Chapitre 1

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Paris. 27 octobre 1861

Le sang s’était infiltré entre les lames de parquet mal dégauchies. Poisseux, sombre, il entourait le corps d’une corolle majestueuse, teintant la chevelure blonde d’un rouge brunâtre.

L’inspecteur Lepois s’approcha du cadavre. Dans un coin de la chambre à coucher, trois officiers de police observaient la silhouette féminine allongée sur le sol. La poitrine généreuse, sous laquelle la vie ne battrait plus, envoûtait leurs regards concupiscents. Les hanches, larges et accueillantes, ne rencontreraient plus de mains avides, à l’exception des leurs, explorant en pensées ces courbes attirantes. L'officier se demandait ce qu'ils pouvaient s'imaginer, à quelques mètres à peine de ces charmes qui avaient transcendé les désirs et les rêves d’hommes en quête de plaisir charnels.

Il aurait voulu cogner ces trois flics. Ses poings se serrèrent d’eux-mêmes, prêts à les aligner tour à tour. Les deux agents les plus âgés, habitués à détecter rapidement une situation devenant dangereuse, sentirent la tension monter dans la pièce. Ils croisèrent le regard de l’inspecteur. Aussi livides que la femme assassinée, ils effacèrent de leurs visages ces sourires rêveurs, traces de leurs macabres émois.

Le plus jeune, un gamin d’à peine vingt ans à la moustache clairsemée, inconscient du danger et passablement émoustillé par le spectacle, jugea le moment opportun de se faire mousser devant ses deux collègues.

— Sacrée jolie marcheuse, quand même, inspecteur, vous trouvez pas ?

Lepois s’avança d’un pas, mâchoire crispée. Petit crétin.

— La ferme ! grogna-t-il. Viens plutôt m’aider à la retourner, au lieu de fantasmer sur un macchabée.

Le gamin afficha un rictus de dépit. Lorgner un joli morceau, même mort, ça lui allait assez bien. Poser ses mains sur un corps refroidi, voilà qui devrait d’un coup calmer l’ardeur dans son entrejambe.

Lepois ne s’occupait déjà plus de ces trois crétins : il observait la chambre. Un lit aux draps défaits. Une petite table et deux chaises fonctionnelles, à défaut d’être jolies ou confortables. Une vasque de porcelaine et un broc en fer blanc sur un meuble usé par les années. De simples rideaux de tissu grossier obturaient une étroite fenêtre, seul rempart contre les regards extérieurs. De l’autre côté, l’obscurité épaisse d’une nuit sans lune. Une malle, dans un coin, devait contenir tout ce que la pauvrette possédait. La lampe à huile, posée à même le sol, projetait des ombres tremblantes. Les murs, couverts de salpêtre, achevaient ce tableau misérable. Aucune trace de lutte, aucun objet brisé.

L’attention de l'inspecteur fut attirée par une pièce de bois, en partie dissimulée sous le matelas de paille. Il s’approcha, se pencha et en extirpa une riche gravure, une de ces icônes vénérées par les orthodoxes.

— Quel est son nom ? demanda-t-il, admirant la beauté de l’objet, aux deux policiers restés à leur place.

Le plus gros des deux, pur produit de la maréchaussée au ventre proéminent, large ceinture, et moustache tombante de service, haussa les épaules.

— Aucune idée, inspecteur. La logeuse dit qu’elle se faisait appeler Olga.

Ça, il le savait déjà. Inutile d’envoyer la troupe, il connaissait le moyen de trouver l’identité complète de la petite.

Sans bien comprendre pourquoi, probablement un reste de pieux respect, il replaça l’icône sous le matelas et reprit son tour d’inspection. Il croisa sa silhouette dans le miroir piqueté fixé au-dessus de la vasque. La cicatrice à sa tempe droite commençait à blanchir. Pas bon signe. Surtout pour les trois uniformes, s’ils continuaient à l’agacer.

Il passa ses doigts dans sa tignasse, façon pour lui de retrouver sa concentration.

Un dernier coup d’œil à la pièce. Le tour du propriétaire venait de s’achever.

La morte, sagement, n’avait pas bougé durant cette inspection. Logique. Il aurait presque pu la croire endormie, harassée par une dure journée de labeur. Si ce n’étaient son teint grisâtre et ses yeux vides fixant le plafond en partie moisi. Et pioncer à même le sol n’était pas le moyen le plus efficace de reprendre des forces. Sans compter le sang dans lequel le gamin venait à l’instant de poser son lourd godillot. Une grimace de dégoût apparut sur le visage du môme. Tu feras attention la prochaine fois, nigaud.

— Allez, petit ! ordonna Lepois. C’est à nous de jouer. Tu tires, je pousse.

L’aspect du cadavre… Olga, elle s’appelait Olga… L’aspect d’Olga, donc, lui titillait l’esprit. Ou plutôt le lui grattait, comme une sale blessure purulente qu’on traîne depuis des semaines. Ça sentait pas bon, pour poursuivre l’amalgame. Et ça suintait les emmerdes. Il devait vérifier une chose ou deux.

Et rien que d’y penser, ça le foutait déjà en rogne...

Il s’agenouilla avec précaution, prenant appui suffisamment loin de la tache de sang. Regarde donc comme il faut faire, petit imbécile de flic. À son signal, ils se mirent tous deux en action. Le corps émit un ultime geignement tandis que l’air encore emprisonné dans ses poumons franchissait une dernière fois les cordes vocales. Le gamin sursauta, sous l’œil goguenard de ses deux aînés. Premier cadavre, de toute évidence. S’il n’avait pas été aussi con, ce blanc-bec, il aurait presque pu le plaindre.

Dans le dos de la morte, un trou net, d’environ deux centimètres de large.

— Merde, grommela Lepois.

Il connaissait bien ce type de blessure. Le doute s’éloignait. Pour une foutue nouvelle, celle-ci s’imposait comme la pire de ces quinze derniers jours, au moins. Il entendait d’ici arriver les charretées de purin débouler des quatre coins de Paris pour se déverser à ses pieds.

Le jeune policier fixait la plaie, effrayé, tandis que ses deux collègues s’étaient pétrifiés.

— Inspecteur, tremblota le petit. C’est…

Lepois hocha gravement la tête. En tant que simples agents, ils n’étaient pas censés savoir. La presse était muselée et ne pouvait rien divulguer des détails. Mais dans la Maison, malgré toutes les précautions, les secrets, au moins en partie, ne le restaient pas bien longtemps.

Il laissa retomber le corps sur le dos et prit une profonde bouffée d’un air chargé de l’odeur naissante de la mort. D’un geste sec, il abaissa la mâchoire de la jeune femme, fourrant avec une pointe d’écœurement son index et son majeur dans sa bouche, à la recherche de ce qu’il savait déjà ne pas y trouver.

— Merde et merde, ponctua-t-il, retirant sa main et l’essuyant sans ménagement sur le pan de son manteau.

Il se redressa, lugubre, en s’appuyant sur le rebord de la table. Les trois hommes s’étaient rassemblés, comme pour chercher un peu de force. Il posa le regard sur Olga. Ça n’arrangeait vraiment pas ses affaires. Il avait dû prendre de vitesse l’inspecteur de garde du quartier pour s’occuper de ce meurtre, comptant sur le peu d’empressement que mettaient les flics pour se rendre sur ce genre de terrain. Mais le Poinçonneur, ce n’était pas du tout son domaine. On allait lui rafler l’affaire, l’engueuler au passage parce qu’il n’avait rien à faire ici, et la refiler à la Brigade Spéciale. Elle avait la charge de ces enquêtes. Sans succès, d’ailleurs. Depuis que le tueur s’était abattu sur les rues de Paris, six mois plus tôt. Merde, re merde, et re re merde !

Bon sang, ce qu’il avait envie de fumer ! Sa main plongea dans sa poche, tripotant nerveusement le petit sachet qu’il conservait toujours là, « au cas où ». S’il sortait quelques minutes, il pourrait…

— Monsieur ? s’enquit le pur produit.

Son esprit revint dans la pièce, quitta les rivages lointains qu’il avait un instant foulés. Avant tout, gagner un peu de temps, avant que la Brigade ne le flanque en dehors de l’histoire.

— Vous m’enlevez ce corps, lança-t-il. Direction la morgue.

— La morgue, inspecteur ?

— Oui, la morgue ! Qu’est-ce que vous ne comprenez pas dans mon ordre ? s’irrita-t-il.

— Ben… c’est qu’on se disait… le cadavre, on pourrait…

— Olga, bon Dieu ! Elle s’appelle Olga ! gronda-t-il, se rendant aussitôt compte de la stupidité de sa remarque. La morgue ne vous convient pas ? reprit-il, contrôlant le ton de sa voix avec difficulté.

— Disons que, poursuivit le policier, de plus en plus assuré de s’être aventuré en terrain glissant, c’est juste une prostituée, quoi. Et vu ce qu’on vient de voir, on n’en a pas fini avec la paperasse. Alors, on pourrait…

— On pourrait ? grinça Lepois, s’avançant d’un pas vers le trio, plus resserré que jamais.

— On pourrait trouver un arrangement, glissa le troisième agent, jusque là resté silencieux.

C’était un flic à la carrure de boxeur de cave, arborant le nez épaté d’un habitué des rings clandestins. Il sortit de son pardessus une poignée de billets froissés, tout en adressant un regard appuyé en direction d'Olga.

Tu crois que j’ai pas compris, sombre imbécile, songea l’inspecteur. T’avais vraiment besoin de ce coup d’œil ? Amateur.

Lepois bondit, dégaina son pistolet de service et le pointa dans le même mouvement sous le menton de la brute. Voilà. Ils l’avaient énervé.

— Tu t’es dit quoi, mon gars ? siffla-t-il entre ses dents.

L’homme déglutit, ses deux compères s’éloignant d’instinct.

— Tu t’es dit que l’inspecteur, il pourrait fermer les yeux sur votre petit trafic et votre détroussage de macchabée, c’est ça ? Et que vous pourriez la balancer dans la Seine ou dans une fosse d’ici le lever du soleil, hein ?

De sa main libre, Lepois s’empara des billets, les fourrant d’un geste leste dans la poche de son manteau.

— Figure-toi que je suis jamais encore descendu aussi bas, mon gros.

— C’pas c’qu’on raconte, grommela sans réfléchir l’autre ancien.

— J’m’en cogne, de ce qu’on raconte ! tonna Lepois, appuyant un peu plus sur la pomme d’Adam de sa victime. Mais maintenant, vous allez écouter sagement : vous m’amenez ce corps à la morgue, et sans traîner. Vous me récupérez aussi toutes ses affaires personnelles, et vous les déposez également là-bas. Ensuite, vous allez la fermer jusqu’à demain matin.

Il arma le chien de son revolver. Le policier, au bout du canon, tremblait de peur, une goutte de sueur perlant sur son front. En voilà au moins un qui ne le prendrait plus pour un imbécile.

— Et si tout se passe bien, reprit-il, il se pourrait que je me décide à ne pas vous noyer dans le canal Saint Martin. C’est clair ?

— Clair, marmonnèrent en chœur les trois hommes.

Pour la première fois depuis son arrivée, l’inspecteur sourit. Il recula de deux pas, tenant en joue les policiers. D’un geste sec, il rangea son pistolet. Pourvu qu’aucun de ces imbéciles ne décide de jouer au héros. Surtout le plus jeune. C’est toujours un peu plus con, un jeune.

Il frappa dans ses mains, comme s’il réveillait ses adversaires d’un sommeil hypnotique.

— Au travail, messieurs ! Vous avez peu de temps devant vous.

Lepois sortit d’un pas vif de la petite chambre. Moment délicat où il allait offrir son dos aux trois flics. Autant donc ne pas tenter le destin à traînasser dans les parages.

L’odeur de mort mêlée à celle, prégnante, d'un parfum bon marché lui collait à la peau. Dans le couloir, des effluves d’urine et de déjections vinrent compléter le bouquet. Un palais, décidément ! Des portes claquèrent à son passage. Des curieux qu’il conviendrait d’interroger plus tard. Il haussa les épaules. D’ici là, sa petite escapade aura été colportée, et le commissaire lui aura déjà passé un savon d’enfer. Le porte-à-porte reviendra aux braves agents du quartier.

Ses pensées s’entrechoquaient. Quelle connerie d’avoir accepté de rendre ce service ! D’un autre côté, ce n’était pas comme s’il avait pu le refuser… Mais quand même ! Fallait que ça soit le travail de ce tordu ! Bien sa veine, ça.

L’inspecteur jeta un coup d’œil rapide à sa montre à gousset. Cinq heures du matin. Il lui restait encore trois bonnes heures avant l’ouverture de la morgue. Juste assez pour s’enfiler deux ou trois cafés rallongés de tord-boyaux. Par l’étroite lucarne de la cage d’escalier, il apercevait les premiers badauds, attirés par l’odeur du sang. Il y avait toujours des badauds, dans des cas pareils. Ils poireautaient dans le froid, la tête rentrée dans les épaules, cherchant à s'épargner de la pluie qui commençait à tomber. Ils gardaient l’espoir, chevillé au corps, de voir le cadavre. Pas d’Olga pour eux, elle n’avait aucun nom à leurs yeux. Avec de la chance, il y aurait même un peu de sang, ou un peu de peau visible.

Il aurait voulu leur cracher au visage. Il exécrait ces charognards. Il passa devant la loge. En temps normal, il se serait arrêté, aurait taillé le bout de gras avec la propriétaire des lieux. Peut-être aurait-il pu lui soutirer quelques renseignements, ou à tout le moins sentir la température ambiante. En temps normal.

Lepois remonta le col de son manteau, le referma soigneusement et vissa son chapeau sur son crâne. À travers les nuages, le soleil n’était pas encore levé, et il se sentait déjà poisseux. La pluie tombait à présent plus dru. Quelle chance. D’ici à la morgue, il serait trempé.

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