L'apprenti Joaillier
L’aube se lève sur la ville en ruine. Un hologramme publicitaire couine et disjoncte. Au beau milieu des décombres fumants, seule la maison de l’horloger est restée intacte, son dôme de verre miraculeusement épargné par les bombardements.
Je n’en crois pas mes yeux. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit en pensant à mon maître et à sa compagne. Une lueur d’espoir embrase mes entrailles. Je m’élance dans l’avenue jonchée de corps et de ferrailles carbonisés. Je dépasse un droïde désorienté, puis une femme qui appelle quelqu’un d’une voix éteinte. L’odeur de la poudre et de la poussière me brûle la gorge, à mesure que j’approche de la grande porte de l’atelier.
Les engrenages et aiguilles qui recouvrent sa surface cliquètent anarchiquement. Il y en a des éclats et fragments jusque sur la chaussée. L’armature de cuivre et d’acier qui protégeait la porte est enfoncée. Les petites fleurs bleues et le lierre qui l’habillait, finement entremêlés aux métaux, ne sont plus qu’une toile de files et de boutons noirs. Je ne m’attarde pas davantage sur la serrure enfoncée et les pentures arrachées. Le cœur tambourinant dans ma poitrine, je pousse un des battant qui cède aussitôt, soulevant un amas de sable et de cendres.
L’effluve sucrée qui embaumait le hall a laissé place à un goût amer de rouille et de brûlé. Le luminaire qui éclairait l’entrée circulaire est en mille morceau sur le parquet éventré. Derrière la rangé de piliers recouverts d’arabesques, l’aube illumine la serre au centre de la bâtisse. Le cœur aux bords des lèvres, je m’avance dans le jardin de mon enfance. Notre cerisier a perdu sa robe blanche et rose. Ses branches mises à nues sont des aiguilles de pendules. Une multitude d'horloges tintent çà et là dans l'atelier et la serre.
Ils sont là devant moi, l’Horloger, sa compagne et le Cyborg, enlacés tous les trois au pied de l’arbre. Immobiles. Gris. Eteints. Le temps et la nuit les ont changés en pierre. Pourtant, tout autour de moi, les horloges cliquètent à l’unisson, comme des grillons peuplant le jardin de mon maitre. Je m’avance vers eux, les poches sous les yeux remplies de larmes. Je les sens dévaler silencieusement mes joues à mesure que j’avance. L’herbe caresse mes pieds. La brise qui se glisse par la fenêtre laissée ouverte m’ébouriffe les cheveux. Je suis devant eux, figés dans l’éternité.
Les bras en croix entre elle et lui, le Cyborg pourtant mort semble me regarder. Mon regard plonge dans ses orbites sombres, puis dans le renfoncement vide qui ouvre sa poitrine. Mécaniquement, je sors ma montre à gousset, figée sur minuit, et la clipse sur le Cyborg. Un souffle gronde, celui de son ventilateur dorsal. Les racines de l'arbre se meuvent et l'enlacent. La sève se déverse peu à peu dans sa chair. Les battements de mon cœur, lourds, s'alignent aux cliquetis qui bourdonnent dans la serre. Cette rythmique envoûtante ralentie, s'estompe et s'efface. Soudain, toutes les horloges s’arrêtent.
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