Chapitre 4
Lepois détestait le quartier Russe. Essentiellement parce qu’il n’avait jamais réussi à comprendre ces Slaves, repliés sur eux-mêmes, toujours prêts à fomenter une révolution ou des émeutes pour retrouver leur grandeur d’antan. Leur Tsar n’était qu’un prince fantoche, qui ne contrôlait plus que son palais de Saint Petersbourg. Le reste était administré par le gouverneur de Russie, domicilié au Kremlin, à Moscou, réel centre du pouvoir. Mais ces expatriés rêvaient tous de leur passé glorieux, des steppes désertiques, des hivers glacés, et de ce folklore désuet que le policier ne parvenait pas à saisir. Après tout, c’était la faute de feu leur Alexandre : s’il ne s’était pas pris une déculottée mémorable en franchissant la Bérézina, ils n’en seraient pas là, aujourd’hui, ses braves sujets.
Au-delà de ces dangereuses chimères, l’inspecteur n’était jamais parvenu à conclure la moindre affaire avec aucun de ces cosaques, et ça, ça le foutait en rogne. Pour eux, tout ce qui ne leur ressemblait pas était suspect et méritait un coup de couteau dans la bidoche avant la moindre discussion. Difficile d’établir des relations constructives, après ça.
Il planquait devant un café depuis des heures, un rade dont il ne parvenait même pas à comprendre le nom, écrit en caractères cyrilliques. « Vive l’empereur » ? « À mort le souffreteux » ? Impossible de le dire.
Il plissait les yeux à chaque nouvel entrant, essayait de chercher qui pouvait avoir une tête de Piotr. Mais pour un Parisien comme lui, tout ce qui se trouvait à l’est du Dniepr possédait une tête de Piotr. Ou de Natacha, pour les fendues. Les types s’engouffraient dans l’établissement, en ressortaient un peu plus tard, ivres et titubant sur la chaussée. Ils chantaient, beuglaient, hurlaient, comme n’importe quels pochards, pour le coup.
Au bout d’une heure d’attente inutile, l’évidence : Il allait devoir entrer. Pas de gros bras devant la porte, toujours ça de gagné. Il quitta sa cachette, traversa la rue et tenta de récupérer son courage resté à la traîne derrière lui : c’était jamais bon de se pointer sans invitation dans un gourbi de cosaques.
Les conversations ne s’arrêtèrent même pas, à son entrée. Il en aurait presque été déçu. Question de principe, quoi. Un inconnu qui rentre dans un troquet devait imposer un silence hostile à son arrivée. Vraiment pas foutus comme les autres, ces sagouins !
Le policier se fraya un chemin au milieu des habitués. De la viande saoule qui, bien sûr, parlait une langue dont il ne comprenait pas une miette. Ça buvait à la chaîne, ça s’engueulait pour un rien, et ça s’effondrait sur le plancher poussiéreux pour une petite sieste réparatrice. Lepois enjamba deux de ces cadavres avinés, évita de justesse un immense barbu projeté trois mètres plus loin par un de ses camarades. Pour le coup, on se trouvait comme dans n’importe quel estaminet de l’empire. Il persistait des classiques invariables, malgré les diversités ethniques.
Lepois s’approcha du comptoir. Derrière le zinc, un chauve aux larges moustaches l’observait du coin de l’œil. Il portait à la poitrine, fixée sur son tablier usé, une demi-douzaine de médailles, décorations reçues lors des campagnes pour l’empire, comme en attestait un vieil uniforme de hussard accroché au mur.
— Piotr est là ? entama le policier d’un ton faussement assuré.
Il avait opté pour une entrée en matière naturelle, celle du brave type à la recherche d’une connaissance. Hors de question de jouer au cogne, ici. Et surtout ne pas montrer d’hésitation. Jamais. Il y avait assez de lames et de pistolets dans cette pièce pour le faire trépasser une bonne trentaine de fois, autant ne pas les inciter à les sortir de leurs étuis.
Le tenancier toisa l’inconnu, regard sombre et suspicieux.
— Y’a pas de Piotr ici.
Son accent marqué donnait le sentiment de se retrouver dans un taudis à boire de la vodka quelque part aux abords de la Moskova. Lepois eut soudain l’impression de sentir une bise gelée lui souffler entre les pattes. L’inspecteur aurait presque ri de la réponse du loufiat. Pas de Piotr ? Dans un café russe ? En voilà une bonne.
— J’ai un message pour Piotr, s’obstina-t-il. Piotr Iermolov. Il loge au premier étage.
— Connais pas, j’te dis.
Derrière lui, un mouvement, l’inspecteur le sentit. Plusieurs hommes s’approchaient discrètement – ou presque – de leur duo. Ça va encore cogner, cette histoire… Il devait accélérer les choses, s’il voulait pas finir recyclé en caviar.
— Écoute, monsieur le causeur, j’ai traversé Paris pour lui délivrer un message, je vais pas repartir sans l’avoir vu.
— Dégage de mon café, l’argousin ! tonna le moustachu. Dégage avant d’avoir de plus gros problèmes.
Merde. Déjà repéré ? Il y avait de quoi être vexé ! Il ne restait plus à Lepois qu’à passer au plan B. L’ennui, c’était que le plan B ne jouait pas dans la finesse… et qu’il n’existait pas de plan C, au cas où.
— T’as l’œil, mon gars, siffla-t-il, sourire en coin. Et moi qui croyais être un as du déguisement. Maintenant qu’on a fini notre petit numéro, tu vas me dire où est Piotr, et j’éviterai d’envoyer les collègues fouiller dans ton arrière-salle.
— Va te faire foutre ! tonna le chauve. Les flics, ici, on les cuit à la broche.
Ce qui probablement se trouvait assez proche de la réalité.
— Mauvaise réponse, grimaça le policier.
Il porta la main à sa ceinture pour s’emparer de son arme. Une poigne de fer lui enserra les doigts dans un étau, tandis que deux brutes se jetaient sur lui, l’immobilisant comme s’il n’était qu’un gamin sans force. Un autre malfrat sortit une arme qu’il pointa sur sa nuque, un dernier retirait son propre revolver de son étui. Ça sentait le sapin, d’un seul coup.
— D’accord, d’accord, les amis, bafouilla-t-il, le visage écrasé contre le zinc, les bras collés dans le dos.
Ces fumiers allaient le péter en deux, comme une brindille.
Les vapeurs d’alcool du comptoir et les restes de vomis fossilisés montèrent à l’assaut de ses narines. Les épaules en feu, il revisionnait la scène. Il s’était attendu à une certaine résistance, bien sûr, mais pas à ce fiasco total. Il ne le sentait pas, de toute façon, ce plan B. Et puis, il avait toujours détesté ce quartier.
— On va se détendre, si vous voulez bien, poursuivit le policier, jouant ses dernières cartes. La tournée est pour moi. Au nom du Tsar… heu… Machinlov, et de toutes les archiduchesses.
Un violent coup de poing dans les côtes accueillit son toast. Aucun sens de la civilité, ces Russes. S’il avait encore pu respirer, il aurait essayé de protester devant tant d’indélicatesse.
— Tu viens chez nous et tu te moques de notre patrie, le cogne ? tonna un des acolytes.
— Pas du tout, bredouilla Lepois. C’est un hommage, en fait…
Nouveau choc. Même endroit. Double couche, comme l’Assommoir, tiens.
— Votre Bonaparte a tué notre Alexandre, imbécile de Français ! T’as pas d’hommage à nous rendre ! Et n’évoque pas notre Tsar bien aimé, tu mérites pas.
Effectivement. Un peu plus d’attention en cours d’histoire lui aurait peut-être permis d’échapper à la correction numéro deux. Sa poitrine lui faisait souffrir le martyre et ses jambes flageolantes ne le supportaient déjà plus. La soirée promettait de se montrer agitée. Et pas moyen, comme les autres poivrots, de s’adonner à une sieste réparatrice avant de la poursuivre.
— Ça suffit ! tonna une voix, quelque part dans son dos. On n’a pas besoin du cadavre d’un flic sur les pattes en ce moment !
Bonne idée, ça. Très très bonne idée.
L’effet magique de l’autorité libéra aussitôt l’inspecteur de la presse qui lui déboîtait les articulations. Il se redressa, frotta ses poignets. Ils n’étaient pas forcément douloureux, mais c’était ce qu’il convenait toujours de faire, en pareille situation.
Lepois se retourna pour remercier son sauveur, sourire crispé sur le visage. Un jeune homme, d’une trentaine d’années, se tenait devant lui, entouré d’une petite armée. Une longue chevelure brune et bouclée encadrait ses traits réguliers. Mais de ça, l’inspecteur en avait rien à foutre. Parce que ce qui lui explosait les rétines, c’était cette hideuse cicatrice, boursouflée, qui barrait son visage, de l’œil gauche jusqu’au coin opposé de la bouche.
La vache de vache de vache de merde ! Le balafré !
Exactement le même genre de type décrit par le médecin de Saint-Lazare, le gars qui lui avait graissé la patte pour qu’il n’ébruite pas la virginité d’Olga ! Soit il avait touché le gros lot, soit il se trouvait face à la plus bonne grosse blague du hasard. Mais deux couturés dans la même histoire, comme deux Russes, ça faisait beaucoup pour un coup de Dame Fortune.
Il possédait enfin une carte en main. Avec un peu de chance, il ressortirait vivant de ce merdier.
— Pour qui tu te prends, l’inspecteur, cingla l’inconnu, pour venir fouiner par ici ? T’aurais pas pu rester dans ton quartier plutôt que de te ramener chez nous la bouche en cœur ?
De mieux en mieux. Ce gaillard semblait bien renseigné sur son cas. Lepois se redressa, se retenant de grimacer quand côtes et rein le rappelèrent à l’ordre. Il ne lui restait plus qu’à se lancer. Pour la gloire de la police et de… enfin… pour la gloire, quoi.
— Piotr, je suppose ?
L’autre ne sourcilla pas.
— Possible, si tu as quelque chose pour moi…
Merveille des merveilles ! Il avait trouvé son homme. Et pour une fois, il parvenait à relier deux fils dans cette foutue pelote de sac de nœuds qu’il triturait depuis des semaines. Piotr, le balafré, Olga. Merci, Dieu des flics !
— Voilà qui est parfait, triompha le policier. J’ai un mot, pour toi, l’ami : Olga.
L’homme tressaillit, pâlit en un instant. Autour d’eux, le groupe se resserra, encore plus hostile. Finalement, Lepois avait peut-être un plan C…
Le Russe recula d’un pas, soutenu par un de ses comparses. Ses yeux s’étrécirent, il reprit contenance au bout de quelques secondes. La grogne montait, chez les buveurs de vodka.
— Ne prononce pas ce nom, le cogne ! Tu n’en as pas le droit.
— D’accord, d’accord, je comprends, rétorqua Lepois, conscient qu’il ne devait pas pousser le bouchon trop loin.
— Tu cours après un fantôme. Un fantôme auquel je tenais et que tu vas maintenant laisser tranquille. Ce ne sont plus tes affaires, on va se charger de sa mémoire.
— Attends, l’ami, attends. Je ne suis pas contre une sympathique vendetta de temps en temps, je m’y suis déjà laissé allé à deux ou trois reprises, mais là, est-ce qu’on ne pourrait pas…
La meute se rapprocha dangereusement. Ces armoires à glace lui faisaient penser à des chiens de combat prêts à lui arracher des bouts de viande. Ou plutôt, à des ours de Sibérie, histoire de donner dans la couleur locale.
Le dénommé Piotr s’avança vers Lepois, accompagnant le mouvement de ses camarades.
— Je… t’ai dit… de la laisser… tranquille !
Chaque syllabe claqua comme autant de coups de fouet. Un fouet empli de haine, de tristesse, et de colère. Peut-être qu’il avait un peu trop secoué le balafré, sur ce coup… L’autre le fixait de son œil borgne. Le policier y devinait un volcan sur le point d’exploser.
Le Russe serra le poing.
Rideau.
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