Lepois s’était accordé une nuit de repos. Rien qu’une. Pas assez pour panser ses plaies ni pour se remettre de ses émotions, mais il avait déjà dû lutter contre lui-même pour accepter de regagner son appartement et y trouver quelques heures de calme. Il n’avait dormi que par bribes, hanté par les souvenirs de Carmelle et de sa détention. Les yeux de la prostituée dansaient avec la langue du muet, sous le regard amusé du Poinçonneur disparaissant dans les flammes. Du grand art.

L’inspecteur sortit de son antre, pétri de douleur, plus épuisé qu’à son arrivée. Le soleil de décembre ne s’était pas encore levé. Des lanternes, sur les balcons, des fanions tricolores en travers des rues. Il s’immobilisa, perdu. On est le deux décembre, couillon ! lui souffla sa mémoire enfin revenue d’un lointain voyage. Deux décembre, le jour de l’empereur : l’anniversaire du sacre du grand Napoléon et la célébration de la capitulation des restes fumants de la Grande-Bretagne. Des festivités dans tout l’empire, du patriotisme, des drapeaux et des hymnes guerriers. Tout ce qui s’avérait nécessaire pour ranimer une Nation aussi disparate qu’improbable.

Lepois haussa les épaules, s’appuya sur sa canne, seul moyen de supporter son dos meurtri. Pas ce soir qu’il irait danser sous les lampions. Sur le porche, il hésita un instant. Il aurait dû aller aux Trois couleurs. Soutenir la Berthier, les filles… Mary. Il aurait dû, oui.

Mais ce n’était pas imaginable. Il aurait certes pu y puiser un ressaut d’énergie et de douceur, mais ne se sentait pas la force d’affronter leur peine. Et encore moins de résister aux inquiétudes de la rouquine : elle n’aurait pas manqué de jeter toutes ses armes dans la bataille afin de lui faire arrêter sa stupide enquête. Courage, toujours, mon cher Lepois, ironisa-t-il.

Ce serait donc les mœurs. Mary va m’arracher la tête, pour ça.

— Hé, p’tit !

L’inspecteur venait de héler un vendeur de journaux qui braillait alentour les titres des numéros qu’il proposait.

— Qu’est-ce vous voulez acheter, M’sieur Henry ?

— Un exemplaire de chacune de tes feuilles, gamin.

Le galapiat haussa les sourcils.

— C’t’à vous, milord.

Le môme reparti, tout sourire, son pécule en poche. Lepois, chargé, s’accorda un instant. Il parcourut avec avidité les gros titres et les premières pages. Toutes parlaient du Poinçonneur et de la Brigade. L’appât du gain et du sang pouvait lever bien des craintes, même chez les journalistes. La censure, toutefois, avait réussi à couper les plus juteux scandales : on ne mentionnait nulle part le préfet, le ministre ou tout autre haut gradé de la police. Marin et ses hommes prenaient tout en direct, ici accusés de médiocrité, ailleurs carrément suspectés de complot contre l’état. L’inspecteur aurait presque pu ressentir une ombre de pitié pour ces pantins. Presque.

Le Poinçonneur n’avait pas menti. Ses révélations pétaient à la face de toute la police, et le merdier ramené à la surface par ces remous n’avait pas fini de tacher les beaux uniformes des collègues. Ultime pied de nez d’un assassin qui s’estimait au-dessus de tous les cognes de la capitale.

Lepois jeta ses journaux désormais inutiles et se dirigea vers l’Île de la Cité. Par chance, les mœurs ne logeaient pas à la préfecture. Pas sûr qu’il soit en odeur de sainteté, rue de Jérusalem : entre son expédition nocturne et l’implosion de la Brigade, une visite de sa part là-bas pouvait s’apparenter à une déclaration de guerre à coup de canon.

L’inspecteur montra patte blanche au planton de la rue de Constantine et put pénétrer dans l’antre de la bête. Il s’était juré de ne jamais mettre les pieds dans ce cloaque. Preuve évidente que c’était mal de jurer, il foulait en ce moment même le patio des mœurs.

Dans un monde parfait, ils auraient pu travailler en bonne intelligence. Voire même coopérer. Il aurait régulé le crime dans son quartier, ils se seraient chargés de contrôler l’exploitation des prostituées et de juguler les réseaux. Mais la vie en avait décidé autrement : Lepois avait opté pour une gestion particulière qui, au bout du compte, ne donnait pas de moins bons résultats que la méthode classique de la Maison. Avec l’avantage certain, si ce n’était de l’enrichir, tout du moins de lui assurer des fins de mois plus souples et une bonne tripotée d’à-côtés non négligeables. Les mœurs, pour leur part, avaient choisi la violence, les rafles, l’extorsion et le viol. C’était la brigade la plus redoutée de Paris, et celle qui, dans son secteur, lui donnait le plus de fil à retordre.

Lepois frappa à la porte du bureau qu’il recherchait. Il devait jouer serré s’il voulait obtenir quelque chose. Au moins jusqu’à une certaine limite. Il possédait une carte maîtresse, mais ne pourrait l’abattre qu’une fois. À lui de choisir le moment.

Une voix sourde lui répondit. Sa venue, tel l’Antéchrist au beau milieu de la basilique Saint-Pierre, avait-elle déjà été annoncée ?

— Inspecteur Lepois ! tonna l’homme qui se tenait tourné vers un âtre ronronnant, un livre en apparence onéreux ouvert devant lui.

Il était donc bien attendu, au vu de cette pose parfaitement ridicule.

— Que me vaut la visite du grand Lepois ?

Il referma d’un coup sec son ouvrage, retourna s’assoir derrière son bureau. La gorge de l’inspecteur le brûlait déjà à l’idée des paroles qu’il s’apprêtait à prononcer.

— Déroulère, j’ai besoin d’un service.

Et voilà. Le rocher venait d’être balancé dans la mare. Étrangement, passée cette épreuve, il se sentait presque soulagé. Comme libéré d’un poids qui pesait sur ses tripes.

L’autre policier bomba le torse, conscient de sa soudaine importance. Il lissa sa fine moustache, passa sa main sur le collier de barbe qu’il arborait avec fierté. Il prend son temps, ce cochon ! Le commissaire Déroulère fronça ses sourcils broussailleux, émit entre ses lèvres lippues une série de sons désagréables, similaires à l’éclatement de bulles de purin portées à ébullition.

— Un service ? s’amusa-t-il. Voilà qui devient intéressant. Et quel genre de service je pourrais te rendre ?

Il savourait ce moment, de toute évidence, se délectait de la situation : Lepois, à ses pieds, venu quémander de l’aide.

— Une de tes protégées a été embarquée, c’est ça ? Ou bien mes hommes sont-ils allés importuner une maison sous ta protection ? Si c’est le cas, tu sais, hélas, que je ne pourrai pas t’aider.

Lepois rongeait son frein, supportant avec peine le ton condescendant de l’autre imbécile. Il aurait souhaité quitter ce bureau au plus vite, ou même aligner le policier qui le toisait, narquois. Mais il ne pouvait lâcher cette dernière piste. Sans quoi, le meurtre d’Olga resterait impuni. Et lui, il aurait foutu la moitié de sa vie en l’air pour rien.

Il déglutit, fixa d’un regard noir son interlocuteur.

— J’ai besoin d’accéder à des informations concernant une insoumise, lâcha-t-il.

Déroulère parut déçu. Il hésita un instant, peut-être dans l’espoir que Lepois n’ajoute quelques éléments plus savoureux que la bête recherche d’une gagneuse non encartée. Résigné devant le silence de son collègue, il soupira, afficha un sourire sinueux.

— C’est quelque chose de faisable. Bien sûr, ceci a un prix, comme tout, en ce bas monde. Qu’est-ce que tu proposes ?

— Un retour, quand tu en auras besoin.

— Non, non, non. Impensable. Tu sais comment ça se passe, dans ce cas-là : je viendrai te voir, tu prétendras ne plus te souvenir de notre accord, et je me retrouverai Gros-Jean comme devant. Nous ne sommes que des policiers, mon ami, nous n’avons pas ce code d’honneur dont s’enorgueillissent certains brigands. Notre parole ne vaut qu’au moment où elle est prononcée.

— Parle pour toi, maugréa Lepois, malgré lui.

— Attention, Henry ! s’irrita l’autre. Est-ce que je dois te rappeler que c’est toi qui as besoin d’un service et pas moi ? Prends garde à rester à ta place : courtois et respectueux.

Lepois se mordit la lèvre. Tant pour se sermonner de ses paroles trop rapides que pour s’empêcher de répondre à Déroulère. Il était à deux doigts de lui faire bouffer ses bacantes ridicules. Par chance, un agent choisit ce moment précis pour faire irruption dans le bureau. Le visage rubicond, il s’avança vers son supérieur, sans même s’intéresser à l’inspecteur.

— Commissaire, hésita-t-il, une des prostituées embarquées ce matin près de l’Hôtel de Ville est en train de faire un ramdam du tonnerre.

— Et alors ? répliqua l’officier. Vous ne savez plus mâter les récalcitrantes ?

— On l’a fait, mais c’est qu’elle beugle qu’elle tapinait pas. Elle dit que son mari est préposé au ministère des Finances, et qu’elle faisait seulement ses courses dans le quartier.

— Elle était dans la rue ?

— Ben oui, monsieur.

— Alors, c’est une marcheuse. Envoie-la à Saint-Lazare, ça la calmera.

— Mais si elle dit vrai ? s’inquiéta le subalterne.

— Dans ce cas, je réglerai le problème avec le mari éploré. Je suis sûr qu’il ne voudra pas que le séjour en prison de sa bourgeoise d’épouse soit connu dans son quartier. Erreur ou pas, les rumeurs vont vite.

L’agent obtempéra, sous le regard goguenard de Lepois. Ce genre « d’erreur » n’était pas rare : quand les mœurs raflaient, ils récupéraient tout ce qui portait des jupons, jeune ou vieille, prostituée ou non. On triait plus tard.

— Qu’est-ce qui te fait sourire ? cracha Déroulère. Un commentaire ?

L’expression du commissaire marqua le point final de la phase douceur de l’entretien. Tant pis pour la délicatesse, Lepois allait lui rentrer dans les tripes.

— Ho non, rien. Rien du tout. Je me demandais juste combien de temps ce petit gars allait rester dans ces murs. Chez vous, la durée de vie, avant d’être viré, c’est quoi ? Deux ? Trois ans ? D’ailleurs, t’es en place depuis combien de temps ? Bientôt cinq ans, c’est bien ça ? Comment t’as fait ton compte, Déroulère ? Des amis hauts gradés, peut-être, dont t’aurais goûté le braquemart ?

De réguliers scandales secouaient les mœurs, à l’origine d’épurations massives de ses effectifs. Avant que de nouveaux mistringues ne prennent le relais et recommencent les mêmes manœuvres. Quant aux goûts de Déroulère, c’était un coup bas, il devait l’avouer. Mais plus personne n’ignorait sa fréquentation des lieux dits « pour hommes » de la capitale.

— À quoi tu joues, sombre imbécile ? éructa le commissaire. Tu es venu me demander un service, et tu m’insultes ? Je ne te savais pas aussi stupide, Lepois.

Je me suis peut-être dévoilé un peu vite, sur ce coup-là, se sermonna le policier.

Mais il n’avait jamais voulu négocier avec ce fumier. Autant vendre son âme à la Gorge. Il souhaitait seulement que le flic y croie, échafaude des plans, s’imagine des avantages à lui extorquer. Et là, il pourrait le cueillir. Bon, il n’avait tenu que cinq minutes avant de ruer dans les brancards, mais c’était déjà pas si mal.

Lepois déplia une feuille de papier qu’il déposa bien en évidence devant son interlocuteur.

— Tu vois, tous ces noms, Déroulère ? C’est la liste des filles disparues depuis que t’as pris tes fonctions à la tête des mœurs. Elle est plutôt longue, comme tu peux le constater. Et pour chacune d’elle, j’ai une demi-douzaine de témoignages qui pourront attester que tu as trempé dedans. D’un claquement de doigts, c’en est fini de ta carrière, mon bon ami. Et je ne pense pas qu’il soit judicieux pour toi de te retrouver seul, sans protection, dans les rues de Paris.

La disparition de prostituées n’était un secret pour personne. Revente à des clients exigeants, transport dans les colonies d’Afrique ou d’Asie où les Européennes valaient leur poids en or, ou parfois même participation à des soirées occultes et sauvages, les rumeurs circulaient de bordels en maisons. Beaucoup soupçonnaient les mœurs de tremper dans ce trafic, mais personne n’était encore parvenu à remonter leur piste.

Lepois avait patiemment complété ce document pendant des années. Il savait qu’il aurait un jour besoin d’une arme puissante pour s’opposer à ces brigands en uniforme. Ce jour était venu, même s’il s’était attendu à une autre cause, à l’époque. Fusil à un coup face à la charge d’un éléphant. S’agissait de pas se rater.

Le commissaire perdit de sa superbe. Ses épaules s’affaissèrent tandis qu’il parcourait le document. Ses yeux volaient d’un nom à l’autre, s’arrêtaient un instant pour repartir aussitôt, effrayés. Il se redressa avec peine, darda sur son collègue un regard plein de hargne.

— Ce sont que des chiures, tout ça ! grogna-t-il. Tu n’as rien. Tu ne peux rien avoir.

— On joue ? ironisa Lepois.

Déroulère frémit. Le ton de l’inspecteur ne laissait place à aucun doute.

— Je pourrais te tuer ici même, brûler ce torchon.

— Et la liste se retrouvera dans le bureau du préfet dans l’heure. Tu me prends pour un pigeon ? Il y a des copies de ce bijou aux quatre coins de Paris, toutes en lieux sûrs.

Un instant, il craignit que son collègue ne lui sautât dessus, malgré sa mise en garde. Il se tint aux aguets, muscles bandés, prêt à parer une attaque. Mais Déroulère céda, serrant les mâchoires.

Tu m’as fait peur, un moment, sale con.

— T’as gagné, lâcha le commissaire. Mais regarde toujours derrière toi, on sait jamais. Va aux archives donner le nom de ta pute, on te montrera son dossier.

L’inspecteur sentit un poids libérer sa poitrine. Il respira à nouveau, s’apercevant qu’il était resté en apnée toutes ces dernières secondes.

— C’est agréable de collaborer, hein ? pérora Lepois, soulagé. On devrait s’amuser à ça plus souvent, non ?

— Arrêt de te foutre de ma gueule !

— J’oserais pas.

À lui de savourer cet instant. Déroulère se trouvait à terre, et bon Dieu, après Marin, ce que ça faisait du bien !

— Donne-moi tes copies, grinça le commissaire, livide.

— Tu les auras.

— Quand ?

Lepois fixa longuement le policier. Un large sourire se dessina sur ses lèvres.

— Mais tu as ma parole, allons, mon cher.

Sans attendre, l’inspecteur quitta le commissaire qui, de rage, balança à travers la pièce le livre onéreux qu’il avait fait mine de parcourir à son arrivée.