Mes doutes
Je passe le début de la semaine à écrire. Mes mains ne s’arrêtent plus, j’écris Claire sous toutes ses formes, comme des mots intimistes, comme un texte qui resterait entre elle et moi.
Claire veut lire mes textes, mais ils ne sont pas prêts. Elle a tenté plusieurs approches, toutes sans succès. Elle ne veut pas me brusquer, mais je la sens impatiente.
Elle n’est pas la seule. J’ai eu Chris au téléphone il y a quelques jours. Il ne voulait surtout pas abandonner le projet, alors je lui ai annoncé que j’avais recommencé à écrire. Et depuis, il me réclame mes textes. Et l’intrigue, et les personnages, et la chute, tu y as déjà pensé ? Je n’ai écrit que trois pages. Ah, bien bien, prends ton temps, ce sont trois pages d’un chef d’oeuvre, je n’en doute pas !
Il dit « Je n’en doute pas », mais je sais qu’il doute. Il doit être inquiet de m’avoir vu aussi longtemps sans inspiration. Il ne doit pas savoir à quoi s’attendre. Mais à vrai dire, moi non plus.
Ce qui est sûr, c’est que Claire m’a inspiré. Grâce à elle, mes mains ont pu se remettre au travail. Seulement, mon esprit ne suit pas. Je n’ai pas de fil conducteur, pas d’idée de scénario. Juste une description parfaite de Claire, affinée au fil de mes entretiens avec elle.
Mais je ne peux pas écrire un livre sur Claire, avec Claire, autour de Claire. Parce que Claire incarne une incertitude.
Je ne peux pas écrire sur notre vie, actuelle ou future, parce qu’elle est totalement incertaine. Parce que je doute, malgré tous nos magnifiques moments, parce que j’ai du mal à me projeter avec elle, parce que j’ai peur de ce qui ressortirait si je retranscrivais toutes ces pensées-là par écrit. Je n’ose pas, par peur d’être décu, par peur de réaliser, comme une sombre évidence, que cette vie-là ne me convient pas, et ne me conviendra finalement jamais.
Et je ne peux pas non plus faire de Claire un personnage fictif. Parce qu’elle est lumineuse, brillante, et que je suis incapable de lui faire le moindre mal, même fictivement ; elle ne le mérite pas. Et a-t-on déjà lu un bon livre sans souffrance aucune ?
J’ai essayé malgré tout de broder une histoire autour d’elle. De ne pas trop réfléchir et de laisser mes idées fuser pour lui inventer une nouvelle vie. Seulement, mon esprit s’est brouillé, et alors que j’écrivais sur Claire, je me suis surpris à penser à Julia. A écrire des passages qui ne décrivaient plus mon bonheur avec Claire, mais celui que j’avais vécu avec Julia. J’ai senti la nostalgie et les regrets m’envahir, et mon esprit a vrillé.
Si l’écriture m’a sauvé, elle est peut-être en train de me mettre en danger à présent. Moi, et ma relation avec Claire.
Peut-être que je m’y suis remis trop tôt. Que j’aurais dû attendre davantage avant d’écrire, laisser du temps après l’appel de Julia, et après les photos.
Les photos. En voilà une idée. J’allais ressortir toutes les photos prises avec Claire, et revenir sur chacun de nos moments vécus ensemble. Revivre notre histoire, ne garder que le meilleur, écrire tous ces moments, et laisser Julia loin derrière moi.
Une excellente thérapie.
Mais qui n’a pas suffi à m’ôter Julia de la tête.
J’ai vu Claire plusieurs fois cette semaine. Je lui ai posé des questions, j’ai creusé, affiné, précisé le portrait que j’étais en train de dresser d’elle. Et à mon plus grand regret, je me suis surpris à la comparer à Julia. Claire a remarqué mon air distrait :
- C’est drôle, me dit-elle. Il y a toujours une partie de toi qui est ailleurs, tu es toujours... Pensif ! Tu es toujours en train de réfléchir.
- Parce que tu sais arrêter de penser, toi ? lui répondis-je, sur la défensive : je ne voulais absolument pas l’orienter sur le sujet qui fâche.
- Non, mais je sais penser sur ce qui se passe ici et maintenant. Toi, tu penses à autre chose, tu es dans un autre temps... Ou dans une autre dimension, plaisante-t-elle.
- C’est mon côté mélancolique, je suppose, lui rétorquai-je, un brin vexé.
- Oui. Je trouve ça fascinant. C’est peut-être moi qui devrais dresser ton portrait, finalement.
Si elle savait. Je suis si complexe. Si changeant. Elle ne pourrait pas me comprendre. Je ne le peux pas moi-même.
Ce que je sais, c’est qu’être avec elle me fait du bien. Je vais doucement de l’avant, j’ai recommencé à courir. J’y prends du plaisir, et ça ne me fait même plus penser à Julia et à ses cours de danse.
Je pense, oui. Mais à autre chose.
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