La Faucheuse
Le ciel était perpétuellement gris dans les limbes. Le paysage était d'ailleurs aussi perpétuellement le même. C'était une terre battue par la poussière et seuls quelques arbres rachitiques perturbaient l'immensité des plaines vides. Mais les événements les plus importants n'avaient pas lieu à l'extérieur . L'unique bâtiment visible aux alentours était une large bâtisse avec des colonnes en pierre. Il n'y avait pas de porte séparant les deux environnements mais la poussière des limbes ne semblaient pas souiller l'intérieur de la construction. Il y avait même quelques meubles : une longue table dont la matière rappelait le bois, des chaises avec un haut dossier droit et un peu plus loin, une causeuse ancienne bordeaux. Quelques plumes de corbeau noir de jais représentaient le seul désordre de ces lieux.
Sur le rebord de la causeuse était appuyée une faux dont le manche mesurait deux mètres à lui seul. L'arme semblait taillée d'un seul tenant dans un métal précieux, la lumière se reflétant étrangement à sa surface. À moitié affalé dans la causeuse se trouvait un homme entièrement vêtu de noir. Il portait une longue robe ou un ample manteau, agrémenté d'imposants bijoux dans un métal doré identique à celui de la faux qui trônait à ses côtés. Une lourde ceinture cloutée retenait son habit à sa taille, deux grandes manchettes recouvraient ses poignets et une sorte de couronne ceignait son front. Une longue chevelure sombre cascadait de ses épaules. Par contraste, sa peau était pâle, presque au point d'être cadavérique. Mais le plus étrange était sans conteste les ailes, noires elles-aussi, formées de plumes de corbeau géantes qui paraient le dos de l'homme allongé là.
L'homme, même s'il n'en était pas un, il n'en avait que l'apparence, semblait attendre quelque chose. Son regard se tourna soudain vers l'extérieur, comme s'il entendait quelque chose de précis dans les vents qui parcouraient les plaines désespérément désertiques des limbes. Comme ayant subitement compris quelque chose, il se remit debout prestement et attrapa sa faux. Il la fit tournoyer au-dessus de sa tête deux fois et son apparence changea radicalement. Finis les ailes et les ornements dorés, il ne portait plus qu'un costume sombre. Sa peau avait trouvé quelques couleurs et n'était plus aussi pâle et la faux dans sa main était devenue une simple canne à pommeau ouvragé. Un battement de cœur plus tard, il n'était plus là.
Il se trouvait maintenant dans un lieu que beaucoup reconnaîtront plus facilement. Une rue, des voitures, des piétons se pressant sur les trottoirs, des bruits multiples dans tous les sens, un ville comme il en existait parmi tant d'autres. Il se retourna, cherchant la raison de sa venue dans cette avenue précise. Où était-ce donc ? À quelques mètres, les passants étaient en train de s'agglutiner sur le pavé. Beaucoup regardaient, choqués, la scène sous leur yeux.
- Vite, appelez une ambulance ! cria quelqu'un.
L'homme à la chevelure noire s'avança vers le groupe, esquivant habilement les passants même si on aurait dit que personne ne pouvait tout à fait discerner sa présence.
Un homme était étendu sur le sol. Plusieurs personnes étaient rassemblées autour du blessé pour s'inquiéter de son état de santé. Une ambulance avait été appelée mais les secours arrivèrent trop tard pour le sauver.
- Quoi ? Vous abandonnez déjà ? Hé ! s'écria quelqu'un.
Mais aucun des passants ne fit attention à cette réclamation.
- J'ai bien peur qu'ils ne puissent pas vous entendre. déclara l'homme en costume noir.
- Mais vous oui ? demanda l'homme avec une note d'espoir dans la voix.
- Je ne peux malheureusement pas vous aider. Regardez à vos pieds. répondit le premier d'une voix douce, en désignant quelque chose avec sa canne.
L'intéressé baissa les yeux et se décomposa littéralement. A ses pieds se trouvait une autre version de lui-même, inerte. Et ses propres pieds passaient à travers du corps allongé sur le pavé. Corps que les secours étaient en train de charger sur un brancard pour l'emmener, sans lui prêter la moindre attention.
- Mais qu'est ce que ...? s'étrangla t-il.
Il chancela, sous le choc. L'homme à la canne lui agrippa le bras pour l'empêcher de tomber. Avoir un contact physique après s'être senti passer à travers un corps sembla le perturber davantage.
- Mais qui ...?
- Je suis désolé mais... vous êtes décédé. Rupture d'anévrisme, les secours n'auraient rien pu faire, ne les blâmez pas. Je suis là pour répondre à vos questions, vous épauler et vous accompagner vers un autre endroit.
- Est-ce que vous êtes... la Mort ? Est-ce vous qui m'avez tué ?! s'énerva l'homme.
- C'est exact, je suis celui que vous appelez la Mort ou la Faucheuse. Mais je ne suis pas responsable de votre trépas, je ne suis là que pour vous aider. répondit la Mort en levant les mains pour calmer son interlocuteur.
- Si vous le dites... De toute façon, on ne peut plus rien n'y faire n'est ce pas ?
La Mort secoua la tête. L'individu fit part de son prénom : François et regarda son propre corps être emballé dans une housse noire et disparaître derrière les portes closes d'un véhicule qui l'emmenerait ailleurs. La Mort l'observa sans rien dire. Quand les passants commencèrent à se disperser lentement, la jeune âme se tourna vers la Mort.
- Et maintenant ? demanda t-il d'une voix blanche.
- Je peux vous accompagner auprès de vos proches si vous le souhaitez. Ils ne pourront ni vous voir ni vous entendre mais vous pourrez graver leur souvenir en vous pour votre prochaine étape.
- J'imagine que les secours ne vont pas tarder à les prévenir... Non, je veux pas les voir pleurer à cause de moi, je préfère garder leurs visages souriants comme souvenirs. dit lentement François.
- Comme vous le souhaitez. Y a-t-il autre chose que vous souhaitez voir ? demanda poliment la Mort.
François secoua la tête et fit part qu'il était prêt à partir, peu importe ce qui se cachait derrière cette expression passe-partout que les vivants brandissaient pour parler du moment fatidique. La Mort sourit intérieurement et tendit sa main au défunt. Ce dernier hésita un instant avant la saisir. La seconde d'après, ils avaient disparu.
Ils étaient revenus dans les limbes. La Mort fit jouer ses épaules pour désengourdir ses ailes, il les sentait toujours trop comprimées lorsqu'il allait à la surface pour établir le premier contact avec les âmes des défunts.
- Et mainten... s'interrompit l'homme. C'est votre véritable apparence ? demanda t-il en détaillant son guide de haut en bas.
- En effet.
- Hmmm. Vous êtes assez différent de la manière dont on vous imagine.
Il avait déjà entendu ça de la plupart des personnes qu'il emmenait mais cela semblait les réconforter de pouvoir parler de choses anodines alors il joua la surprise :
- Vraiment ?
- Oh oui ! renchérit le premier. D'habitude on représente la Grande Faucheuse par un squelette à moitié enveloppé dans une cape miteuse avec une faux et semant la mort sur son passage ! Je suis content de voir que ce n'est pas le cas. Et vous n'êtes pas du tout effrayant !
La Mort lui confia sur un ton de confidence que certaines femmes qu'il avait escorté l'avait qualifié de "beau garçon", ils rirent ensemble à cette remarque.
Quand ils se calmèrent, La Mort lui expliqua que ces lieux, les limbes, n'étaient qu'un lieu de transition, la première étape du voyage après la mort des humains. Paradis ou enfer, l'homme ailé ne savait pas où partait ensuite chaque âme. Alors il s'efforçait de les accompagner au mieux sur la partie du chemin qui l'incombait et de faire en sorte qu'ils n'aient pas de regret avant de les regarder partir. Certains ne faisaient pas d'histoire comme celui du moment. D'autres pleuraient, gémissaient, suppliaient, essayaient de marchander avec lui pour retourner d'où ils venaient. La Mort devait alors redoubler d'efforts pour les calmer et les aider à accepter leur nouvelle condition. De toute façon, ni lui ni les âmes ne pouvaient y changer quelque chose. Ils ne faisaient pas partie de ceux qui jugeaient et statuaient sur le sort des humains après leur trépas.
Comme précédemment, la personnification de la Mort, sembla entendre un son distant dans le bruissement du vent. C'était le signal du départ. Il sentit une légère variation dans l'air à l'endroit habituel.
- C'est le moment. dit-il soudainement. Quand vous vous sentirez prêt, passez entre ces deux colonnes et vous serez transporté directement au bon endroit.
- C'est quoi le bon endroit ? s'inquiéta soudainement l'intéressé.
- Je n'ai pas cette information. Plutôt que la Faucheuse, mon rôle est plus proche que celui que les Grecs m'attribuaient : le Passeur. Je ne fais que vous accompagner jusqu'ici. Mais je crois que si vous regardez vraiment en vous, la réponse vous apparaîtra.
- Oui... vous avez sûrement raison. soupira François. Allez, il faut bien se lancer.
L'homme prit son courage à deux mains et s'élança vers l'endroit indiqué. Avant de s'engouffrer dans le passage entre les colonnes, il se retourna et adressa un signe à La Mort, qui répondit d'un hochement de tête bienveillant. Puis il fut seul à nouveau.
Le temps était étiré à l'infini dans les limbes. Tous les jours, des humains mourraient en masse aux quatre coins du monde et La Mort était seule pour s'occuper de faire transitionner toutes ces âmes. Avec un soupir, l'homme ailé se rassit dans la causeuse pour penser. Seul et immortel, il ne mangeait pas, ne dormait pas, n'avait aucune distraction. Il n'existait que pour sa tâche.
« Quel temps extraordinaire que celui on l'on réduit à envier les morts »
Johann Wolfgang von Goethe
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