac en fonte.
Le fer de la lame chauffé à vif luisait d’une couleur presque jaunâtre, et ce, même à la lumière du jour. Une volute de fumée s'en dégageait quand le drengr à côté de Jørdiss sortit l’outil des flammes pour s’approcher d’elle.
Par anticipation, les dents de la guerrière mordaient dans la bande de cuir qu’elle venait de placer dans sa bouche et le moment qu’elle redoutait tant arriva.
L’homme, qui semblait s’appliquer dans sa tâche, posa le flanc de la lame sur la peau de Jørdiss et un sifflement se fit entendre lorsque le fer colla sa peau.
La guerrière serrait avec force le tabouret ou elle était assise. Elle le serrait à s’en briser les mains tandis que sa tête affichait à présent sa douleur manifeste qui déformait ses traits autrefois gracieux. Pendant un instant, elle ne savait ce qui était le plus douloureux, le moment où la blessure lui avait été infligée ou la cautérisation qu’on lui faisait subir.
La douleur était comme d'innombrables petites pointes brûlantes s’enfonçant dans sa chair et elle quitta la guerrière aussi rapidement qu’elle était apparue lorsque le drengr retira la lame. La respiration de Jørdiss qui s’était fait haletante fut bien audible maintenant qu’elle avait retiré la bande de cuir de sa bouche. Soufflant comme si elle venait de terminer une folle course.
Remerciant d’un signe de tête le guerrier qui l’avait aidée plus par formalité que pur plaisir, elle le fixait de son regard encore empli de douleur. Jørdiss releva ensuite sa tunique pour la remettre sur ses épaules. Elle le fit de sa main valide, car son autre bras encore engourdi voyait la douleur persister comme un fantôme dans son membre en allant jusqu’à piquer le bout de ses doigts tout rouge après avoir tant serré le bois de la chaise.
Jørdiss fut bientôt seule dans ce petit espace, seule avec sa douleur après le départ du guerrier qui venait de l’aider. Elle pouvait entendre tout autour d’elle le remue-ménage produit par les hommes et femmes de l’expédition à mesure qu’ils déchargeaient les navires sur les quais. Les nombreuses caisses qui entouraient la guerrière étaient comme des murailles créant un espace privé qui était le bienvenu suite à cette épreuve. Se relevant après que son bras droit se soit engourdi en endormant la douleur, Jørdiss se dirigea vers un seau d’eau. Ce dernier, posé non loin de son ancienne place de torture, lui permit de se rafraîchir lorsqu’elle plongea sa tête dedans.
Le contact de l’eau sur sa peau lui fit le plus grand bien en enlevant notamment la transpiration de sa tête et éclaircissant ses idées par la même occasion.
À présent au-dessus de ladite eau, les deux mains posées sur les bords du seau, la guerrière regarda son reflet qui y prenait place. Ses longs cheveux blonds tenaient encore en place grâce aux nattes qui les coiffaient en arrière de chaque côté de sa tête. Son visage fin, expressif était bonifié par son jeune âge et ses yeux bleus étaient clairs comme le ciel.
Tirant sur le col de sa tunique, Jørdiss enleva l’eau de son visage en passant le tissu sur sa peau puis elle se décida à quitter le lieu. La guerrière n’oublia pas d’enfiler la ceinture qui était posée vers l’entrée et en la nouant à sa taille, elle rengaina son épée dans le fourreau qui agrémentait la bande de cuir. Comme elle avait cru le percevoir, les skeids étaient amarrés aux quelques allées du quai. La plupart d’entre eux ne pouvant être attachés au port étaient liés les uns aux autres tandis qu’une foule de narlhind se pressaient pour décharger les embarcations ou entasser les biens d’intérêts qu’ils avaient trouvés dans les maisons capturées le matin même.
Saluée par les combattants qu’elle connaissait, Jørdiss marchait dans les rues. Leurs rues. Les corps des quelques locaux morts avaient été regroupés en petits tas tandis que ceux des guerriers avaient été, eux, suspendus aux bâtiments. Ils faisaient ainsi face aux murailles de la ville d’où leurs camarades pouvaient les voir en apercevant là un signe mélangeant effrois et défis de la part des narlhinds.
Sur le sol qu’elle arpentait, outre le sang et l’eau qui se mélangeaient dans la terre et ses nombreuses traces de pas, Jørdiss pouvait retrouver les insignes des Sauveurs mis à bas. Piétinés par les conquérants qui voyaient là les idoles de Dieux qui devaient être bien impuissants pour laisser leur peuple se faire massacrer comme cela.
Continuant sa progression, la jeune guerrière fut bientôt hors des bâtiments composant le port. Devant elle s’étendait à présent un espace libre de toute construction, et ce, jusqu’aux murs de la ville de Tour en Velin. Jørdiss avait appris le nom par les vétérans qu’elle connaissait.
C’était une appellation bien étrange qui devait tirer ses origines des nombreuses et distantes tours qui agrémentaient le long et haut mur d’enceinte. Jørdiss pouvait discerner au loin les formes qui s’activaient sur les défenses crénelées. La jeune narlhind ne s’était jamais aventurée sur le continent. Pour elle, c’était un monde nouveau, mais si une chose était visible même pour une étrangère comme elle, c’étaient les traces indélébiles qu’avait laissées l’ancien empire.
Cette grande ville arborait ainsi les legs de ce prestigieux ancêtre.
Les murs de pierre venaient prendre racine sur une base plus hétéroclite. Les pierres de taille dont était faite la récente enceinte venaient ainsi se poser sur un amoncellement de blocs de roche et briques bien plus anciennes. On pouvait discerner le schéma décoratif, dégradé par le temps et les hommes, si distinctif de l’ère impérial. Les bases des arches étaient relayées par les renforcements en grosse pierre qui soutenaient le reste de l’imposante structure.
Eirik devait avoir un plan bien précis en tête pour convoiter un tel endroit. Un assaut des murailles ou un siège interminable allaient coûter trop cher en homme. Quelle idée cachait-il pour se sortir de cette situation…
Alors qu’elle observait la muraille, Jørdiss put voir de nombreuses tentes occuper les abords du port en s’étendant parallèlement aux murailles. La bête était ferrée et les narlhinds l’encerclaient. Ils avaient passé la journée à dresser leurs défenses.
Des parties plus populeuses prenaient place dans cette ceinture de pieux et barricades. Il y avait comme des petits camps autonomes où les guerriers s'affairaient à planter leurs tentes sous le regard attentif des effigies recréant les divinités de leur panthéon. Figures qui avaient bien sûr été parmi les premières installations posées. Jørdiss, qui continua à observer l’endroit, put reconnaître Vibord qui occupait l'îlot de tentes le plus proche d’elle. Il était en pleine discussion avec d’autres guerriers.
Couvrant la distance qui le séparait de lui, la guerrière arriva juste au moment où les guerriers qui discutaient avec Vibord le saluèrent pour le quitter.
— Rassasié ? fit Jørdiss en parlant de la bataille qui avait eu lieu durant la matinée.
— Je m’attendais à plus de défis, fit le guerrier avec un air un tantinet déçu. Mais on dirait que pour certaines la lutte a été plus acharnée.
— Une simple erreur de ma part. Je te l’assure.
— Mais une erreur qui fait mal, répondit Vibord en posant sa main sur l’épaule de Jørdiss.
Il avait bien raison, pensa la guerrière en grimaçant.
— Au moins, ça te sert de leçon, continua Vibord. C'est dans la douleur qu’on apprend le mieux de ses erreurs.
— J’espère que tu dis vrai, au vu du nombre de cicatrices sur ton corps… Tu dois être un grand sage à présent, dit Jørdiss un brin moqueur.
— Ha, ha, ha… très drôle. Allez, viens, suis-moi, le grand chef voulait te voir.
— Il est où ?
— Dans sa tente, il doit encore être en train de parler avec son conseil.
Pour rejoindre Vibord, la porteuse de bouclier avait franchi les pieux défensifs qui entouraient l’espace de bivouac. Ce dernier était rempli d'activités. Les tentes avaient été dressées avec leur emblématique piquet sculpté et certains des hommes commençaient déjà à profiter de ces nouveaux abris. De leur ombre protectrice. D’autres encore qui n’étaient pas pris par l’installation du camp préparaient leurs armes ou graissaient leurs cottes de mailles et armures pour la lutte qui se préparait.
Déambulant en ce lieu transformé en vrai territoire narlhind, Jørdiss qui suivait Vibord fut bientôt mené au centre du camp. Là, se tenait une tente qui éclipsait toutes les autres de par sa taille.
C’était le point de rassemblement de bons nombres de guerriers. Le sol était recouvert de peaux et fourrures quand ces dernières ne venaient pas agrémenter les épaules des narlhinds qui étaient tout autour de la table ou Eirik semblait expliquer son plan.
Chacun des hommes présents était un soutien d’Eirik. Cela pouvait aller de petits nobles aux seconds fils en passant par des bâtards aux yeux de leur famille. Tout ce petit monde gravitait autour de l’homme qui semblait attirer toute leur attention.
Eirik était une personne charismatique après tout. Il avait toujours eu en lui le besoin de diriger, de commander aux autres et tous ses seconds semblaient boire chacune de ses paroles.
Outre les bannières qui prenaient place à l'entrée pour informer sur l’identité du maître des lieux, on pouvait distinguer les drengrs composant la garde personnelle d’Eirik.Ces combattants se différenciaient facilement du reste de l’expédition par leurs armures lourdes et travaillées. Leur casque équipé d’un porte-plumet accueillait une crinière de cheval. Leur torse arborait de longues cottes de mailles nouées au bras par des lacets. Des canons d’avant-bras finement ciselés venaient ensuite prendre le relais jusqu’aux mains et gants qui les cachaient. L’importante couche de maille était ensuite supplantée par des armures lamellaires ou à écailles bien différentes des protections portées par les continentaux.
Puis prenait plus autour de leur taille une jupe de cuir serrant le pantalon bouffant qui venait s’enfiler, lui, dans de longues bottes au bout relevé et pointu. Souliers qui variaient en couleur en s’étendant du noir profond jusqu’au brun clair.
Certains casques étaient également doublés et prolongés jusqu’aux épaules des guerriers créant l’aspect de véritable statut d’acier d’où leur seule trace d’humanité existait grâce aux ouvertures laissant entrevoir les yeux. Seule partie visible de leur corps, seule partie visible des guerriers cachés sous ces innombrables couches de protection.
Quittant du regard ces effrayants combattants, Jørdiss se fraya un chemin en suivant Vibord parmi les occupants de la tente. Elle fut bien vite non loin d’Eirik qui continuait ses explications.
— Nos hommes vont bientôt terminer de fortifier nos positions, fit-il d’un air assuré.
— Et les continentaux ont passé la majeure partie de la journée à observer ce que de vrais guerriers pouvaient faire, continua l’un des nobles en suscitant quelques rires sous l’imposant toit de toile.
— Tout juste, ils n’en perdent pas une miette et c’est ce que je voulais exactement les voir faire.
Et à ces mots, les nombreux occupants des lieux échangèrent des regards d’incompréhension.
— L’installation de nos camps permet d’isoler la ville et de leur faire croire à un siège. Ils s’attendent à un siège long… C'est dans leurs traditions d’attendre la reddition d’un tel lieu. La forêt foisonne de gibier alors que la ville, elle, n’a que peu de ressources, c’est ce qui semble le plus logique à faire. Ils n’ont pas eu le temps de se préparer avec la rapidité de notre attaque. Ils pensent déjà aux longues semaines de jeûne qu’ils vont endurer.
— Ils vont attendre des renforts, fit alors un autre noble en pensant percevoir les idées d’Eirik.
— Oui, des cavaliers ont quitté la ville avant qu’ils ne ferment les portes. Partons du principe que ceux que nous avons lancés à leur poursuite ne les rattraperont pas.
— Alors notre temps est compté, s’aventura à dire un des drengrs. Ou nous serons pris entre l’enclume et le marteau.
— Oui, et les défenseurs de la ville vont attendre bien sagement leurs renforts.
— Et comment allons-nous faire pour attaquer une telle place forte si nous voulons éviter cette éventualité ?
La question semblait celle qu’Eirik attendait, celle qu’il avait étudiée durant toute la matinée.
— Les continentaux ont la mémoire bien courte. Ils ne se rappellent plus des vestiges sur lesquels ils ont construit leurs villes. Celle-ci a un grand point faible. D’anciens égouts courent sous sa surface et c'est par là que nous entrerons, tandis qu’il regardait la foule en captant les regards Eirik continua tout en marchant. Un petit groupe de guerrier se faufilera sous le couvert de la nuit. Ils devront ouvrir les portes de l’intérieur, faire entrer le reste des guerriers et la ville sera à nous sans difficulté.
Le plan semblait simpliste, se dit Jørdiss. Trop, mais parfois la simplicité rimait avait efficacité et la guerrière ne pouvait qu’espérer la réussite de l’entreprise.
— J’ai déjà choisi les combattants pour cette mission, je les ferai convoquer avant l’aurore. Pour tous ceux qui vont rester, préparez-vous. La lutte est loin d’être finie !
Jørdiss voulait faire partie des combattants qui allaient attaquer la ville, mais quand elle voulut approcher d’Eirik en voyant les occupants de la tente vider les lieux elle fut stoppée par Vibord.
— Reste donc là, il ne va pas te choisir.
— Tu es bien sûr de toi, fit-elle un brin blessé par la chose.
— Il m’a demandé de mener les drengrs qui vont infiltrer la place. Toi, il te veut à ses côtés pour l’assaut.
C’était compréhensible, en conclut Jørdiss. Après tout, elle ne pouvait s'en prendre qu'à elle-même. Elle s'était laissée blesser durant un simple combat gagné d’avance. Elle maudissait ainsi sa faiblesse et son manque d’expérience.
Quittant elle-même la tente, elle promit à la déesse et ses enfants de ne plus commettre la même erreur.
Jamais.
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