Fukari
On naît, on vit, on meurt. Des gens aidaient à vous mettre au monde, certains vous accompagnaient dans toutes les étapes de votre vie et d'autres vous faisaient basculer vers l'autre monde. J'appartenais à cette dernière catégorie.
Je suis née un après-midi de mai. Mon enfance n'a aucune importance si ce n'est pour signaler que mes parents m'ont abandonnée. À 10 ans, j'ai rejoint l'Ombre et c'est là que ma vie a véritablement commencé. J'ai renoncé à mon nom et j'en ai adopté un autre. Un but a été fourni à mon existence. J'avais une raison de vivre : achever la vie des autres. Bien entendu, quelqu'un m'aidera aussi à rejoindre l'autre monde mais ce temps n'est pas encore arrivé.
Dans une base de l'Ombre près de Tokyo, on m'apprit les arts martiaux autant en utilisant le sabre qu'en étant désarmée. Ensuite on m'enseigna les méthodes d'empoisonnement. Quand je fus suffisamment âgée, on me montra comment faire baisser la garde d'un homme en utilisant mes charmes féminins. Je devins alors une arme mortelle.
En plus de nous apprendre à tuer, l'Ombre apprend à ses recrues à se fondre dans la masse. Ne pas porter de vêtements trop voyants, ne pas avoir de couleur de cheveux qui attire l'œil. Pour les futures missions nécessitant une discrétion absolue, on me fournit des lentilles marrons pour cacher mon œil bleu. C'est bien là ma seule marque caractéristique : des yeux vairons. Un bleu et un marron.
***
À 18 ans, on me confia ma première mission. Un homme influent dans le milieu journalistique qui battait et trompait sa femme. C'était le père de la femme qui nous avait engagés pour libérer sa pauvre fille. L'homme avait l'habitude de traîner au bar d'un grand hôtel pour trouver ses conquêtes d'un soir. Il ne mit pas longtemps avant de m'inviter dans sa chambre. J'avais tout fait pour : du choix de ma robe moulante jusqu'au petit clin d'œil timide avant de détourner les yeux. Il était tombé dans le panneau. Ses mains baladeuses m'avaient tripotée le temps d'arriver à sa chambre. Cet homme me dégoûtait mais je ne laissais rien paraître et faisais semblant de rire comme si j'étais légèrement saoule. Nous prîmes un dernier verre. Je prétextais de vouloir me refaire une petite beauté avant de passer aux choses sérieuses et m'éclipsais dans la salle de bain. Quand j'en sortis cinq minutes plus tard, l'homme était allongé sur le lit, immobile. Il n'avait même pas remarqué que j'avais versé du poison dans son verre. À l'aide d'un mouchoir, j'effaçais mes empreintes de mon verre et des poignées de portes. Je mis le panneau « ne pas déranger » en sortant et je disparus.
***
- Fukari-chan, tu m'écoutes ?
- Excuse-moi, Setsuka-sensei... Je pensais à autre chose ...
- Une nouvelle mission t'a été assignée.
Setsuka me tendit une enveloppe épaisse cachetée. Je la posais à côté de moi et finis de l'écouter me prodiguer des conseils. Elle était mon mentor depuis mon arrivée dans l'Ombre il y a quinze ans et j'avais appris à mes dépens qu'il fallait toujours l'écouter jusqu'au bout sinon je risquais des dizaines d'abdominaux supplémentaires, même à mon âge ! Elle m'avait soignée quand je revenais couverte de bleus de mes leçons de kendo. Elle m'avait réconfortée quand je faisais des cauchemars à propos de mon ancienne vie. Elle m'avait félicitée pour l'obtention de mon tatouage après le succès de ma première mission il y a 7 ans. Setsuka était presque comme une mère pour moi.
Quand nous eûmes terminé, je présentais mes salutations à Setsuka et sortis de la pièce. Je regagnais tranquillement ma chambre en traversant le domaine. Cette base de l'Ombre se trouvait dans les montagnes Yamanashi près de Tokyo et était magnifique. L'enveloppe était solidement cachetée. À l'intérieur se trouvait les différents papiers nécessaires à la mission : photos et renseignements sur la cible. L'identité du commanditaire était parfois connue mais ce n'était renseigné nulle part. Tengo Kuwana était la personne à éliminer. D'après les informations fournies par notre branche des renseignements, il vivait seul dans un petit appartement de la banlieue de Tokyo et il était un écrivain sans succès jusqu'à son dernier roman. Comment quelqu'un d'aussi minable pouvait avoir écrit un best steller ? Il avait probablement volé le manuscrit d'un autre qui réclamait vengeance. Ou alors, il avait vraiment eu une bonne idée et délaissé sa petite amie... Mais cela n'était pas mon problème. Il fallait que je trouve le moyen parfait pour lui faire rejoindre l'autre monde.
On dit souvent que le poison est l'arme des femmes. C'est peut-être vrai. Cela requiert un niveau de subtilité pour l'administrer à sa victime que tous les hommes n'ont pas. Bien entendu, au sein de l'Ombre, de nombreux hommes utilisaient aussi le poison. Certains aiment également faire passer la mort pour des accidents de chasse ou des noyades. Par tradition, les membres de l'Ombre sont peu attachés aux armes à feu à cause de nos origines datant des temps féodaux où le commun des mortels nous appelaient des ninjas. Mais nous avions quelques instructeurs qui enseignaient le maniements des armes à ceux qui le désiraient. Ce fut mon cas. Vu que ce Tengo ne semblait avoir aucun vice que je pourrais utiliser et qu'il ne sortait que rarement, il allait être difficile de m'approcher de lui pour l'empoisonner. L'abattre à distance devenait ma seule option. Mais évidemment, cela attirerait l'attention. Tirer dans la tête de quelqu'un n'a aucune subtilité. Et la police est plus incline à enquêter sur un meurtre par arme à feu que sur une crise cardiaque causée par un poison indétectable qui la fait passer pour totalement naturelle.
Ma décision prise, je me rendis à Tokyo en train. J'explorais le quartier où habitait ma cible. Je repérais de mon mieux les lieux. Je me rendis à l'adresse de Kuwana. Un appartement était à louer dans son immeuble. Selon les noms sur les sonnettes, c'était à son étage. J'avais de la chance finalement. J'appuyais avec mon gant sur sa sonnette. Personne ne répondit. J'aurais essayé, pensais-je quand un grésillement se fit entendre.
- Ici Kuwana Tengo.
- Oui, bonjour ! Je m'appelle Ichiko Satori. Je voudrais louer l'appartement à votre étage mais mon agent immobilier n'a posé un lapin, il serait possible de visiter le vôtre pour voir la disposition des pièces ? dis-je en employant une petite voix suppliante.
- Je suis désolé mais ...
- Oh s'il vous plaît, l'interrompis-je, un tour rapide, je vous promets, dix minutes pas plus !
- Bon. Juste un coup d'œil entendu.
Il appuya pour m'ouvrir la porte et je m'engouffrai dans l'entrée. C'est cela oui. Juste un simple coup d'œil. Il ne me faudra pas plus de quelques secondes pour te tuer de toute manière. En grimpant l'escalier, je souris intérieurement. Je n'aurais pas besoin de repartir à Yamanashi pour aller chercher mon arme. Mes doigts effleurèrent dans ma poche le petit flacon de poison que j'avais toujours sur moi. J'avais aussi une dague dans la doublure de ma botte si les choses ne se passaient pas comme prévu.
Il se tenait dans l'ouverture de sa porte. Apparemment, il semblait assez pressé de se débarrasser de moi. Il n'allait sans doute pas m'offrir à boire. Il me serra la main en vitesse et m'emmena dans la pièce principale. Je fis semblant de m'intéresser aux mesures de la pièce, la hauteur de plafond et à l'insonorisation. Il me répondit de manière directe et froide. Ce gars n'avait pas d'amis proches et vu son comportement, cela m'étonnait guère. Il m'emmena dans la salle de bain quand une sonnerie se fit entendre. Il s'excusa et s'éclipsa pour répondre au téléphone. Je remis en vitesse mes gants et versait du liquide dans son bain de bouche. Le flacon était au trois-quart vide, il devait l'utiliser souvent. Et la fiole que j'avais emmené était très virulent, il n'avait pas besoin d'être ingéré, le temps qu'il se rince la bouche, le poison aura pénétré son organisme. Je retournais dans la grande pièce et il me fit le signe d'aller voir la cuisine pendant qu'il finissait sa conversation téléphonique. Par son empressement et son envie impétueuse de me voir sortir de chez lui au plus vite, ce type venait de signer son arrêt de mort. J'ouvris le réfrigérateur, une assiette y était emballée. Probablement son repas du soir, j'ajoutais un ingrédient secret à son plat et refermais le frigo. J'examinais le carrelage quand il entra. Je lui souris et le remerciais. Il me raccompagna à la sortie et je lui souhaitais une bonne journée. Il maugréa quelque chose d'inaudible en retour et claqua la porte derrière moi.
Dans l'escalier, je croisais une vieille dame qui remontait avec ses courses. Je continuais à descendre tranquillement pour ne pas attirer son attention. Elle eut tout de même le temps de voir mes yeux vairons et je pestais contre moi-même de ne pas avoir dissimulé mon œil bleu. J'étais simplement partie en mission de reconnaissance, je ne pensais pas que j'aurais une telle chance aujourd'hui. Certes, j'étais étrangère à l'immeuble mais je pouvais avoir été invitée par n'importe qui, aucune chance qu'elle fasse le lien entre la future victime et moi.
Trois jours plus tard, Setsuka-sensei vint toquer à ma porte. Elle avait le journal sous le bras ouvert à la page des faits divers. Je le saisis et lus rapidement l'article. Un homme de trente-cinq ans, Tengo Kuwana, avait trouvé la mort l'avant-veille vers midi dans son appartement de la banlieue de Tokyo. Il avait succombé à une crise cardiaque naturelle. L'article disait qu'il était jeune certes, mais le jeune homme avait connu des soucis de santé l'année précédente et que son père avait eu des antécédents cardiaques dans la fleur de l'âge également. Ayant peu de relations et s'entendant de manière cordiale avec ses voisins, la police avait classé le dossier. Je souris.
- Comme toujours, bon travail Fukari-chan.
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Les gens ont trois visages : le premier est pour le monde, le deuxième est pour les amis et la famille et le dernier n'est montré à personne. Il s'agit de la véritable réflexion de l'âme.
Croyance japonaise
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