Le silence
Claire est venue me voir ce matin. Ce n’est pas dans mes habitudes d’annuler à la dernière minute. Elle s’inquiète, et je n’ai pas l’intention de lui parler de l’appel de Julia.
- J’avais besoin de réfléchir, lui dis-je. La vie triste et torturée d’un écrivain à court d’inspiration...
Elle sourit, lève les yeux au ciel.
- Mon pauvre artiste incompris, tu n’en loupes pas une pour te faire plaindre ! Si tu étais venu hier soir, je t’aurais peut-être donné de l’inspiration, qui sait...
Elle passe ses bras autour de mes épaules, et me jette ce regard malicieux que j’aime tant. J’en oublie mon petit mensonge et lui adresse un petit baiser.
- Je dois aller travailler. Mais on se voit ce week-end, à moins que tu ne puisses te passer de mes œufs brouillés du dimanche matin ?
- J’adore tes œufs brouillés du dimanche matin. Tu es la reine des œufs brouillés.
- Parfait. Vivement ce week-end alors.
Sa voix sensuelle, son petit sourire taquin... J’aimerais la kidnapper quelques heures de plus, mais elle doit déjà s’en aller. Elle m’adresse un dernier baiser, et la voilà repartie.
Je retourne devant ma page blanche. J’ai envie d’écrire, mais je ne sais pas quoi. Mes mains tremblent. Juste un mot, et tu seras lancé. Ecris, n’importe quoi, et tu verras ce que tu pourras en faire ensuite. Mais rien ne vient. La page reste blanche, et c’est mon esprit qui se noircit.
Le téléphone sonne. C’est Chris, mon éditeur. Il m’appelle chaque jeudi pour faire le point. Et, j’avais oublié, mais on est déjà jeudi.
- Ah, Nicolas ! Comment ça va ? Pas mal ton interview d’hier soir ! C’est celui que tu as enregistré lundi dernier, c’est ça?
- Bonjour Chris. Oui, je crois bien que c’est celui-là. Je ne l’ai pas vu, mais merci pour le compliment…
- Ah, mais regarde-le à l’occasion, il est vraiment pas mal. Et tu es toujours aussi charismatique !
- Oui, d’accord, je vais voir…
- Bon, je n’ai pas trop de temps, alors parlons directement du sujet qui fâche : as-tu un peu avancé cette semaine ?
- A vrai dire Chris, pas du tout… Mais je vois de moins en moins comment écrire une suite à cette histoire...
- Allons, raconte-nous le Nicolas d’aujourd’hui, celui qui s’est reconstruit, qui a rencontré quelqu’un... De nombreux lecteurs se sont attachés à toi, ça marcherait sans aucun doute. Pourquoi ne pas insister sur ta nouvelle rencontre? Tu as un don pour parler de sentiments, si tu parles d’amour, les lecteurs vont adorer !
- C’est-à-dire que je ne suis pas très à l’aise à l’idée de réécrire sur de vraies personnes… Tu vois, Julia m’a appelé hier, et depuis…
- Quoi ? Julia t’a appelé hier ? LA Julia de ton roman ? Wow ! Attends, mais c’est un sacré scoop ça ! Dis-moi tout !
- Non mais non, il n’y a rien à dire, elle était juste gênée d’être affichée en public, et ça peut se comprendre, et puis...
- Attends un peu ! C’est moi où tu es en train de la défendre ? Alors que tu as passé des mois à broyer du noir en la traitant de tous les noms ? Je ne fais que citer ton roman. Ce n’est pas très bon signe, comme réaction...
- Bon. Assez parlé de Julia, on ne devait pas parler de mon deuxième roman ? l’interrompis-je.
- Haha ! Si, pardon ! Dis-moi tout !
- Ce que je te disais, c’est que je ne me vois pas écrire de suite à cette histoire. J’ai beau essayer, rien ne vient. Je suis loin de pouvoir te fournir une quelconque ébauche de manuscrit.
- Bon. On y réfléchit, chacun de notre côté, et on en reparle la semaine prochaine, d’accord ? On a encore le temps, je ne veux pas te presser non plus. Mais prends le temps d’y réfléchir encore un peu, d’accord ?
- Oui, merci Chris. A bientôt.
- A bientôt.
Je raccroche, un brin agacé. Le grand défaut de Chris, c’est qu’il aime beaucoup trop les ragots. S’il n’était pas éditeur, il aurait pu être rédacteur chez Voici.
Néanmoins, ce défaut a aussi un avantage, car Chris avait toujours su flairer les tendances du marché : il savait ce qui allait marcher, comment séduire et approcher les lecteurs.
Chris croit réellement en moi, et c’est pour ça qu’il se refuse à abandonner ce projet. Il est persuadé que mon deuxième roman marchera aussi bien que le premier. Sachant que le premier lui avait déjà valu toutes les éloges de son directeur éditorial, et qu’il continue à se vendre très bien, des mois après sa sortie.
Mais moi, je ne suis pas plus avancé. C’est avec mon cœur que j’écris. Je me suis toujours saisi de ma plume pour m’alléger l’esprit, pour me soulager d’un trop-plein d’émotions négatives.
Mais ma tristesse n’a plus rien à dire, elle n’a plus de mots, et le suis-je encore, finalement, triste ?
Après tout, Chris a raison. Je me suis reconstruit, j’ai rencontré Claire.
Alors pourquoi ai-je l’impression de toujours vivre dans cette nuance de gris ? Claire, par sa bonne humeur, ne me sort que tantôt de cet état de léthargie qui m’habite encore.
Pourtant, Claire est pétillante, et pourrait donner le sourire à n’importe qui. Elle mérite tout le meilleur, et je le lui ai toujours dit. Elle devrait être avec un de ces businessmans riches et célèbres à qui tout réussit. Ce à quoi elle me répond toujours, avec ce petit air taquin, que je suis aussi riche et célèbre, à présent.
J’en tire un sourire amer. Parce que ni la célébrité, ni la richesse ne m’ont rendu plus heureux. Les jours passent, les événements s’enchaînent, sans que je ne ressente quoi que ce soit. Je suis impassible, invisible, immobile. Complètement froid et hermétique à tout ce qui se passe autour de moi.
Certes, je n’ai jamais pensé que l’argent ou la popularité ne sauraient faire mon bonheur. Mais il y a autre chose.
Il faut dire que Julia m’avait laissé en ruines. Elle ne s’était pas contentée de me briser le cœur. Elle m’avait ôté toute confiance en moi.
Le pire, ce n’était pas la rupture, mais les mois qui avaient précédé. Ces mois où je soupçonnais son adultère, mais où je prenais sur moi, refusant de jouer l’homme jaloux et colérique. Ces mois où j’attendais tous les soirs, patiemment, qu’elle se détourne de son téléphone pour me donner son attention. Avec toujours cette impression dérangeante de l’ennuyer. D’être simplement un homme profondément ennuyant.
Cela me rendait malade. Dans son silence, mes pensées s’affolaient, je devenais paranoïaque. Je la regardais lui écrire frénétiquement des messages, à son cher « ami » Pierre, je suivais du coin de l’œil, sans trop l’avouer, ces discussions animées. Et je ne comprenais pas pourquoi l’échange qu’elle avait avec lui, elle ne pouvait pas l’avoir avec moi.
Moi, à chaque fois que je tentais de lancer une discussion, que je lui posais des questions, elle me répondait distraitement, sans même m’adresser un regard. Je n’avais plus droit à un signe d’affection, juste à cette froideur. C’était un échange sans retour, ça m’agaçait, et j’avais beau trépigner, exploser, hausser le ton, rien ne changeait, on finissait simplement par se hurler dessus, et je finissais sur le canapé, et de toute façon, je cherchais vraiment des problèmes là où il n’y en avait pas.
C’est durant l’un de ces soirs que j’ai commencé à écrire. Nous étions couchés, tous les deux, d’un bout à l’autre du lit. Elle était rivée sur son téléphone, alors j’ai dégainé le mien. Je n’avais personne à qui écrire, alors j’ai ouvert mes notes, et j’ai commencé à me vider le cœur. Je luttais contre ce que je pensais être une paranoïa destructrice. J’écrivais tout ce qui me passait par la tête. Dans l’obscurité, en silence, je tentais vainement de m’occuper pour m’empêcher de penser. Pour m’empêcher de me laisser dévorer par des pensées sombres, fondées mais infondées, limpides, ou plutôt troubles. Je n’en savais plus rien. Et quelle ironie, pensais-je alors, d’être terrorisé par mes propres pensées, d’avoir peur de ce que mon propre esprit était capable de manigancer pour me rendre dingue.
Ces nuits se sont suivies, et j’en souffrais de plus en plus. Tous les soirs, je craignais de rentrer chez moi.
Dans son silence, Julia me mettait dans un état de complète soumission. Je vivais dans la peur de dire quelque chose, de la vexer, de revivre une énième prise de tête, et de la perdre encore plus. C’était un cercle vicieux, désespéré, passionné.
Que faire, que dire après tout ? A quoi bon crier, pleurer à ses pieds. Elle ne m’écoutait pas, son regard se faisait fuyant, parce qu’elle savait. Elle savait que je souffrais de son attitude, mais ne l’assumait pas, parce que ce n’était pas ça qu’elle voulait voir. Non, Julia, elle, elle voulait un joli petit couple, pour faire bonne impression, pour se donner bonne impression, aussi, et elle se crispait à chaque fois que je ne répondais pas parfaitement à ses attentes. Alors en continuant avec mes reproches, je savais que je la poussais à partir, et je n’étais pas prêt pour ça.
Et puis, le pire, c’était les vendredis.
Les vendredis, elle avait son cours de danse. Elle allait retrouver Pierre, et tous ses amis de la danse, ceux que je trouvais insupportable. J’avais de quoi : la première fois que j’étais venue chercher Julia à l’un de ces cours, ses « amis » m’avaient toisé de haut en bas, le regard empli d’un jugement évident. Certes, je les jugeais aussi : je les trouvais immatures, amateurs de ragots en tout genre, envahissants.
Je n’ai pas spécialement souhaité les revoir. A vrai dire, j’ai tout fait pour ne plus les voir.
De vendredi en vendredi, j’ai pris sur moi. J’allais courir, souvent, pour ne pas me laisser l’imaginer danser et rire avec ce Pierre. Elle rentrait toujours à la maison, l’air de rien, et je l’accueillais à bras ouverts, l’air de rien.
La frustration s’accumulait, et voilà comment, de semaines en semaines, j’ai perdu confiance en moi.
En ce sens, si notre rupture m’a brisé le cœur, elle a aussi été un soulagement.
Seulement, il a fallu réapprendre à vivre. Retourner en société. Se sociabiliser, seul. Alors qu’on pense être un homme ennuyant, insipide, et qu’on a, en plus, ces petits kilos en trop d’une longue vie commune. J’étais un inconnu du célibat et de ses rites. Je ne savais plus séduire, ma maladresse et mon mal-être se lisait sur mon visage où que j’aille.
Et puis, je n’avais aucun sujet de conversation. Julia était dans chacunes de mes expériences passées, et je me détestais de la remettre constamment au centre de toute discussion. Je me sentais pathétique, dépendant, ou tout simplement inexistant.
Voilà Julia, voilà ce que tu as fait de moi.
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