Pierre d’Ambroise, château de la famille Boiscendre

Les gouttes qui coulaient sur le visage de Pierre tombaient dans la petite coupe d’étain qui était posée sur la table face à lui en créant de nombreux cercles sur la surface de l’eau.

Le jeune seigneur d’Ambroise était debout et devant lui était accroché un miroir ouvragé qui lui rendait une image précise de son visage. La chambre que lui avait fournie le seigneur Boiscendre était plus qu’opulente. Elle n’avait rien à voir avec les chambrées qu’il avait occupées durant le voyage l’ayant amené en ces terres. Chaque partie du mobilier, chaque tapisserie murale et même chaque coupe était une œuvre à part entière faite par les habiles mains des artisans de Praveen.

Pierre s’était permis de se rafraîchir après sa journée plus que chargée et essuya son visage avec le tissu qui jouxtait le bol. Il vérifia ses habits en tirant dessus, il regarda les lacets de sa tunique et la bonne tenue de la broche aux armoiries de sa famille qui officiait d’habitude avec sa cape, mais qu’il arborait cette fois non loin de son épaule gauche. Seul emblème de sa famille qu’il portait encore sur lui.

Récemment, rares avaient été les occasions où il avait pu simplement porter des habits du quotidien. Enfin des habits de noble le concernant. Pour un temps, il allait éviter les rêches vêtements de voyage ou les armures trop lourdes…

La journée passée avait été plutôt calme. Le guide de la veille avait emmené Pierre et Cothyard a travers le château, puis le domaine. Présentant ainsi les installations du sieur Boiscendre. Pierre n'avait pas manqué d’attention et il avait bien vu que Philipe avait déjà dépensé de fortes sommes quant aux équipements militaires ainsi qu’au nombre de soldats servant à présent sous sa bannière. Certains d’ailleurs avaient été visibles sur un champ en friche en train de répéter des formations en vue d'éventuels affrontements sous la dure tutelle du capitaine de la suite du seigneur Boiscendre que l'on nommait Robard.

Mais les seuls combats que Pierre allait devoir mener ces prochains jours se passeraient par les mots face à des adversaires plus aguerris que lui au travers de table se substituant au champ de bataille du Corvin. La raison même de sa présence était une action sur le grand échiquier qu’était le royaume. Une action dont il ne saisissait pas encore toutes les répercussions. Mais si une chose était sûre après tant de sang versé durant l’année, c'est que sa cause n’était pas plus illégitime que celles des deux cousins qui se menaient la guerre. Incapable de se mettre d’accord malgré le même sang qui coulait dans ses veines.

Mais après tout, qui était-il pour les juger ? La famille était parfois un poids à porter, se dit le jeune seigneur en refusant de penser à l'homme qu’il avait jadis connu comme son frère cadet.

Il n’y avait rien de pire ou de plus inutile qu’une guerre civile et si les cousins royaux ne se décidaient à y mettre un terme, Pierre le ferait pour eux.

Quittant son image et l’eau qui lui avaient permis d'humidifier son visage en nettoyant les impuretés dues à la journée de visite, Pierre se mit à quitter sa chambre en vérifiant évidemment le couteau dissimulé derrière l’escarcelle qui ballotait sous les accroches de la ceinture. La nuit des lames l’avait rendu méfiant quant aux fêtes de la noblesse.

La chambre du seigneur d’Ambroise se trouvait dans les parties hautes du donjon. Il dut ainsi déambuler un certain moment dans les longs couloirs et abruptes escaliers avant de pouvoir rejoindre le sir Boiscendre. Ce dernier lui avait donné rendez-vous autour d’une table réunissant sa garde rapprochée. Les plus influents nobles de Praveen. Les plus riches en sommes. Et plus important que tout, sa fille qui allait être, elle aussi, présente pour rencontrer son promis. Chose peu commune dans la tradition du royaume, mais l’époque actuelle n’avait rien de normal après tout.

Tirant à nouveau sur le col de sa chemise trop serré cette fois un tantinet stressé par la chose, Pierre finit de descendre les dernières marches d'escalier qui le séparaient encore de la grande salle du château.

Saluant les deux gardes qui encadraient les hauts battants de l'entrée, Pierre put poursuivre son chemin lorsqu’ils ouvrirent les portes face à son passage. Contrairement à la veille, lors de son arrivée, la salle avait été débarrassée de ses nombreuses tables laissant presque une pièce vide au début de sa marche.

Le seigneur Boiscendre était déjà assis avec bon nombre d'invités sur sa table habituelle non loin de la chaude et confortable cheminée qui ronronnait à côté. Les chaises étaient quant à elles à l'effigie du mobilier qu’elles encadraient. Larges, robustes et décorés de gravures.

Les pas de Pierre résonnaient dans le lieu avec le haut plafond qui dominait le tout. Les servants devaient sûrement préparer tout le mobilier que cet impressionnant endroit allait accueillir pour les festivités, mais pour l’heure Pierre allait devoir affronter une tablée de vieux seigneurs.

— Ha ! Ambroise, fit le seigneur Philipe. Quel plaisir, venez donc prendre place.

Suivant le signe de main lui montrant une chaise à la droite de Boiscendre. Pierre salua d’un léger signe de tête chacun des nobles qui en faisaient de même en croisant son regard. Un silence planait à présent sur la table. Mais Philipe ne le laissa pas s’installer.

— Alors comment trouvez-vous mon domaine ?

— Un endroit des plus jolis, Praveen regorge de beauté et de différences… se permit de dire Pierre après avoir soigneusement choisi ses mots.

— Voyons, Seigneur Ambroise, n’ayez pas peur de dire que cet endroit est rempli de moutons et de gens qui n’en sont pas si loin, fit l'un des seigneurs éveillant quelques rires à travers la tablée.

— Nous pouvons au moins dire qu’il lui en reste contrairement à vous, dit Edon de Clairveau.

Et Valdère Meira salua la repartie du seigneur Clairveau.

— Si nous ne faisons pas attention, aucun de nous n'en aura dans quelques années, dit cette fois Marius Chaumont d’un ton plus sérieux.

— Les chevauchées de nos amis du Haut Corvin s'intensifient, reprit le voisin de Valdère. L’un de mes villages n’y a d’ailleurs pas survécu. Cela fait une année et la situation ne semble pencher dans aucun camp…

— Vous avez peur de perdre vos richesses ? questionna cette fois Philipe.

— Nullement, j’espère seulement que le jeu en vaut la chandelle…

— Pour l’instant, nous nous battons pour la reine et elle nous accorde certaines de nos terres perdues. C'est déjà ça, pour ce qui est d’un avenir plus lointain nous verrons où tout ça nous mène.

— Vous faites confiance à une femme ? fit Valdère comme si la question n’appelait qu’une seule et logique réponse.

— Pas entièrement, lui répondit Philipe. Mais elle ne voudrait pas se faire un second ennemi, notre alliance lui est actuellement plus profitable. Tout comme nous. Cependant, une éventuelle rupture de nos liens n’est pas inenvisageable, c'est pourquoi nous avons décidé de reformer l’avant-garde Pravienne mes seigneurs.

— Nous ?

— Je me suis mis d’accord avec le seigneur Boiscendre pour créer un corps de combattants plus professionnel, dit Pierre en se joignant à nouveau à la conversation, surprenant les nobles par sa rapidité et son aplomb.

— Ce n’est pas une mauvaise idée, répondit Edon.

— Mais il faudra une participation de chacun, je suppose ? demanda Marius.

— En effet, reprit le seigneur Boiscendre. Une participation à la hauteur de vos moyens bien évidemment. Une missive sera envoyée à chaque noble de l’est et si tout le monde verse bien volontiers une aide plus aucun d’entre vous n’aura à se plaindre de voir ses domaines pillés et ravagés. Nous intercepterons les hommes du nord avant qu’ils ne commettent leurs méfaits.

Une réponse simple qui semblait satisfaire les seigneurs présents…

Les discussions continuèrent ainsi un bon moment, alternant entre plaintes des différents nobles et solutions fournies par Philipe ou Pierre. Les seules cruches de vin présentes sur la table se vidèrent à chaque échange et quand ces dernières furent presque vides, un petit ballet de servants se mit à défiler autour de la table. Les mains chargées de plats aux odeurs bien diverses.

Comme toute chose de la vie, le repas était ordonné. Il y avait un ordre bien précis ainsi que des plats différenciant une tablée noble de celle du commun. Ainsi, les salades assaisonnées d’entrée firent bientôt place aux viandes nobles comme le sanglier, la dinde ou encore les canards. Les cuisiniers comme dans une idée de préparation au mariage s'étaient entraînés en disposant avec attention la nourriture. La mettant en valeur presque de manière artistique.

S’il y avait de quoi se satisfaire rien qu’au visuel, le goût était lui aussi au rendez-vous. La viande avait été relevée grâce à diverses épices et se mariait bien avec l’hypocras qui avait pris le relais du vin.

Tandis que les seigneurs étaient en prise avec leur nourriture, la porte d’entrée s'ouvrit à nouveau en étant annoncée par son grincement à présent bien connu de tous. Les gardes laissèrent une personne entrer, mais la taille importante du lieu ne permettait pas d'identifier clairement l’arrivante.

Car c’était bien une femme à en croire la riche robe qu’elle portait.

À mesure qu’elle s'approchait, Pierre put la voir plus distinctement. Ses cheveux d’un brun clair partaient sur le côté droit de son visage en formant une tresse soignée. Ils étaient ondulés et étaient ainsi comme domptés par cette coiffure et les liens qui la formaient. Son visage jeune et légèrement rond avait des yeux bleus et arborait un teint presque froid, dur comme les régions de l’est. Sybille portait une robe fournie en lin qui comprenait des motifs et autres applications dorées dansant sur le long du tissu. Si la beauté de la robe n’arrivait à susciter quelques impressions, son joli visage, lui, le faisait bien volontiers.

Elle marchait d’un pas assuré, le regard confiant. Il y avait là comme un air de famille en soi…

— Et bien tu t’es fait attendre, fit Philipe. Un peu plus et tu venais le repas fini. Mes seigneurs, pour ceux qui ne la connaissent pas, laissez-moi vous présenter ma fille aînée Sybille.

— Madame, firent les nobles les uns après les autres bientôt suivis de Pierre lorsque leurs regards se croisèrent.

Ce bref échange en resta malheureusement là, car nul autre égard ne fut accordé au jeune homme. Elle semblait éviter tout autre échange, tout du moins avec lui, car elle était des plus à l'aise entourée de tous ces hommes de haute lignée. Elle semblait naviguer en eau connue.

La politique ne devait pas lui être étrangère et elle maniait les paroles en captant l’attention et la bienveillance de ses interlocuteurs. Elle parlait aux seigneurs comme leur égale. Mais la distance qui semblait planer entre elle et Pierre suscitait à présent l’intérêt du jeune seigneur. Il s’était décidé à ne pas échanger outre mesure avec Sybille, mais la rencontre semblait maintenant être un défi qu’elle lui lançait. Éveillant ainsi quelques réactions en lui.

Il n’était pas homme à reculer face à un défi…

Le repas se poursuivit, les échanges continuèrent longtemps et tandis que Pierre était sollicité par certains seigneurs, il se permit un regard en direction de Sybille qui le remarqua bien. Lorsque les échanges baissèrent en intensité et que la nuit se faisait de plus en plus sombre en dehors en noircissant les vitres, Sybille se leva.

— Père, je vais vous quitter, fit-elle simplement et elle se retourna vers les nobles de la table en leur faisant une légère révérence. Mes seigneurs !

— Faites donc ma chère fille, dit Philipe tandis que Sybille se mettait déjà à marcher.

L'observant quitter la table et les nobles la saluer, Pierre se laissa la regarder arpenter la salle pour disparaître derrière la grande porte.

Pouvaient-ils se contenter d’un si bref échange ?

— Je vais faire de même, reprit cette fois Pierre. Bonne soirée à vous messieurs.

Et il se decida à partir pour avoir encore une chance de la croiser.

Salué par les nobles et par le hochement de tête de Philipe qui se gardait d'exposer ses réactions, Pierre quitta à son tour le lieu en percevant le sourire du sieur Boiscendre derrière lui. Les gardes à la porte laissèrent le jeune seigneur passer en fermant bien évidemment l’entrée après son passage. Obliquant dans le couloir adjacent à la grande salle pour rejoindre ses quartiers, Pierre se retrouva cette fois nez à nez avec Sybille qui se tenait contre le mur de la voie, la tête levée.

Il n’était pas surpris, ni même embêté par cela. Il s'y était presque attendu en ayant quitté à son tour la salle aussi prestement. Pierre avait suivi son instinct et il l’avait mené ici face à Sybille.

Et elle était là, avec un air de défis illuminant son visage.

— Vous m’attendiez, fit il. Vous cachez bien votre jeu…

— Et vous, vous me suiviez ?

— Nullement, se défendit Pierre.

— j’aime parler sans l’oreille indiscrète de la moitié des nobles de tout Praveen pour écouter le moindre de mes mots.

— Vous avez un fort caractère, répondit le seigneur d’Ambroise en souriant quelque peu.

— Pour vous déplaire ?

— Non, bien sûr.

Et les deux se mirent à marcher. Pierre se calait sur l’allure lente que semblait lui imposer Sybille. Le regard de la Pravienne observait le moindre intrus qui aurait pu se cacher au bout de leur allée. Rythmant chacun de leurs échanges par ces petites prises de vue.

— Est-ce que vous allez bien, messire ?

— Vous pouvez m'appeler Pierre vu que nous allons nous marier.

— Merci, Pierre, mais vous n'avez pas répondu à ma question.

— Je pense que vous savez que je vais bien.

— Alors vous êtes mal à l'aise, serait-ce à cause de moi ?

— Et vous, vous êtes très directe.

— Vous n’avez pas l’habitude ?

— Est-ce là l’idée que vous vous faites de moi ?

— Nous verrons…

— je sais que vous avez été poussée à cette union.

— Mon père a choisi, je n’ai pas voix au chapitre. Cependant, vous ne semblez pas être plus impatient que moi quant au fait de voir cette union concrétisée.

— En effet, j’ai du mal à me faire à l'idée de me marier.

— Suis-je repoussante à ce point ?

— Non, fit-il comme pour la rassurer. Mais un mariage par intérêt n'est pas plus plaisant à vous, qu’il ne l'est à moi.

— Je n’ai pas choisi cette union, vous oui…

— Alors, pourquoi l’accepter sans rien dire ?

— Car ma famille en tirera bénéfice.

À la simple évocation du jeu de pouvoir de la noblesse auquel Sybille semblait se prêter. Pierre l'arrêta subitement en la poussant légèrement contre le mur. Ils étaient proches. Presque l’un contre l’autre et Pierre pouvait voir la respiration haletante et la surprise de Sybille. Elle semblait regarder le bout du couloir pour être sûre de ne pas être vue. Encore une fois…

Était-elle stressée par son action ? Lui l’était quelque peu, mais ne laissa rien paraître. Il prit alors la parole en se rapprochant encore plus.

— Du moment où nous serons mariés, vous serez une Ambroise et non plus une Boiscendre. Vous n’agirez pas pour le compte de votre père à m’espionner. Vous me serez loyale. Ai-je été clair ?

Sybille avait été mise littéralement dos au mur par Pierre. Il semblait avoir réussi à enfin lui faire perdre son assurance. Sa suffisance et elle secoua légèrement la tête pour lui répondre positivement.

Il l’embrassa.

Lui volant un baiser, mais nul réprimande ou recul de la part de Sybille qui semblait à présent l’embrasser à son tour. Elle n’aimait décidément pas être guidée ou bousculée et cela faisait sourire intérieurement Pierre.

Échangeant un regard avec Sybille, il n’était maintenant pas plus avancé qu’avant quant à l’idée qu’il se faisait d’elle avant leur discussion…

Une femme peu commune, se dit-il avant de s'éloigner.

Mais avant de la quitter définitivement, il la regarda dans les yeux une dernière fois pour être sûr de sa réponse. De sa parole donnée.