Chapitre 13
Lepois boitait, à la recherche d’un abri où il aurait pu rassembler ses esprits et se reposer. Une seule obsession, pour le moment : s’éloigner le plus vite possible de l’embuscade, ne pas se faire attraper par la milice ou rejoindre par d’éventuels assaillants survivants. Piotr mort, il perdait un lien précieux avec le réseau. Son seul lien, en réalité, en dehors du nom et de l’adresse de ce mystérieux contact, Alexandr.
Il obliqua dans une ruelle, emprunta une étroite allée entre deux hauts bâtiments. Plusieurs passants, déjà, lui avaient jeté des regards suspicieux et il valait mieux ne pas attirer l’attention. Impossible, de toute façon, de donner le change, dans cet état : ses vêtements déchirés, couverts de poussière et tachés de sang lui donnaient l’allure d’un homme… d’un homme qui venait tout juste d’échapper à la mort. Pas le meilleur déguisement, dans le Quartier Protégé. Tout particulièrement avec cette colonne de fumée noire qui s’élevait dans le ciel et les cadavres éparpillés tout autour de la carcasse de son ancien véhicule.
Dans un autre secteur de la capitale, il se serait glissé dans une arrière-cour, aurait dérobé des vêtements mis à sécher et trouvé un puits où se débarbouiller. Mais rien de tout cela, par ici : les arrière-cours étaient des parcs et des jardins, et les puits, des fontaines au milieu de places publiques. Il aurait pu se résoudre à détrousser un passant, lui dérober ses effets et procéder à ses ablutions sous le regard scandalisé des mères de famille et des nourrices. Tentant, mais peu raisonnable.
Il glissa sa main dans une poche de son pardessus, dénicha une belle poignée de billets froissés. Toujours garder un peu de papier sur soi. Pour les imprévus. Restait désormais à trouver où les dépenser… Une adresse vint à l’esprit du policier. Peut-être sa seule chance.
Le petit homme rondouillard, au sourire jovial malgré des traits usés par les années, l’observait depuis cinq bonnes minutes. Il lui tournait autour, touchait le tissu de son manteau ou de sa chemise avec une grimace de dégout, reculait pour mieux embrasser le désastreux spectacle d’un coup d’œil.
— Comment parvenir à autant faire souffrir des vêtements ? s’exclama-t-il d’une voix dépitée. Et plus que tout, comment oser porter pareils vêtements ?
Lepois encaissa. Après tout, c’est lui qui était venu le trouver : Balas lui avait parlé de son tailleur, dans le Quartier Protégé. Il l’avait décrit comme un homme fiable, serviable, et qui ne cracherait jamais contre un peu de monnaie. Il n’en fallut pas plus au policier pour qu’il prenne la route de l’échoppe de ce bon samaritain et se retrouve ainsi inspecté par le dénommé Harold aux doigts de fée, selon l’appellation du légiste. Quant à savoir ce qu’il pouvait réellement fabriquer avec ses arpes, celui-là, il ne voulait pas le savoir. Déjà qu’il le tâtait un peu trop à son goût… Mais au moins, l’artisan ne lui avait pas posé de question et se contentait de le jauger de son air dépité.
Le policier s’observa dans la glace. Pas joli, évidemment. Pire même que ce qu’il craignait. Il détailla ce qui lui restait de frusques… L’autre n’avait pas tort : il avait de tout temps préféré le pratique au seyant, aux antipodes des blancs-becs se pavanant sur les boulevards ou des souteneurs qui pensaient ériger leur mauvais gout en art suprême.
Harold soupira, se dirigea vers l’établi qui trônait au milieu de son atelier, glissa dans un tiroir les deux billets de cinquante francs laissés là par Lepois afin de s’assurer de la discrétion de son hôte et revint, armé d’un mètre ruban, d’une toise et d’une pelote d’épingles. L’expert venait d’accepter une mission, sainte parmi les saintes : ramener dans le monde du bon goût une cause perdue.
— En temps normal, il m’aurait fallu quinze jours pour préparer votre costume. Mais il est hors de question de vous laisser ressortir de chez moi ainsi attifé… je tiens à ma réputation, voyez-vous.
Un véhicule d’homme du feu passa en trombe devant la vitrine, suivi de près par un fourgon de la milice.
— Et puis, reprit-il dans un sourire… vous me semblez pressé.
— Faites comme vous voulez, grommela Lepois… mais faites vite.
— Déshabillez-vous, ordonna l’artisan.
— Pardon ?
— Voyons, monsieur… voulez-vous que je passe mes vêtements par-dessus vos… vos… affaires ? Autant mélanger un somptueux nectar à de la piquette de taverne. Tout en serait gâché et irrémédiablement irrécupérable. Vous avez un paravent, par là-bas.
— C’est trop aimable…
Le policier se dirigea vers l’abri de fortune, retira ses habits qui disparurent aussi vite qu’il les déposait sur une table basse attenante, retirés par une main féminine. Il garda près de lui ses papiers et son revolver, un pincement au cœur en retirant l’étui vide de son arme de cheville.
— Camille, ordonna Harold d’une voix autoritaire. Ramenez un broc d’eau à notre cher client et une serviette, qu’il se décrasse un peu. Ah, et, brûlez-moi donc ces torchons, par la même occasion.
— Les bruler, maître ? s’enquit la servante, hésitante.
— Vous voudriez les donner à un mendiant, peut-être ? Que l’on dise partout que je refourgue ma marchandise aux nécessiteux ? Et quelle marchandise, de surcroit ! Non, brulez tout.
— Bien, maître. C’est juste que…
— Que rien du tout ! la coupa le petit homme. Et je suis persuadé que notre client approuvera de ne pas voir ses effets circuler librement dans les environs.
En sous-vêtements, chaussettes remontées jusqu’aux mollets, Lepois dû admettre la finesse du tailleur. À croire qu’il ne rendait pas ce genre de service pour la première fois : les flammes détruiraient toute trace de sa présence sur les lieux de l’embuscade. Toujours ça en moins à gérer.
La dénommée Camille, grande blonde au nez retroussé et au sourire espiègle vint lui apporter de quoi se récurer, non sans profiter de l’occasion pour jeter un œil expert sur le policier à moitié nu. Il la chassa d’un revers de main, comme on le ferait d’une mouche sur un pot de miel, puis se débarbouilla du mieux possible, maudissant la situation.
Enfin convenablement présentable, l’inspecteur commençait à gentiment se les cailler, assis sur le petit tabouret mis à sa disposition, derrière son paravent. Au-delà du ridicule de la situation, l’heure tournait, et il n’avait aucune idée de l’état des lieux, au-dehors : la milice avait-elle fait boucler tout le Quartier Protégé ? Les cognes s’étaient-ils radinés ? À moins que l’on se soit empressé de classer l’incident, le faisant passer pour un simple carambolage ?
— Nous allons pouvoir commencer, maintenant que l’exécrable a disparu, s’enthousiasma maître Harold, interrompant Lepois dans le cours de ses pensées. Que souhaiteriez-vous, monsieur Bessière ?
Oui, oui, une fois de plus, il avait utilisé son identité secrète. Il finirait à un moment où à un autre par se faire démasquer, mais il jubilait tellement à l’idée d’imaginer les emmerdements qu’il semait derrière lui retomber sur cet imbécile d’inspecteur !
— Je m’en fous éperdument. Tant que c’est rapide et pratique.
— Je m’en serais douté.
Le tailleur fit passer par-dessus le panneau plusieurs vêtements.
— Tenez, essayez ceci, reprit-il, d’un ton désapprobateur.
— Vous vous foutez de moi ? s’exclama Lepois, à peine les effets enfilés. De quoi je vais avoir l’air, en redingote et plastron ?
— Pardonnez-moi, monsieur. J’ai pensé que ça compenserait, s’excusa l’artisan, ironique.
Le policier se retint, une fois de plus, de répliquer. Inutile de se mettre le rondouillard à dos, à moins de souhaiter sortir de là en tenue d’amant débusqué par un mari rentré trop tôt du travail.
— Eh bien voilà ! triompha-t-il finalement, après avoir essayé une nouvelle parure. On va peut-être me jeter des cailloux, dans mon quartier, mais je ne devrais pas trop dénoter, par ici.
— Si vous le dites, grimaça le tailleur.
Lepois sortit de son abri, rhabillé de pied en cap, pantalon, chemise, veste et manteau. On ne lui donnerait pas du « milord », mais au moins du « monsieur » à peu près convenable, dans cette tenue. C’était de toute façon mieux que ce qu’il portait une heure plus tôt. Il replaça son revolver, rangea ses papiers.
— Combien ? se contenta-t-il de demander.
— Mille deux cents francs, cher monsieur. Les retouches sont offertes par la maison.
— Combien ?? s’étrangla Lepois. Vous êtes fou ?
— Du tweed de première qualité et du pur cachemire, doublé de soie de Chine ! Et je vous fais un prix, puisque vous venez de la part de notre connaissance commune.
Quel fieffé escroc ! Ta camelote ne doit pas valoir plus de la moitié. Et encore.
— Alors donnez-moi quelque chose de plus simple, bon Dieu !
— Je ne fais que dans la qualité, s’offusqua à nouveau le tailleur. Mais vous pouvez toujours récupérer vos débris, si ma servante ne les a pas déjà détruits.
Le petit homme le fixait d’un air amusé. Scélérat ! Il prend plaisir, en plus ! Mais la loi de l’offre et de la demande s’avérait toujours imparable, Lepois le savait bien. Il n’eût d’autre choix que d’aligner les billets, laissant là ses derniers francs. Même plus de quoi se payer un café !
— Tenez ! gronda-t-il.
— Merci d’être venu dans notre maison, monsieur. Et n’hésitez pas à revenir, nous nous ferons une joie de vous recevoir.
Lepois quitta l’échoppe avant de faire avaler à ce camelot sa règle en bois. S’il pouvait éviter de semer encore plus de cadavres derrière lui…
L’inspecteur se fondit sans trop de peine dans la file de badauds occupés à gâcher leur oisiveté en se pavanant et dépenser leur argent en achats superflus. Il se sentait étriqué, dans ses vêtements : sa chemise le gênait aux épaules et l’entrejambe, mal ajustée, le brûlait déjà. Il s’était vraiment bien foutu de sa poire, cet escroc ! Il aurait deux mots à dire à Balas concernant ses contacts, à l’occasion…
Il hésita même un instant à retourner corriger ce nabot obséquieux. Alexandr, se força-t-il à se répéter, pour ne pas faillir à sa mission.
Au loin, la colonne de fumée avait disparu. Les premiers témoins interrogés avaient déjà dû parler des coups de feu échangés. Changer d’apparence n’avait finalement pas été une si grosse erreur, si la milice se décidait à mener une vraie enquête. Couteuse transformation, certes, humiliante également, mais pas forcément inutile. D’autant qu’il devait se présenter chez cette comtesse de T. et, ainsi habillé, il ne se ferait peut-être pas chasser à coups de bâtons dès son arrivée.
Restait maintenant à trouver son chemin. Totalement perdu, l’inspecteur se dirigea au jugé vers la rue de Longchamp. Aucun orgueil de mâle : juste la volonté de ne pas semer de nouveaux cailloux derrière lui en demandant sa route à des passants qui pourraient avoir la langue trop pendue. Il espérait d’ailleurs que ce satané tailleur, non content de l’avoir volé et accepté une rétribution pour prix de son silence, ne se décidât pas à le trahir et le balancer aux miliciens. Le tableau serait complet !
Inquiet, il pressa le pas, sans se soucier désormais de bousculer les badauds. Cette expédition puait depuis le début, et il avait hâte, une fois cet Alexandr rencontré, de retrouver son quartier, comme on chausserait de vieilles pantoufles, usées et rapiécées, mais tellement confortables.
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